Car c'est une marche silencieuse. Qui vient de plus loin que nous. Comme une traversée de désert. Le désert de la langue. Avec le sable des mots. Toujours le même sable, toujours les mêmes mots. C'est à la fois lancinant, mais tellement nécessaire. Ecrire c'est rejoindre. Unir à nouveau. Mais on ne sait pas quoi, on ne sait pas qui.
Toujours rejoindre. D'abord une musique. Comme si elle seule pouvait être la source. Et c'est épuisant puisque c'est un désert. Sans secours. Et la mort au bout. Au bout, qui donne l'urgence. La véhémence du mot. Un mot presque plus vivant que vous. Qui est là, qui s'impose. Nu, cru, presque indécent dans son évidence rugueuse.
C'est une marche silencieuse vers quelque chose qu'on pourrait appeler " absolu ", parce qu'on ne sait pas le définir autrement. Alors on dit : absolu. Comme amour. On dit amour, parce qu'on ne sait pas dire autre chose… On récupère le mot, on se l'approprie par lassitude, par dépit, par facilité. Par pauvreté.
« Tu m'aime ? »
« Oui, je t'aime. »
Et tout est dit. On peut, ne plus se parler, ne plus se regarder durant des siècles.
Ecrire, c'est partir à la recherche de ce mot. A sa conquête. Et pour cela on choisit le désert. Car nos batailles ne sont d’aucune guerre. Et conquérir un mot n'est pas simple. Il ne suffit pas de le dire pour qu'il vous appartienne, pour qu'il habite votre langue. Parfois il ne vous appartient jamais. Il vous fuit, comme l'amour. Comme le soleil ou la nuit. Et c’est une désolation. Certaine fleurs ne poussent pas sur certaines terres.
Alors on part à sa conquête.
D'abord une musique. Entrer dans sa musique. Retrouver sa lancée, retrouver la trace qu’il laisse dans l’air, retrouver la première respiration, celle du vent sur la mer, retrouver le premier mouvement, celui de la mer qui berce. Longue marche berçante. Balançante. Comme si seul l'infini de la mer pouvait répondre à cet absolu si nécessaire.
Retrouver l'eau des mots, dans le vague de la vague des mots. L'eau des mots, qui cherche l'amour, au-delà de la mort. Mourir comme cette marche harassante dans un désert toujours plus grand, toujours plus vain. Et se perdre mille fois dans les reflets des mirages tremblant.
Le mot vous appartient le jour où vous n'avait plus à le prononcer, comme l'amour qui n'est plus à dire le jour où
l’amoureuse pose son souffle sur vos lèvres.
Souvent, plus on dit les mots plus on s'éloigne d'eux. Et c'est terrible. On les use avant qu’ils n’aient le temps de fleurir. Comme la marche dans les sables de la langue, celle qui nous fait tourner en rond. Sur nous-mêmes. A cause de nos égo boiteux, de nos âmes boiteuses.
D'abord une musique. Une musique qui vient des chairs, de l’intérieur des chairs. Car les mots ne naissent pas dans nos têtes, ils doivent venir de la chair. Comme l'amour. Comme la musique qui l'appelle. L'amour, ou la mort. L’amour et la mort. Dans les chairs. La musique des chairs, les sons du sang.
Et nos chairs sont menteuses parce qu'elles ont faim.
C'est pour cela que c'est impossible d'écrire.
Hormis, cette marche, hormis le balancement de la mer. Il y a toujours un sens qui s'accroche à la chair, à la parole, aux mots. Et le sens doit venir du son, de la musique. Il faut qu'il s'enroule avec lenteur, dans la musique et le son. Le sens vient après. Pas toujours. Mais toujours après. Il est un couronnement, une apothéose, fragile comme une aurore.
Comme une épiphanie.
Aveugle et sourd, je suis perdu, et j'appelle. En vain. Toujours. Et je recommence. La même phrase. Usant encore un peu plus la semelle de mes mots. La chair de ma chair. Jamais assez de musique, jamais assez de son. Comme l'amour. Qui est d'abord une musique, et qui devient chant, le chant d'une source au milieu des sables. Qui devient prière.
Puis souffle.
Puis rien. L'infini du rien. L'absolu du rien.
Alors je vais seul, mais innombrable.
Au départ on marche. C'est une promenade. Après le chemin n'a plus de contour. On n'est pas Alice, mais on traverse quelque chose. On ne sait pas si c'est un miroir. Mais il y est question de lumière. On marche et ce n'est plus une promenade. C'est une déraison.
Au départ on est loin, on est dans l'inaccessible du temps et de l'espace. Mais les enfants savent d'instinct traverser les impossibles. Les âmes brûlées aussi. Au départ on est loin, chacun dans sa parole, dans la maison de ses mots, au plus près de l'hémorragie qui épuise nos jours et nos heures. On est chacun sur l'horizon de sa propre langue, chacun à un bout de l'arc-en-ciel, chacun dans sa couleur.
On est loin, séparé par le ciel, et par cette arche irisée. Une aube trop loin.
Au départ on est isolé, mais les incantations se répondent, parce que les murmures s'opposent au vacarme du monde et parce que les cris révèlent les silences. Au départ on est loin, mais peu à peu les portes du ciel s'entrouvrent. Pour agrandir l'espace, juste entre la chair est l'os. Juste entre fracas et prières.
Alors sur le chemin on croise son ombre à elle. Ce n'est plus la réalité, ce n'est pas le rêve non plus. Brusquement on sait que tout peut arriver : le pire, le meilleur...le définitif. L’iirévocable.
