Voilà, c'était un soir. Un soir de fin de siècle. C'était en mars je crois. Dans une ville de pluie et d'eau et de lumières mourantes. Dans une nuit de pluie et d'eau. Venise à la fin de l'hiver. Venise encore dans sa brume d'hiver. Venise à l'entrée du printemps. Nuit de rêves inachevés. De mort inachevée. De renouveau à inventer. Une autre fois encore. Et ces canaux aux odeurs lourdes, où s'entrelacent les parfums des premières fleurs. Nuit sans étoiles. Nuit de canaux et de flambeaux.
Je me souviens que tout a commencé dans une rumeur. Une rumeur qui soufflait des canaux. Je me souviens des premières musiques hachées par les clapotis des canaux, hachées par le soir qui montait, par la brume qui inondait mes yeux. Je me souviens de ces premiers cris de fanfares, qui annonçaient le carnaval. Je me souviens des clameurs et des cris d'une foule qui avançait. Nuit du monde, nuit des hommes et des femmes, nuit des masques et des rires. Et des fifres et des cuivres. Nuit de fête. Ville à l'heure des ombres roses, des ombres bleues. Bleu, pâli par les nostalgies. Bleu noirci par l'hiver qui agonise. Ombres noires où la lumière étouffe. C'était l'heure des masques et des claquements de pétards. Je me souviens de cette foule de folie, de ces explosions, des musiques, des cris, des rires, des farandoles. Je me souviens des masques. Visages de cartons, de plumes. Masques d'oiseaux, de lions, masques de rires, masques de pleurs, masque tendres, visages de probité et visages de luxure. Faces de carton grimaçantes. Regards de lune, face étoilée. Bouches d'amour aux dents de vampires. Nuit de lumières comme s'il pleuvait des anges, nuit de mystères comme si les démons pleuraient.
Foule hurlante. Toute une humanité désarticulée qui s'entrechoque, qui se disloque et dont les reflets dansent sur cette eau gondolière. Long cortège qui sort des brumes pour planter au ciel des faces effarées. Long défilé qui oscille entre la farce et la tragédie, long défilé enveloppé de voile et de tulle, d'organdi ourlé de perles de pacotilles, de brocards d'or, de velours pesants. Toute une humanité perdue sous des étoffes damasquinées. Et les cris et les rires.
Et moi je suis là, immobile....Bousculé par ces masques. Dans les ombres, sous les porches des couples sont formés. Masque contre masque. Et des mains qui s'égarent sous des jupes trop longues. Et ces poitrines offertes, et ces cuisses trop blanches. Et derrières les masques, d'autres masques, comme des vérités qui se cachent. Carnaval des hommes. Carnaval des jeux, des « je ». De l'oubli, de la désespérance. C'est un grand tourbillon.
Ici un ange pâle, assis au bord de l'eau, avec des ailes immenses. La nuit s'écoule sous la pluie. Et les ombres dansent autours des feux, où brûlent de grands épouvantails. Là, un dragon fumant, s'agite dans les sons mouillés d'un accordéon éventré. Comme la nuit. Comme moi. Ici. Immobile dans cette humanité qui bascule. Ruelles obscures, d'où sortent des soupirs. Colombine, Arlequin pris dans leurs chairs offertes. Gémissements des amours de pluies, sous les masques. Sous la peur. Et les rires qui éclatent. Et ces baisers de cartons durcis, de carton décorés. Rondes des hommes et des femmes, et des diables. Danses de joies macabres. C'est une nuit qui dure depuis des siècles, sortie de l'imaginaire même de la nuit. C'est une nuit de pluie. Une nuit où l'hiver rend l'âme. « Que cherchez-vous la belle au masque de lune blanche ? » « Un amour, deux amours, trois amours, un prince d'orient, ou quelques coquelicots... » « Quel homme ou quel animal se cache sous ce masque de soleil ? » « Votre désir ma belle, votre désir... » « Si nous allions jusqu'au canal, nous parlerions de ce désir... et au lever du jour nous pourrions nous noyer... »
Etrange vision où les décors semblent se renverser. Comme si l'on se retrouvait de l'autre coté de la vie. Au plus loin de nos corps. Alentour c'est la nuit, et les ombres se dressent comme des fantômes, qui rejouent sans cesse la même pièce. Avec les mêmes mots. Seulement plus brûlés. Et les épouvantails flambent dans les crépitements et les acclamations. Une princesse nordique se fait enlever par deux Gnafrons rieurs, là-bas une ballerine danse sur un fil, et sur le pont de pierre un Pierrot est en pleur. C'est la fête des rires, des joies, des corps.
Etrange vision. Qui s'efface peu à peu. Qui se noie dans les brouillards, dans les derniers accords des fanfares, dans cette aurore blafarde.
Et les voix se perdent. Et la grande place se vide comme un lent chagrin.
Et la fête est finie.
Et le vent c'est levé.
Et les danses sont mortes.
Et peu à peu un grand silence s'installe.
C'est alors que peut apparaître le dernier personnage de la cérémonie. Tout l'attend. L'air mouillé, l'eau des canaux épuisés, l'aube profonde et tremblante. Tout est là, dans l'ultime soupir. Les masques sont tombés. On en voit flotter sur l'eau noire de la lagune, d'autres sont brisés, d'autres encore finissent de se consumer, dans des feux de tristesse.
La fête est finie et le vent s'est levé.
Et mon sang s'est glacé.
Et l'ombre noir du dernier masque peut recouvrir la ville, l'eau, et les amours perdus, et les chansons à boire et nos âmes égarées.
C'est un matin flottant, entre hiver et printemps, dans une ville de pluie, de lumière opaline frémissante.
Franck.