Je ne sais plus où j’ai lu cela, l’ai-je lu vraiment ; la chair que nous avons aimée habite à jamais notre corps.
Cela ne ressemble pas à des souvenirs, cela touche une mémoire plus profonde, plus archaïque. Cela touche au sang, à la respiration. On ne sait pas dire cette chose, les mots de notre conscience vive se dérobent. La chair en nous de l’autre aimé est une ombre silencieuse qui accompagne notre regard, parfois notre joie, souvent notre tristesse.
Nous sommes faits de temps dévastés, comme une aurore qui se lèverait sur le champ des combats enfin terminés, avec ces dépouilles, cette apocalypse, ces vols d’oiseaux noirs, ces gémissements. Nous sommes des survivants hagards, errants dans les silences d’une mémoire incompréhensible, buttant sur les traces, les restes, les ombres, qui hanterons jusqu’à la fin nos nuits.
Seuls les mots de l’écriture effleurent, en nous, ce corps de l’autre aimé. L’écriture, et le corps de l’amour sont de la même espèce, de la même terre, faits d’absence, d’oubli, de surgissement.
Nous avons en nous, au moment où nous venons au monde, un livre déjà écrit dans nos chairs, vivre c’est tenter de le décrypter, écrire c’est en continuer le récit.
Ce livre ne raconte pas notre vie (rien ne peut la dire), il nous dit les temps passés et à venir, les ombres, les peurs, la nuit, il nous dit toutes nos défaites, nos prières, et encore la nuit, il nous dit tout ce que notre langue n’ose pas prononcer.
Le corps de l’autre aimé est là.
Plus vivant que nous, sans doute ; présence brûlante, palpitante, parfois brutale comme la foudre.
Les souvenirs ne disent rien, ils sont comme les écorces abandonnées d’une forêt impénétrable, nous n’avons que ce récit ancien, ce livre et ce corps, modelé dans une trop vieille parole.
Franck