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J'irai marcher par-delà les nuages
26 juillet 2008

Il y a toi, le cheval, et la mort.....

On en revient toujours là. L'endroit du début. Inventer toujours la même chose. Innombrable variété du même. On est pris dans le nœud du début. La première boucle du temps qui serre la gorge avec le goût du premier sang. Infiniment tenace. Alors le premier geste. Et le refaire. Comme un seul horizon. Revenir à la première tension. Juste avant. Avant même l'idée. Le point d'avant le geste, le souffle d'avant. Je suis de ce premier silence, celui qui précède le mot. Mouvement sans cesse à refaire. Au plus juste, au plus proche, au plus pur de l'intension. Celle qui contient le désir comme la graine contient déjà le parfum. Là, dans les fibres. Dans l'endroit des fibres, dans le dur de son rêve de fleur. Le premier geste est à faire. C'est une litanie. C'est épuisant. Mais le secret est là. Enfouis dans l'éternelle répétition, dans la sempiternelle redite du premier pas. J'appelle ça l'usure.

Il a quatre-vingt quatre ans. Droit. Il porte un chapeau de feutre noir à large bord plat. Des yeux bleus lavés par le temps sous la broussaille d'épais sourcils blanchis. Une moustache grise, fournie, dont les pointes remontent, deux virgules d'élégance. Un visage qui dit à la fois la bonté et la détermination. Un visage de parchemin où c'est inscrit quatre-vingt quatre ans de passion. Les rides sont nettes, aussi droites que lui. Ce ne sont pas des rides d'amertume, de ressentiment, d'abandon, de lassitude, non, ce sont des rides vertes, d'une énergie contenue et maîtrisée. Droit. Une chemise toujours blanche immaculée au col amidonné. Une lavallière noire. Une veste sombre, stricte, avec des empiècements de peaux aux coudes et sur le bord des poches. La veste est toujours boutonnée. Sa culotte de cheval est d'un lainage dru, lourd qui s'arrête juste au-dessous des genoux, sur d'épaisses chaussettes de laine écrue. Il n'a pas de botte. Des chaussures montantes de cuir noir impeccablement cirées. Il ne porte jamais d'éperons. Sa main gauche est gantée, elle tient l'autre gant et une courte badine. Il a de la gueule le « père » Carli. Quatre-vingt quatre ans, une voix forte, rocailleuse, roulant légèrement les « r ». Une voix voilée par son paquet de Gauloises quotidien.

 

C'est lui qui monte Avril. Avril, celle qui a le plus de sang, celle que chacun redoute. Avril, la plus rapide, la plus ombrageuse, celle qui ne pardonne rien à son cavalier. Avril la plus belle. Sensible, délicate, les oreilles toujours dressées, en éveil, à l'écoute des parfums, de la lumière, si proche de son sang et du printemps qui la vue naître. Avril est une alezane tirant sur le feu, quand elle galope dans le maquis, on croirait voir un buisson ardant. Là, dans le manège, elle est droite, fière, comme si le vieil homme, sur son dos, la grandissait, comme si le vieil homme lui offrait une grâce supplémentaire. Ils sont au centre. Il commande. Malgré les ans, les os, les chairs douloureuses, la position est impeccable. Sous sa main elle est encore plus belle, ses muscles vibrent comme ceux d'une femme amoureuse. Dés qu'elle le sent elle se redresse, elle se rassemble, elle se prépare, pour peu elle se maquillerait. Pourtant elle sait bien qu'un écart busque de sa part pourrait briser le vieil homme. Mais Avril veut être belle. Alors elle se rassemble, relève son encolure, et baisse légèrement la tête en signe de reconnaissance, d'acquiescement, de consentement.

Le vieux Carli est à l'œuvre. Ici, il n'a pas quatre-vingt quatre ans. Ici il n'a plus d'âge, ou alors celui de l'éternité. Il est à l'œuvre le regard sur l'horizon. L'horizon des Vosges, des Ardennes, des Dardanelles, des charges folles et désespérées de sa jeunesse. Salonique. Sabre pointé au ciel, droit debout sur les étriers. Un homme, un cheval, contre un char, c'était la règle. L'équation de la mort à vingt ans, équation sans inconnue. Alors le jeune Carli galopait en hurlant haine et douleur, en hurlant peur et exultation, sabre dressé, haut, assez haut pour rayer définitivement les cieux.
Boucherie des dernières charges où les cavaliers mouraient dans le sang de leurs bêtes, où les chairs éventrées servaient de linceul. Quatre ans de galops d'enfer, de charges insensées, et revenir vivant comme une injustice.

