Il y a toi, le cheval, et la mort.....
On en revient toujours là. L'endroit du début. Inventer toujours la même chose. Innombrable variété du même. On est pris dans le nœud du début. La première boucle du temps qui serre la gorge avec le goût du premier sang. Infiniment tenace. Alors le premier geste. Et le refaire. Comme un seul horizon. Revenir à la première tension. Juste avant. Avant même l'idée. Le point d'avant le geste, le souffle d'avant. Je suis de ce premier silence, celui qui précède le mot. Mouvement sans cesse à refaire. Au plus juste, au plus proche, au plus pur de l'intension. Celle qui contient le désir comme la graine contient déjà le parfum. Là, dans les fibres. Dans l'endroit des fibres, dans le dur de son rêve de fleur. Le premier geste est à faire. C'est une litanie. C'est épuisant. Mais le secret est là. Enfouis dans l'éternelle répétition, dans la sempiternelle redite du premier pas. J'appelle ça l'usure.
Il a quatre-vingt quatre ans. Droit. Il porte un chapeau de feutre noir à large bord plat. Des yeux bleus lavés par le temps sous la broussaille d'épais sourcils blanchis. Une moustache grise, fournie, dont les pointes remontent, deux virgules d'élégance. Un visage qui dit à la fois la bonté et la détermination. Un visage de parchemin où c'est inscrit quatre-vingt quatre ans de passion. Les rides sont nettes, aussi droites que lui. Ce ne sont pas des rides d'amertume, de ressentiment, d'abandon, de lassitude, non, ce sont des rides vertes, d'une énergie contenue et maîtrisée. Droit. Une chemise toujours blanche immaculée au col amidonné. Une lavallière noire. Une veste sombre, stricte, avec des empiècements de peaux aux coudes et sur le bord des poches. La veste est toujours boutonnée. Sa culotte de cheval est d'un lainage dru, lourd qui s'arrête juste au-dessous des genoux, sur d'épaisses chaussettes de laine écrue. Il n'a pas de botte. Des chaussures montantes de cuir noir impeccablement cirées. Il ne porte jamais d'éperons. Sa main gauche est gantée, elle tient l'autre gant et une courte badine. Il a de la gueule le « père » Carli. Quatre-vingt quatre ans, une voix forte, rocailleuse, roulant légèrement les « r ». Une voix voilée par son paquet de Gauloises quotidien.
C'est lui qui monte Avril. Avril, celle qui a le plus de sang, celle que chacun redoute. Avril, la plus rapide, la plus ombrageuse, celle qui ne pardonne rien à son cavalier. Avril la plus belle. Sensible, délicate, les oreilles toujours dressées, en éveil, à l'écoute des parfums, de la lumière, si proche de son sang et du printemps qui la vue naître. Avril est une alezane tirant sur le feu, quand elle galope dans le maquis, on croirait voir un buisson ardant. Là, dans le manège, elle est droite, fière, comme si le vieil homme, sur son dos, la grandissait, comme si le vieil homme lui offrait une grâce supplémentaire. Ils sont au centre. Il commande. Malgré les ans, les os, les chairs douloureuses, la position est impeccable. Sous sa main elle est encore plus belle, ses muscles vibrent comme ceux d'une femme amoureuse. Dés qu'elle le sent elle se redresse, elle se rassemble, elle se prépare, pour peu elle se maquillerait. Pourtant elle sait bien qu'un écart busque de sa part pourrait briser le vieil homme. Mais Avril veut être belle. Alors elle se rassemble, relève son encolure, et baisse légèrement la tête en signe de reconnaissance, d'acquiescement, de consentement.
Le vieux Carli est à l'œuvre. Ici, il n'a pas quatre-vingt quatre ans. Ici il n'a plus d'âge, ou alors celui de l'éternité. Il est à l'œuvre le regard sur l'horizon. L'horizon des Vosges, des Ardennes, des Dardanelles, des charges folles et désespérées de sa jeunesse. Salonique. Sabre pointé au ciel, droit debout sur les étriers. Un homme, un cheval, contre un char, c'était la règle. L'équation de la mort à vingt ans, équation sans inconnue. Alors le jeune Carli galopait en hurlant haine et douleur, en hurlant peur et exultation, sabre dressé, haut, assez haut pour rayer définitivement les cieux.
Boucherie des dernières charges où les cavaliers mouraient dans le sang de leurs bêtes, où les chairs éventrées servaient de linceul. Quatre ans de galops d'enfer, de charges insensées, et revenir vivant comme une injustice.
Combien de charges Mr Carli ? "Plusieurs petit, plusieurs..." et il sourit comme s'il était en compte avec le destin. "Plusieurs, petit... aller, au travail... !"
Avril sait tout ça, l'âme des chevaux morts traverse les temps et vient souffler aux oreilles des vivants. Le souffle des galops, la sangle qui sert le poitrail, les cris des cavaliers, les obus, les pattes cassées, les balles reçues en plein poitrail, les longues agonies dans la nuit des batailles. Avril sait tout ça. Alors elle porte le vieux Carli comme une relique.
Il lui apprend la danse, elle lui offre ses reins, et la précision de ses mouvements, le moelleux du trop, la douceur gracieuse d'un petit galop, l'exactitude de son pas. Et l'extrême attention que l'on met à faire des actes graves.