Maintenant vous être deux ombres, dans la tempête d'un chemin perdu. Au départ vous êtes dans la distance la plus grande. Deux enfants. Deux fantômes. Deux ombres. Et c'est un chemin inconcevable.
A droite la montagne, à gauche l'à-pic. Autour la nuit. Et dans le cœur le feu, et dans les yeux les mondes qui s'effondrent.
Vous êtes les deux seuls. Les premiers. Ou peut-être les derniers. C'est la même chose, puisque c'est sans fin. Vous marchez. De toutes les façons vous ne pouvez pas faire demi-tour. Vous êtes dans votre avancée. A droite la montagne, à gauche l'à-pic.
A droite la montagne, à gauche l'à-pic. Deux ombres perdues. Deux enfants. Et vous avez mille ans. Plus vous avancez, plus c'est la nuit. C'est elle qui marche devant. Parfois vous apercevez la blancheur de son épaule dénudée. Pour ne pas vous perdre, vous lancez des mots loin devant, certains retombent en corolle de lumière douce. Pour ne pas vous perdre, elle vous tend parfois quelques silences à travers la nuit. Et vous n'avez pas d'autre solution que d'avancer. A droite la montagne, à gauche l'à-pic.
Après, arrive le temps du chant et de la danse. Vos musiques s'entrelacent et se nouent pour vous aider à gravir l'échelle des couleurs. Chacun, à son bout d'arc-en-ciel, chemine vers l'autre sur le chemin de la langue, c'est le temps où la voix s'exalte de sa ferveur, de ses soleils, de ses éclairs.
C'est le temps où les notes inventent la portée, où la cadence rythme les souvenirs, où l'espérance fleurie comme de larges bouquets. C'est le temps océan, immense et grandiose qui berce vos perspectives, et change les clameurs en louanges fruitées. C'est le temps des flammes et des voyages univers, et des jardins célestes. C'est le temps des tendresses enfantines. La source des mots s'épanche vers l'affluent du cœur. On est haut dans le ciel, si proche désormais qu'on pourrait se toucher. C'est le temps des soupirs et des apartés, c'est le temps des souffles, pas celui des regrets. C'est le temps des secrets et du sang partagé, et des silences que l'on offre dans les mains que l'on tend.
Maintenant ils sont dans leur incendie, dans leur holocauste. Mais ils ne le savent pas. Ils avancent seulement. Ils n'ont ni froid, ni chaud. Ils ne sont pas seuls puisqu'ils sont ensemble, pourtant ils se sentent si seuls dans cette marche, puisqu'il faut enjamber les os des morts. C'est normal, ils sont dans la traversée des vies. Les cimes sont impossibles à voir, c'est une montagne qui se perd dans leurs nuits. A droite la paroi, à gauche l’à-pic.
Elle, elle murmure sans cesse. On dirait des chants, des berceuses, des incantations. Sa voix est douce. Lui, il n'entend pas tout, mais il trouve que sa voix est belle, comme son corps d'ombre blanchie. Ils n'ont que leurs mots, que leurs prières, parce qu'ils sont dans la traversée de la langue.
Un jour, au bout de plusieurs siècles, vous êtes au bout. Sur le dessus de la montagne. A la fin de la terre. Un jour, à la fin de la terre vous pouvez enfin vous asseoir, et vous voir, et vous toucher. Un jour, et c'est le dernier jour, ou peut-être le premier. Vous êtes assis dans la nuit. Au plus haut de la nuit.
Et elle, elle pose un silence sur ses lèvres à lui. Et lui, il pose un mot clair dans le sang de son cœur à elle. Ils sont deux enfants. Ils ont mille ans. Ils sont assis et se taisent, et se serrent. Leur peau est chaude. Et leur chair tremble un peu. Ils ont peur. C'est normal. Puisque c'est la fin.
Au-dessus d'eux, dans une ouverture du ciel il y a comme un vitrail de lumière. C'est là qu'ils vont. Ils le savent. Ils savent le saut dans le vide. Leurs mots, leurs silences ne suffisent plus. Alors, sur la dernière pierre de cette impossible montagne, ils s'allongent. Et se serrent. Et leurs ventres se touchent, et c'est un baiser infini.
Maintenant ils sont dans la traversée de l'amour. On ne peut plus les voir. Parce qu'ils s'absentent de la nuit et de leur corps. Lui, il entre sa chair dans la sienne à elle. Ils se regardent. Elle, elle accueille sa chair à lui, dans la sienne. Lui, il est elle, et elle, elle est lui. Ils ne sont plus qu'un seul corps, qu'un seul souffle, qu'un seul sang. On ne peut plus les voir.
Sauf, peut-être ce bruit d'aile, ou ce chant, et ces ombres, et cette immense lumière étrange quand le ciel c'est ouvert.
C'est un temps éphémère, qui offense les dieux. C'est un temps majestueux, qu'il nous faut redonner. Pour une heure enchantée, cent ans de misère. Pour un jour de délice, mil ans de repentir.
Au sommet des couleurs, nous nous sommes croisés. Au plus haut de cette arche de lumière, tendue entre nos deux étoiles. J'ai à peine eu le temps de caresser son ombre, qu'un dieu cruel a tissé sur nos lèvres un rictus forcé.
Et dans un ciel de marbre durcit par les chagrins, tremble une étoile, en silence au matin.
Et la mélancolie est toujours en avance d’une saison.
C'est une marche silencieuse. Qui vient de plus loin que nous. Comme une traversée de désert. Le désert de la langue. Avec le sable des mots. Toujours le même sable, toujours les mêmes mots. C'est à la fois lancinant, mais tellement nécessaire. Ecrire c'est rejoindre. Unir à nouveau. Mais on ne sait pas quoi. Mais on ne sait plus qui.
Franck