Combien de charges Mr Carli ? "Plusieurs petit, plusieurs..." et il sourit comme s'il était en compte avec le destin. "Plusieurs, petit... aller, au travail... !"
Avril sait tout ça, l'âme des chevaux morts traverse les temps et vient souffler aux oreilles des vivants. Le souffle des galops, la sangle qui sert le poitrail, les cris des cavaliers, les obus, les pattes cassées, les balles reçues en plein poitrail, les longues agonies dans la nuit des batailles. Avril sait tout ça. Alors elle porte le vieux Carli comme une relique.

Il lui apprend la danse, elle lui offre ses reins, et la précision de ses mouvements, le moelleux du trop, la douceur gracieuse d'un petit galop, l'exactitude de son pas. Et l'extrême attention que l'on met à faire des actes graves.
Ils sont à l'œuvre. Au centre. Elle commande autant que lui, elle sait l'importance, alors elle enseigne, elle aussi. J'ai quinze ans. Le vieux Carli, m'a dit. « Mr Nicolas, je vais vous enseigner. On commencera par le pas. On continuera par le pas. Et on finira par le pas. Après vous serez un grand cavalier, et si vous ne l'êtes pas, vous aurez appris au moins ce que c'est qu'être un homme... A cheval ! »

 

J'ai mal au dos, dans tous mes muscles. La position est revue dix fois, vingt fois, cent fois. Le buste, le bassin, les reins, la tête, le regard, les épaules, les bras, les poignets, les doigts, les jambes, les cuisses, les genoux, les mollets, les pieds. Rien ne lui échappe. Et recommencer. Chercher, la position sans crispation, dans le relâchement et la vigilance, souple sans mollesse. Corriger. Corriger sans cesse.
« Mr Nicolas, ce n'est pas l'équitation que je vous apprends, c'est la vie, alors concentrez-vous. Appliquez-vous. » 

« L'intention passe votre corps, par vos muscles... arrêtez de réfléchir...appliquez-vous ! »
« Votre désir, votre volonté, est un appel qui doit mobiliser le silence de vos muscles, leur abandon. L'impulsion n'est que le résultat de vos deux désirs conjugués. Rien de la force ne doit exister. ».
« Refaire, Mr Nicolas ! Refaire !... »
Il est au pas à coté de moi. Il refait.
« Ce sont les chevaux qui ont inventé l'art. Depuis des siècles on essaye de les copier. Même les dieux s'en sont mêlés... au départ les chevaux avaient des mains et les œuvres qu'ils faisaient rendaient les hommes et certains dieux jaloux, envieux, c'est un décret divin qui changea leurs mains en sabots. Alors, c'est juste après que les chevaux ont inventé la liberté et la grâce. La grâce, Mr Nicolas.... Vous en êtes loin... ».
Ma jeunesse exaltée le voit danser.
« Un jour vous approcherez le geste, et ça sera comme une brûlure de foudre. Mais avant il vous faut revenir toujours au même, il vous faut repartir du début, toujours... et refaire. Vous percevrez votre corps comme si vous étiez vous-même le cheval. A ce moment là, vous saurez. Il vous suffira d'inventer et tout sera simple, évident... »
Ces leçons sont longues, épuisantes. Il commande l'arrêt. Fait la grimace. Corrige. Il commande le pas. Fait la grimace. Corrige. Inlassablement. Au souffle de mon cheval, il sait, et corrige inlassablement. Ne pas trotter. Raffermir le désir, l'ancrer dans chaque muscle, abandonner toute pensée, être là, simplement être là, avec son cheval, être avec lui, dans le geste, dans le désir avant le geste. Sentir cette masse comme si c'était sa propre masse.
« Un jour vous approcherez le geste...mais vous ne l'atteindrez jamais....ça blesserait le soleil, Mr Nicolas. Vous comprenez, ça blesserait le soleil. »
Au bout d'un long temps il descend parfois de cheval, avec la lenteur de son âge. Avril sait. Elle sait que c'est le temps de la cigarette. Il la caresse de sa main nue et de sa voix de rocaille corse, sa voix de pierre généreuse. Il lâche les rênes, fixe sa gauloise à son fume cigarette, et se met à marcher en suivant toujours mon pas, mon geste, ma patience, mon entêtement, mon rêve. Avril le suit, sans être tenue. Elle, la fougueuse, la rétive, la gracieuse, l'arrogante, elle le suit. Lui. Dans le calme, dans la paix sans doute. Elle irait dans le feu avec lui, s'il le fallait. « C'est le cheval qui sacrera votre geste, c'est lui qui sait pour vous... vous, vous ne savez rien, et vous ne saurez jamais rien, et c'est mieux ainsi... pour la danse, c'est mieux de ne rien savoir... jamais. »