Ils sont à l'œuvre. Au centre. Elle commande autant que lui, elle sait l'importance, alors elle enseigne, elle aussi. J'ai quinze ans. Le vieux Carli, m'a dit. « Mr Nicolas, je vais vous enseigner. On commencera par le pas. On continuera par le pas. Et on finira par le pas. Après vous serez un grand cavalier, et si vous ne l'êtes pas, vous aurez appris au moins ce que c'est qu'être un homme... A cheval ! »
J'ai mal au dos, dans tous mes muscles. La position est revue dix fois, vingt fois, cent fois. Le buste, le bassin, les reins, la tête, le regard, les épaules, les bras, les poignets, les doigts, les jambes, les cuisses, les genoux, les mollets, les pieds. Rien ne lui échappe. Et recommencer. Chercher, la position sans crispation, dans le relâchement et la vigilance, souple sans mollesse. Corriger. Corriger sans cesse.
« Mr Nicolas, ce n'est pas l'équitation que je vous apprends, c'est la vie, alors concentrez-vous. Appliquez-vous. »
« L'intention passe votre corps, par vos muscles... arrêtez de réfléchir...appliquez-vous ! »
« Votre désir, votre volonté, est un appel qui doit mobiliser le silence de vos muscles, leur abandon. L'impulsion n'est que le résultat de vos deux désirs conjugués. Rien de la force ne doit exister. ».
« Refaire, Mr Nicolas ! Refaire !... » Il est au pas à coté de moi. Il refait.
« Ce sont les chevaux qui ont inventé l'art. Depuis des siècles on essaye de les copier. Même les dieux s'en sont mêlés... au départ les chevaux avaient des mains et les œuvres qu'ils faisaient rendaient les hommes et certains dieux jaloux, envieux, c'est un décret divin qui changea leurs mains en sabots. Alors, c'est juste après que les chevaux ont inventé la liberté et la grâce. La grâce, Mr Nicolas.... Vous en êtes loin... ».
Ma jeunesse exaltée le voit danser.
« Un jour vous approcherez le geste, et ça sera comme une brûlure de foudre. Mais avant il vous faut revenir toujours au même, il vous faut repartir du début, toujours... et refaire. Vous percevrez votre corps comme si vous étiez vous-même le cheval. A ce moment là, vous saurez. Il vous suffira d'inventer et tout sera simple, évident... »
Ces leçons sont longues, épuisantes. Il commande l'arrêt. Fait la grimace. Corrige. Il commande le pas. Fait la grimace. Corrige. Inlassablement. Au souffle de mon cheval, il sait, et corrige inlassablement. Ne pas trotter. Raffermir le désir, l'ancrer dans chaque muscle, abandonner toute pensée, être là, simplement être là, avec son cheval, être avec lui, dans le geste, dans le désir avant le geste. Sentir cette masse comme si c'était sa propre masse.
« Un jour vous approcherez le geste...mais vous ne l'atteindrez jamais....ça blesserait le soleil, Mr Nicolas. Vous comprenez, ça blesserait le soleil. »
Au bout d'un long temps il descend parfois de cheval, avec la lenteur de son âge. Avril sait. Elle sait que c'est le temps de la cigarette. Il la caresse de sa main nue et de sa voix de rocaille corse, sa voix de pierre généreuse. Il lâche les rênes, fixe sa gauloise à son fume cigarette, et se met à marcher en suivant toujours mon pas, mon geste, ma patience, mon entêtement, mon rêve. Avril le suit, sans être tenue. Elle, la fougueuse, la rétive, la gracieuse, l'arrogante, elle le suit. Lui. Dans le calme, dans la paix sans doute. Elle irait dans le feu avec lui, s'il le fallait. « C'est le cheval qui sacrera votre geste, c'est lui qui sait pour vous... vous, vous ne savez rien, et vous ne saurez jamais rien, et c'est mieux ainsi... pour la danse, c'est mieux de ne rien savoir... jamais. »
C'était un temps où il n'y avait pas de vrais plaisirs. Mais c'était un temps grave. Plein. Entier. Un temps sans concession. Mon premier temps d'usure. Il n'y avait pas de plaisir mais autre chose, une voix qui roule un peu les « r », la vie qui s'efforce d'épuiser le vain, le futile, pour trouver ce qui existe de pur après notre impatience, qui s'efforce à œuvrer dans le simple avec panache. C'était un temps où l'on était à la tâche. Pour rien. Pour le geste. Le geste inutile, qui ne rajoute rien au ciel, rien aux étoiles, rien aux humains, rien au soleil, mais qui pourrait le blesser.
Il m'arrive de penser à vous monsieur Carli. A votre vieille tête de corse digne, à votre chapeau, à votre moustache. Il m'arrive de vous revoir avec Avril, la belle énigmatique. Et peut-être me parlez-vous encore.
Alors je fais ce que vous m'avez apprit. J'use.
« Parce qu'un jour... derrière, juste derrière l'usure, c'est une charge. Et c'est un petit matin, et c'est la mort, et c'est l'ivresse qui t'empoigne jusqu'au bout du sexe, et tu galope…droit devant… et tu oublies tout… il y a seulement toi, ton cheval et la mort… droit devant ! »
C'est cela le temps du livre, c'est cette charge de la parole vers la mort. Cette charge mille fois apprise dans le silence du pas, du marcher droit, de la douleur des muscles, dans la patience laborieuse de l'œuvre simple. La parole est un cheval silencieux qui t'enseigne. Elle te sait mieux que quiconque. C'est elle qui te supporte avec tes maladresses, c'est elle qui a le souffle. Donne lui ton temps, elle en fera de la danse, donne lui ta solitude elle en fera un chant.
Un jour c'est là.
Le livre t'appelle.
Il te nomme.
Alors c'est maintenant....il faut charger, sans trembler.
Droit devant....
Franck