Certaine fois je me dis que les images qui reviennent ne m’appartiennent pas. Pourquoi la mémoire choisit ce souvenir plutôt qu’un autre ? Pourquoi, cette mémoire efface-t-elle tant d’images ? Pour n’en garder que quelques unes. Comme les photos que vous prenez. Au moment où vous appuyez sur le déclencheur vous avez l’impression de fixer une chose inoubliable. Vingt quatre poses d’éternité. Puis, quand vous les avez devant vous, une fois développées, vous vous rendez compte qu’elles n’ont aucun intérêt. Vous rangez la pochette dans un tiroir. Et l’affaire est pliée. Je ne prends plus de photo depuis longtemps. Et surtout je ne veux être sur aucune photo. Sans doute mes souvenirs subissent-ils le même chemin. Pas de trace. Aucune. Je ne laisserai rien. Mon dernier souffle finira de m’aspirer. Une bulle de savon qui claque. Ploc ! Et puis, rien. Et c’est bien ainsi. Mes deux valises finiront chez Emmaüs ou dans une poubelle. Rien. Instantanément mes mots s’effaceront. Et s’effaceront le bien et le mal qu’on m’a fait, et le bien et le mal que j’ai fait. Rien. Pas de trace. Je n’ai pas le sens de l’humanité, ni le sentiment d’appartenir. Sans doute un reste d’orgueil. Car il en faut beaucoup pour vouloir n’être rien. Les groupes, la communauté, mes congénères, tout cela m’est étranger. Je les vois, bien sûr, mais comme derrière une glace. Je suis à coté. Non, en fait, je suis loin. Déjà loin. Il faut se mettre en route de bonne heure si l’on veut s’échapper. Je ne crois qu’en une seule chose : deux regards qui se fixent, s’absorbent et se reconnaissent dans l’instant où ils se captent. Et brusquement la neige du Kilimandjaro fond et se répand comme un déluge de miel tendre. Le reste, n’a aucun intérêt, comme les photos que vous rangez dans un tiroir pour les oublier. Deux regards, juste avant les deux peaux, juste avant les deux sangs.
Parfois, il y a des instants qui sortent de la chronologie du temps, comme une pierre qui affleure au milieu du torrent. Le courrant vient butter, mais il la submerge, la contourne dans un éclat d’écume. L’eau gargouille un peu, brille un peu dans le soleil et continue son chemin. Voilà, mes souvenirs sont ces pierres, sur lesquelles je m’appuis pour remonter le courant, et mon écriture c’est l’écume. Rien que de l’écume.
C’était, il y a longtemps. Le temps où je traversais l’Afrique. Où mon sac était trop lourd de trop d’illusions. Le temps où la fuite se nommait espérance. A dix-neuf ans on ne connaît pas le sens des mots. La compréhension n’arrive qu’avec les brûlures. Il faut d’abord pleurer pour que la parole s’éclaire un peu. A dix-neuf ans je n’avais pas encore assez pleuré. C’était, il y a longtemps. Pour survivre, je vendais des encyclopédies à des gens qui n’en avaient pas besoin. Le prix d’un livre inutile pouvait atteindre deux à trois mois de leurs salaires. Eux, les gens, les Africains, à qui l’on vendait ces livres, voulaient nous ressembler. Si seulement ils savaient ! Si seulement j’avais su ! Pendant trois semaines, nous ratissions une région. Trois semaines de brousse. Tout ce qui se trouvait à cinquante kilomètres d’Abidjan s’appelait la brousse. Là, nous étions au centre de la Cote d’Ivoire, au beau milieu de la forêt tropicale. En réalité dans les bourgades, les petites villes. Nous roulions sur des routes de latérite et nous nous arrêtions à chaque fois que nous repérions au moins deux maisons en dur. Trois semaines, c’est long et c’est court à la fois. Le samedi soir il fallait s’occuper, sortie de nos chambres non climatisées et des moustiquaires trouées. S’occuper et regagner une rive connue. Poser le voyage quelque part. Se dire qu’on n’est pas perdu au milieu d’un continent. Que la route empruntée, n’est pas un cul de sac. Qu’il y a une issue à la route, à la chaleur, à la moiteur, aux moustiques. Qu’il y a une issue à tout ça.