C'était un temps où il n'y avait pas de vrais plaisirs. Mais c'était un temps grave. Plein. Entier. Un temps sans concession. Mon premier temps d'usure. Il n'y avait pas de plaisir mais autre chose, une voix qui roule un peu les « r », la vie qui s'efforce d'épuiser le vain, le futile, pour trouver ce qui existe de pur après notre impatience, qui s'efforce à œuvrer dans le simple avec panache. C'était un temps où l'on était à la tâche. Pour rien. Pour le geste. Le geste inutile, qui ne rajoute rien au ciel, rien aux étoiles, rien aux humains, rien au soleil, mais qui pourrait le blesser.

Il m'arrive de penser à vous monsieur Carli. A votre vieille tête de corse digne, à votre chapeau, à votre moustache. Il m'arrive de vous revoir avec Avril, la belle énigmatique. Et peut-être me parlez-vous encore.
Alors je fais ce que vous m'avez apprit. J'use.

« Parce qu'un jour... derrière, juste derrière l'usure, c'est une charge. Et c'est un petit matin, et c'est la mort, et c'est l'ivresse qui t'empoigne jusqu'au bout du sexe, et tu galope…droit devant… et tu oublies tout… il y a seulement toi, ton cheval et la mort… droit devant ! »

 

C'est cela le temps du livre, c'est cette charge de la parole vers la mort. Cette charge mille fois apprise dans le silence du pas, du marcher droit, de la douleur des muscles, dans la patience laborieuse de l'œuvre simple. La parole est un cheval silencieux qui t'enseigne. Elle te sait mieux que quiconque. C'est elle qui te supporte avec tes maladresses, c'est elle qui a le souffle. Donne lui ton temps, elle en fera de la danse, donne lui ta solitude elle en fera un chant.
Un jour c'est là.
Le livre t'appelle.
Il te nomme.
Alors c'est maintenant....il faut charger, sans trembler.
Droit devant....
Franck

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20 juillet 2008

Vacillant.....

Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide.
J'ai quitté chaque être, chaque chose, chaque lieu. J'ai quitté ma maison, mes ancêtres, ma mémoire, j'ai laissé derrière moi les aubes blanches et leurs promesses, j'ai ouvert des portes et franchi des seuils de chagrins, j'ai déplié un à un chaque souvenir, j'ai prononcé tous les mots pour me défaire des paroles vaines.
J'ai déshabillé chacun de mes désirs. J'ai abandonné toutes mes richesses d'or et de pierres. J'ai oublié toutes les grandes pensées, toutes les morales, toutes les fois, j'ai renoncé à tous les dieux. J'ai rompu tous mes liens, répudié toutes mes épouses.
J'ai parcouru les chemins les plus pauvres, traversé les landes amères, les déserts lumineux, j'ai grimpé sur les sommets les plus hauts, habité les grottes les plus profondes. J'ai eu soif. J'ai eu faim. J'ai eu peur. J'ai débarrassé mon sommeil de tous les rêves. J'ai attendu, jusqu'à ce que l'attente se lasse et se décompose. J'ai même aimé jusqu'à la douleur.

J'ai agrandi l'univers pour y loger de plus grands désespoirs, j'ai inventé des océans violents pour être sûr de mes naufrages. Je me suis vêtu de silences et d'ombres. J'ai même connu l'ivresse et ce qu'il y a après l'ivresse. J'ai épuisé mon sang et ce qui reste après le sang.
Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre la pesanteur et la grâce.
Car il nous faudra choisir entre les tremblements et les frissons.
Et n'être qu'un souffle vacillant.
Franck.

19 juillet 2008

Le vieux silence.....

