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J'irai marcher par-delà les nuages
20 novembre 2013

Sur le bord de l'écume....

Car il me faudra toujours revenir aux mouvements des marées, sur cette eau qui m'habite. Sur l'océan qui s'agite sous ma peau, dans mon ventre, dans mes veines. Océan obscur et lancinant. Mes étendues sont sans fin. Comme l'errance. Et l'impossibilité de l'île, de l'oasis, du repos. D'une rémission. L'impossibilité du soulagement. Etre enfermé dans l'ouvert. C'est sans doute cela la béance. Cet inachevable qui gît en nous. Cet immense toujours trop large, trop vide. Cette masse flottante qui fait de moi un continent à la dérive. Et chaque vague qui entraîne un désordre nouveau, insupportable, invivable et pourtant vécu dix fois, cent fois, mille fois. Et au bout un naufrage sans noyade. Avec la mort en suspens. Lisse. Interminable horizon. Avec le scintillement des abîmes au grand large de l'existence, aux grands vents des tempêtes. Toujours revenir sur le mouvement des marées, comme une mémoire qui gonfle et qui déferle avec la précision de l'orfèvre qui taillerait l'endroit impur de la pierre, qui l'userait au point du péché, du manque, de l’oubli. Toujours ces vagues lentes qui ramènent sur mes épaves, avec ces carcasses éventrées, tous ces restes d'engloutissements. Il y a de sombres charniers dans cette eau abandonnée à son propre mouvement. Il y a la remontée des fonds marins et des algues géantes qui viennent agripper chaque souvenir. L'écriture s'éloigne de moi comme un radeau à la dérive, comme un tronc mort, flottant, gorgé de sel et de désespoir, saturé de vagabondage. Un tronc qui n'a plus rien de l'arbre qu'il fut, ni racines, ni floraisons. Il reste le balancement ininterrompu, le tangage. L'absence. La dérive. L'infini dérive. Les grands troncs flottants ne se souviennent plus de la terre, de sa texture grasse et lourde, du fourmillement, de l'humus, des odeurs, des couleurs,  ils sont vidés de leur sève, vidés de leur temps et de leur verticalité. Longues baleines rétrécies. Raidies. Squelettes paralysés, pétrifiés. Où chaque mot devient cassant, friable - murmure inaudible. Seulement le mouvement. L'oscillation de la langue. Paroles inconstantes. Incertaines. Rares. Désertées. Simplement les remous, le grouillement des restes d'écumes, comme les dernières convulsions. Ecriture submergée. Suffocation. Parole engloutie. Défaite de ses propres mots. Démantelée. Démunie. Misérable et vaine.

Les eaux des mots s'affaissent, fléchissent toujours plus bas. Les mots s'enroulement dans leurs formes, sac et ressac des réminiscences. Des mots déshabillés, dépossédés de leurs vertus réparatrices, de leur force printanière, de leur chant. L'incantation devient une longue litanie, dans le dénombrement des heures, et l’inventaire sordide, interminable de la houle. De cette houle qui roule sur l'ombre, qui l'enveloppe comme une louve attentive et sauvage. Sans impatience, mais avec cette constance exténuante. Alors il ne reste que le mouvement, le bercement d'une mémoire infirme, estropiée, amputée. Dont les visages s'effacent, filigranes qui s'insinuent entre la ligne de vie et la ligne de cœur. Ligne de mort dans cette mémoire sans fin. Marée de l'intérieur des chairs. Souffle des eaux qui montent vers un destin qui les achèvera. Lent fracas mouvant. Lente tension vouée à son propre reflux. Puissance du démembrement. Les eaux se dévoilent dans leur montée, dans ce déploiement, dans cette insistance à effacer le temps. Les eaux se dénudent et se recomposent, elles dépassent l'impossible frontière des rivages. Ces eaux sont grosses car elles enfantent encore des hasards ou quelques sortilèges. Au cœur des nuits, les eaux qui montent, enfantent des silences monstrueux, les eaux qui montent décrochent l'horizon de nos yeux effarés, elles se bousculent, s'enlacent elles-mêmes, se brassent dans leurs bouillonnements, se gonflent de leurs propres mythes. Il faut les entendre souffler comme des dragons froids, imperturbables, inébranlables dans l'indifférence de notre écrasement. Il faut entendre ses marées, en nous, qui montent inexorablement, comme pour faire déborder notre vie. Hors de tout secours. Il y a dans ces marées profondes un sombre vouloir farouche, méprisant, carnassier. Il y a dans le mouvement des eaux l'étrange prémonition de l'anéantissement. Il y a dans mes eaux qui montent tant de digues rompues, tant de rêves perdus, tant de lumières blessées, il y a tant de tout ce qui brise, lamine, accable. Tant de dérisoire, d'insignifiance, d'inconsistance, d’usure. Tant de silence. Tant de solitude grave. Tant de gestes inaboutis, égarés. Tant de baisers tombés dans l'espace vide des incompréhensions, tant de caresses inachevées, tant d'amours sacrifiées. Tant de sang. Et tant de peurs.

Mais il y a un point de ma vague qui échappe à l'océan, et c'est une joie trouble que d'aller l'arracher à mes dernières écumes. Il y a dans mes eaux qui montent encore assez de déraison, encore assez de flamboiement, encore assez de tentation pour les soleils orange, encore assez d'orgues ruisselantes, assez de lunes pâles pour ramener mon corps d'arbre vaincu aux rivages des vivants. Il flotte tout au bout de mes marées l'éclat d'une chandelle farouche et fière, la part indomptée d’une bête sauvage, le galop sourd d'une horde primitive invincible. Et dans l'infime qui persiste, j’ai assez de couleurs pour embellir un ciel entier, et dans mes dernières écumes, il reste encore l'offrande et l'abandon, et le saisissement.

Il y a dans mes eaux qui montent l'instinct de la prière et du renoncement, et dans l'ultime vague la lueur si fragile de la miséricorde, cette empreinte brillante, fugitive, murmurante, qui lie les eaux aux cieux, comme des étoiles filantes qui surgiraient des flots.

Franck

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