Les villes de brousses sont toutes identiques. La route les traverse, quelques routes ou chemins transversaux, quelques bâtiments administratifs avec leurs grands toits de tôle ondulée, un ou deux magasins où l’on trouve de tout, tenus généralement par des libanais, une ou deux pompes à essences, et disséminé quelques maisons protégées pas des murs bas et des jardins. A la périphérie, une ou deux entreprises, scierie, transport, construction et surtout les petites maisons des habitants. Des vrais. On leur a appris la ville en les laissant autour. On leur a appris les maisons en construisant des villas vides. Les villes de brousse sont toutes identiques, avec cette végétation qui envahie tout. Les herbes hautes. Là des bananiers, ou des manguiers, ici un flamboyant ou un fromager avec ses drôles de nervures à la naissance du tronc, comme des empennages d’avion. Elles sont toutes pareilles, ces villes, qui n’en sont pas. La même chaleur, la même boue après la pluie. Les gens les traverses, à pied ou en vélo. Ils sortent de nulle part, et vont vers nulle part. Ils traversent sans s’arrêter, chargés de toutes sortes de fardeaux, valises, ballots, bassines vides ou pleines, transistors, ils poussent, ils tirent, ils portent, ils dansent. Les villes de brousse possèdent toutes un lieu de rencontre où les blancs et le pouvoir local se côtoient. Ce sont souvent des bars, des hôtels. J’ai connu quelques un de ces endroits du monde. Le Yargla à Gao, sorte de caravansérail, où se mêlait les petits trafiquants de voitures, les marchands de moutons, les aventuriers du désert. Je me souviens aussi de ce bar sans nom, à Mopti. A coté du fleuve. Lieu d’alcool et de violence. De fumée et de filles sans nom.
Dans cette ville de brousse il y avait un bar comme cela. Un truc perdu pour des gens perdus. Lieu d’alcool, de tension brutale, de voix fortes. C’était le rendez-vous des forestiers. Ce sont des lieux où tout peut arriver, parce qu’au fond du verre il y a l’espoir, parce qu’au bout du verre il y a le rêve. A ces comptoirs s’accoudaient toutes les culpabilités du monde, toutes les lâchetés, toutes les fuites, tous les remords, tous les regrets. Et les grands ventilateurs brassaient la puanteur, la sueur, la poisseur. Et les grands ventilateurs faisaient flotter les jupes courtes des filles offertes. Des filles offertes aux yeux brûlés. Des filles brûlées aux yeux offerts, aux corps vendus. Rires forcés par les liasses de billets. Filles offertes aux mâles qui puent le mal.
C’était le rendez-vous des forestiers. Quand je suis rentré à l’intérieur il y avait déjà du monde, du bruit. Le ventilateur brassait. La patronne trônait derrière son bar. Patronne, matrone, sur le retour, avec son accent marseillais, avec son maquillage dégoulinant. Il faisait déjà nuit. La nuit tombe vite en forêt, dans ses villes de brousse. Samedi soir forestiers. Il faut les avoir vu. Dans leurs ivresses frelatées. Je ne sais pas s’ils existent encore comme cela. Ils étaient une race d’hommes à eux tous seuls. Une race sans dieux. Ils vivaient, la plus part du temps, au milieu de la forêt, dans des campements de fortune. Ils passaient leur vie à chercher les essences rares, à les repérer, à les marquer. Ils arpentaient le monstre grouillant de la forêt en quête d’une folie ou d’un oubli. Accompagnés de quelques porteurs, sur lesquels ils avaient pouvoir de vie et de haine, ils saignaient, mesuraient, comptaient, durant des mois. Sans arrêt. Qu’y a-t-il au bout de la forêt ? Encore la forêt. La forêt n’est pas propice aux rêves. Car elle est là. Si forte, si présente. La forêt ne permet pas de réfléchir, d’imaginer. Y être c’est déjà vouloir en sortir. Les forestiers gagnaient gros. Le prix d’un voyage impossible. Alors quand ils revenaient dans un port, même un port de brousse, ils arrachaient avec les dents leur sueur et leur suaire, ils se jetaient dans l’ivresse comme pour embrasser l’horizon. En un soir il fallait assez de démesure pour effacer tant de jours de forêt obscure. Effacer en un soir la détresse de six mois. Retrouver en une heure l’illusion d’une dignité. L’illusion d’une indignité. La forêt épuise, ronge. Ronge à l’intérieur. Elle vous mange du dedans. Elle vous avale la bouche et les mots qui vont avec, elle vous gratte les yeux, vous fait pourrir la peau. Elle vous suce le sang, les sucs, l’envie, le désir. Elle vous prend le ciel et les étoiles et votre âme en supplément, elle s’accroche à votre peur et ne vous lâche plus. Alors l’ivresse, comme profusion, comme salut, comme résurrection. Ivresse frelatée, faite de mauvaise bière, trop chaude, bues trop vite. Ne plus penser à l’humidité, à l’oxygène qui manque toujours, aux insectes extravagants, aux rampants insensés, aux cris des singes, à tous ces bruits inconnus, à la folie qui monte, à la solitude qui bouffe vos entrailles et qui vous colle la cervelle aux parois de vos manques. Alors l’ivresse comme les seins de la mère, comme les premiers abandons, comme une île qui vous sauve du naufrage. On les reconnaissait bien, les forestiers du samedi soir. Rasage, lotion bon marché, et les mains écorchées, et le visage mutilé par les absences, et cet éclat dans l’œil qui regardait les fesses des filles de la patronnes.