Au bout du texte survit un long râle inaudible, la forme ultime de l’expiation. Le silence encombré des morts. Le vieux silence n’en fini pas de peser sur les noces obscure de la parole défaite et de l’oubli. Quelque chose dans le texte se refuse dans la longueur d’un long râle inaudible. Dans une lenteur épuisante. C’est peut-être cela le chaos. Le vieux silence et la vieille parole.

Franck.

13 juillet 2008

La silencieuse.....

La silencieuse passe d’une attente à l’autre. Souveraine et déchue. Conquérante et défaite. Sur sa bouche la marque d’un baiser toujours renouvelé, ineffaçable. La silencieuse caresse le temps, glissant ses doigts dans la fourrure des heures.
Le silence est une passion brûlante. Qui n’a pas d’autre nom que la trace de cendre qu’elle laisse dans le regard. La silencieuse écoute l’horizon, le chant monocorde et lancinant de l’horizon, et l’écho dans ses chairs des distances infinies.
La silencieuse est une amoureuse blanchie de souvenirs et de vouloirs inconnaissables, toujours en avance d’un désir, en avance d’une saison. Comme les terres perdues de l’océan, ces îles singulières, sans paroles, tout aux chants des marins, des houles, des vents. Inconsolable des temps à venir.
Franck.

12 juillet 2008

Les Pierres Chantent.....

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.

Elle lui donna l'enfant dans ses langes. Lui tendit, comme elle avait fait pour les autres. Chronos saisit le paquet de chair enveloppée et l'avala. Comme pour les autres de ses enfants. Mais cette fois elle avait remplacé l'enfant par une pierre. Lui, dans sa voracité, il avala la pierre. Le Temps avala l'Espace. La matière. Le Temps ne voulait pas mourir, il avalait ses heures, ses générations, ses enfants. Vivre sans partage. Il avala la pierre. Jupiter sera sauvé. La petite chèvre Amalthée le protégera, l'éduquera.

La pierre du texte résiste. Elle n'est rien. Elle est tout. Et elle occupe tout le ciel de l'instant. Et l'on est dans le granit de la parole. Chercher la forme dans la pierre, comme si elle était séparée de nous. Comme si le texte recelait sont propre mystère, sa propre vie. Son autonomie. Distincte de nous. Et pourtant toute en nous. C'est un échange de folie. Cogner la pierre pour en espérer des résonances, pour appeler sa magie, ses veines, ses cristaux, ses éclats. Chercher l'endroit des failles, ses grandes entailles de silences cachés dans la masse compacte des mots, adoucir le geste, ou le forcer, ne rien briser de l'essentiel tout en fracassant les inutiles boursouflures de matières coriaces. Les pierres chantent.

 

 

 

Je me souviens de René. Le maçon tailleur de pierres que Georges, mon grand-père, avait recueilli. J'ai encore dans l'œil ses mains. Ce n'était pas des mains, c'était une histoire d'humanité, c'étaient des poèmes. Epaisses, musculeuses, crevassées, blessées. Au contact du ciment elles avaient perdue leur souplesse, leur couleur. Mains de granit aux marbrures de sang. J'avais cinq ans, six ans, et il me fascinait. Sa casquette de travers, une cigarette toujours éteinte coincée au coin de la bouche. Dégaine de mauvais garçon. Avec sa face de rocaille. René, l'homme de la pierre, et du silence. René, c'était ses mains. Elles disaient tout ce que lui n'aurait jamais pu dire. Qu'il ne dira jamais d'ailleurs. Quand il saisissait la pioche, le burin, l'outil, quelque chose se passait dans ce saisissement, dans cette prise. Puissance et grâce. Simplement dans le geste de prendre. Une conviction calme. L'évidence d'un accord secret. D'une nécessite invincible et sereine. Il crachait dans ses mains. Une fois dans chaque main. Et les frottait ensembles. Comme un rituel. Déjà, là, il anticipait l'adhérence avec l'outil, déjà là il appelait le saisissement, déjà là, il épousait l'outil, il éprouvait par avance le contact, imaginait le serrement de ses doigts. Et tout son corps devenait ses mains. Puissance et grâce d'un geste sûr, clair, net. Pur. Un geste qui ne demande de compte à personne, geste libre. Presque sensuel. Puissance et grâce. Dieu ne fit sans doute pas autrement quand il lui prit de créer l'univers, et le monde, et le ciel, et la terre, et les hommes. René trogne d'ivrogne, avait les mains d'un dieu serein et travailleur. René triait ses pierres. Il les soulevait, certaines avec peine. Il les posait, les scrutait. Il y avait comme un dialogue muet entre lui et la masse devant lui.