Drôle de lieux, drôle d’hommes. Drôle de samedi.
Elle est entrée avec un homme. Ils connaissaient bien l’endroit. Ils avaient leurs habitudes, leurs connaissances, leurs tutoiements. Elle a embrassé la matrone, et a suivi son mari, sous le grand ventilateur. Elle était blonde. Vêtue de blanc. Un pantalon de toile blanche et un chemisier, plutôt une chemise d’homme. Sa peau dorée sous le blanc, et sous l’or qui pendait à son cou, à ses poignets. Peut être quarante ans. Peut-être moins. Une beauté évidente et sûre. Mince, avec des gestes gracieux. Elle paraissait étrange dans ce lieu du bout du monde. Je l’ai vu entrer et je l’ai trouvé belle. Infiniment belle. Infiniment blanche. Infiniment désespérée. Dans ses yeux bleus, dans sa blondeur ondoyante sous le grand ventilateur.
La nuit n’en finissait pas de s’effondrer sur elle-même. Son homme était parti rejoindre les forestiers, leurs voix fortes, leur ivresse, et les filles aux jupes trop courtes. Elle restai là, seule, infiniment seule, et blanche, et triste, et patiente, et seule, et triste. Posée au milieu de l’Afrique, au bout de cette route perdue. Un voile sur les yeux, et le regard au loin de sa vie.
Moi, je la regardais, elle était comme une apparition, comme un songe. L’espace d’un instant elle devint l’unique.
C’est elle, qui est venue s’asseoir à ma table. Il était tard. Elle a posé son whisky sur ma table. Elle connaissait tout le monde ici. Moi, j’étais une tête nouvelle. On a parlé. Je lui ai dis, ma jeunesse, mon voyage, le désert. Et elle m’a raconté, l’ennui, la chaleur étouffante, l’ennui et l’amour qui s’en va. Un mari qui l’oubli, une maison trop grande. Des aventures rapides, imparfaites, elle m’a dit le poids des silences, des regards, et l’ennui, toujours l’ennui. Elle était belle dans ses mots, dans son ennui, elle était belle dans cette nuit d’Afrique. Dans l’air brassé par le grand ventilateur. Elle parlait d’une voix douce, quand on est au bout du monde, on ne peut aller plus loin, mais surtout on ne peut plus revenir. Alors on reste. On reste dans l’ennui. Avec un verre ou deux de whisky. Parfois quelques bras de passages, quelques peaux nouvelles, quelques rêves de mendiante ou de princesse. Elle disait des mots perdus, à quoi ça sert d’être belle ici, à quoi ça sert l’argent gagné ici.
On est sorti pour faire quelques pas. Dehors la nuit africaine. Cette touffeur qui vous rentre par les narines. Et le silence maintenant. Elle m’a pris le bras, elle avait toujours son verre avec elle. Et on a marché. Lentement. Elle m’a raconté ses rêves de petite fille, et l’Afrique qu’elle avait rêvé. Elle voulait Daktari et se retrouvait dans le Salaire de la peur. Elle s’appelait Catherine. Et l’on marchait lentement. Son bras pesait sur mon bras. C’est elle qui m’a embrassé. Une seule fois. Un baiser long, qui avait goût de whisky, et de solitude amère. Elle sentait bon et sa langue avait la force de tous ses désespoirs. Mon cœur battait. Et si se baiser durait toute la vie. Et s’il ne s’arrêtait pas. Et si l’on continuait jusqu’à la fin de la nuit, jusqu’au jour, et même après le jour. Qu’est-ce qu’il y a après le jour et la nuit, Catherine ? Qu’est-ce qu’il y a après ce baiser, Catherine ? A près ? Elle a pleuré. Un peu.
Je ne crois qu’en une seule chose : deux regards qui se fixent, s’absorbent et se reconnaissent dans l’instant où ils se captent. Et brusquement la neige du Kilimandjaro fond et se répand comme un déluge de miel tendre.
J’ai cette fin de nuit en moi depuis toujours. Le regard plein de larmes de Catherine. Son baiser, qui m’a plus appris sur la vie que tous les longs discours.
Je suis de ce baiser qui se lève comme un aurore et de cette tristesse qui hante les forêts, je suis de ces lieux perdus. Ce n’est pas triste, perdu. C’est simplement perdu.
Franck.