Et puis, c'était le temps des caresses. Ses mains caressaient avec une tendresse impossible à décrire. Il préparait la pierre comme il l'eut fait d'un corps de jeune mariée. D'abord, il l'époussetait de tout se qui encombrait la pureté des lignes, enlevait la terre, et les éclats superflus. Ses gestes étaient lents, répétitifs, patient, aimant. Là, le temps n'existait plus. Ses mains passaient et repassaient sur la chair de la pierre. C'était le temps de la encontre, le temps des premiers silences échangés. Chair contre chair. Matière, contre matière. Amour contre amour. Et tout le mystère de homme se trouve là. Dans ce temps défait de tous les temps. Dans la main qui caresse la pierre et se nourrit d'un rêve inépuisable. A quoi rêve les pierres ? René le savait. Il me disait : « Les pierres chantent... les pierres chantent parce qu'elles ont une âme, comme toi, comme moi.... » Et il se taisait. Et il caressait les rugosités comme si elle c'était du velours ou de la soie, comme si c'était la peau blanche d'une amoureuse, comme si toutes les richesses du monde étaient là, sous ses doigt épais. René le pauvre, René l'alcoolique, René le vagabond.

René l'amoureux magnifique.

Ai-je aimé assez pour caresser de la sorte ? Geste sobre et pourtant intarissable.

Après il disait : « Je sais..... », c'est tout ce qu'il disait. Il savait où il devait appliquer son burin. «La pierre est traversée de silences, depuis le commencement du monde le silence dort en elle.... Et moi, je les cherche ces silences. Et quand elle chante tu es entends. Avec les doigts, tu les entends. Et c'est toujours par là, qu'il faut commencer...trouver le silence de la pierre. C'est lui qui te donnera la forme juste... il ne faut jamais forcer une pierre, sinon elle se brise, elle s'émiette.... C'est un gâchis, c'est un désespoir, c'est une misère... elle meure, et tu es orphelin... et tu reste seul, avec ton marteau, et ta bêtise.... ».

« C'est une misère... » Il répétait.

« Moi je sais le mur, la pierre, elle, chante le mur... on le fait à deux, ce mur. Dans chaque pierre il y a déjà l'idée d'une forme.... Comme toi quand tu rêves. La forme dans la pierre c'est un peu son rêve.... »

Parfois, il prenait son marteau et tapotait légèrement la pierre devant lui. Il me faisait un clin d'œil : « Je cherche..... ». « Tiens.... Tu as entendu ?... » Il me montrait avec son doigt : « C'est là....dedans.... »

Il me semblait que tout allait très vite près. Quelques coups de marteaux.

« Chaque pierre doit trouver sa place dans le mur. Elles s'épousent...Il faut les faire travailler ensembles....le mur est fait de chacune des histoires de chaque pierre. C'est pour ça qu'il est beau le mur, c'est pour ça qu'il est fort.... »

« Un jour tu prends une pierre, tu la fais chanter... et tu fais un mur et tu le fais chanter... Après c'est une maison... Après tu l'habites... Après c'est toi qui chantes... »

Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. Paroles obscures de magicien.

« Une pierre grandit dans son accord avec les autres. Déjà elle est plus qu'une simple pierre. La pierre veut. Et le mur est plus que le mur, il est maison. Et la maison est plus que la maison elle est rassemblement et partage et soupe qui fume le soir. Et toi tu es plus que toi. Toi aussi tu seras pierre, et tu seras mur, et tu seras maison et un jour tu chanteras... »

« Les murs que je fais ne tombent pas....ils sont droits bien avant que je les dresse....ils sont droits là... » et il me montrait sa poitrine. « Pas besoin de fil à plomb... »

Quand il avait fin sa journée de travail, il rangeait ses outils dans une grande sacoche en cuir blanchie par le ciment et la poussière. Il se plantait devant le mur. Il rallumait son mégot. Il s'essuyait le front avec un grand mouchoir à carreaux qu'il dénouait de son cou. Il redressait sa casquette. Il caressait ne dernière fois les pierres devenues le mur. Et il partait se saouler.

Longtemps j'ai voulu être maçon tailleur de pierre. Longtemps j'ai caressé les pierres pour entendre les silences qu'elles renfermaient ou pour les faire chanter sans jamais y parvenir. Encore aujourd'hui...

Je me souviens de mes mains recouvertes de ciment, mes mains d'enfant qui durcissaient, brûlées par le ciment. Je me souviens de cette sensation... je voulais des mains comme les siennes, des mains pour caresser les pierres et les faire chanter.

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.

Poser le texte dans ce grand mur de parole qui m'habite et tendre l'oreille.

Pour le chant. Et retrouver la sûreté, la pureté du geste de René, la patience de René, son infini dépouillement.

La pierre n'est pas que la pierre, elle est plus. Le texte n'est pas que le texte, il est plus. Sinon, il n'est rien, et « c'est une misère »...

Car chaque pierre taillée est « destinée à ». Chaque pierre taillée est consentante. Elle est recherche d'accord, de vibrations, d'ententes. Elle est cris et larmes. Elle est déjà mur, et soupirs d'amoureux dans la chambre. Elle est rires d'enfants, elle est projets. C'est tout cela qu'entendait René quand il passait sa main lourde et gracieuse sur la rugosité des granits. Ce qui est beau dans la pierre c'est ce qui n'appartient pas à sa seule matière. Ce qui est beau dans le texte c'est ce qui ne lui appartient pas, c'est ce qui se trouve dans son en deçà et dans son au-delà. C'est le geste qui le dépose ici ou là. La trace invisible de l'amour qui a formulé chacun de ses mots. Le signifié n'est rien si le signifiant n'est pas lui-même habité du geste du tailleur de pierre. Le texte est une pierre qui vient prendre sa place dans l'édifice de l'âme, qui n'est que nécessité d'infini.

René dirait : « Ce n'est pas la force qui taille les pierres, c'est le recueillement... et la trace laissée par l'aurore dans ton cœur.... La pierre te sait... et si tu trembles elle se refusera.... Il y a au cœur du minéral l'invincible connaissance de nos jours et de nos lendemains, surtout.... »

Franck.

 

 

 

(Cet été j'ai passé de longs moments avec ma tante à évoquer le passé, entre autre ces premiers temps héroïques de l'auberge de son père, Georges. Nous avons reparlé de toutes ces gueules cassées et de ces cœurs pantelants qui ont participé à la reconstruction de cette auberge. Charles (le dessinateur), Mickey (le coureur cycliste), José (le réfugié espagnol, la Berthe (la folle) et tous les autres, dont René. C'est de ces discutions avec ma tante et de mes lointains souvenirs que j'ai pu reconstituer les paroles de René le maçon. Il fut compagnon du tour de France, et il fut alcoolique et vagabond. Il avait des mains en or, un cœur en or, des rêves en or, une tête de mule, et un caractère de cochon. Une âme brûlée. Un poète. Un seigneur.)

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6 juillet 2008

Sans peur, sans mémoire.....

Il y a des solitudes sans peur, sans mémoire, on s’y trouve comme dans une maison ouverte au vent. Rien n’est là, puisque tout peut y être. Et le vent balaye nos temps mort.

 

Je me souviens du désert. Des premières douleurs dans les premiers regards. Je me souviens de ces  longs jours des premières luttes, et de ces solitudes encombrées. Du frottement.
Le désert nous éprouve. Plus on le croit beau, plus on s’en éloigne. La beauté est le premier leurre. J’étais loin des solitudes sans peur, sans mémoire. J’étais loin. Et je ne le savais pas.

 

Je me souviens du désert, de mes temps discordants, de cette terrible solitude du début.
Pesante incompréhension. Impossible ajustement. La solitude nous réclame en entier, elle ne supporte pas les demi mesures, les infidélités, les approximations de l’âme. Les pensées du début écorchaient le silence du désert. On le sentait à cette stridence, à cette hésitation dans la marche, au bruissement sourd de l’intérieur.
La beauté nous égarent, l’immense nous fascine.

 

Et peu à peu les sables sont entrés en moi. Bien des pas, bien des nuits plus tard. Bien des vies plus tard. J’avais un désert comme trésor, et je ne le savais pas. Il m’a fallut user mes peurs, épuiser ma mémoire, il m’a fallu aller sans but, et me perdre si souvent.

 

Il y a des solitudes sans peur, sans mémoire, il suffit d’ouvrir sa maison au vent….

Franck.

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