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J'irai marcher par-delà les nuages
22 décembre 2013

Un chant introuvable... ( sonate en si mineur)

Chaque jour l'épreuve. La page. Pourquoi ce chemin ? Qu'attendre de cette confrontation ? Le texte est long à s'élaborer. Toujours. Avancée, ratures, effacement. Quelques grappes de mots qui viennent en saccades, puis la lente mastication. L'exercice de la bouche. De l’épaisseur. Du son. Du rythme. Des syncopes. Des stases. Le texte résiste. Il y a comme une lutte. Contre qui ? Contre quoi ? Mot par mot, ligne par ligne. Aller un peu plus loin. Sans savoir, ni la destination, ni la signification. A l'intérieur, je sens qu'il a une chose à atteindre, il semble même que les mots pourraient venir de cette chose, mais il n’y a pas d’accès, pas de chemin. Les paroles dessinent mon lieu d'exil. En creux. Dans le creux, les mots. Alors ils suintent avec étrangeté, comme si je pressais une masse poreuse et informe. Ils viennent avec lenteur, avec parcimonie. Ils raclent. Ils s'arrachent de l'ombre, traînant avec eux ce mystère. Et l’impossible connaissance. A l'intérieur il y a comme un frottement difficile à décrire, et les mots viennent de ce frottement. Copeaux d'une conscience à la dérive, ou d'un entêtement insensé, déraisonnable. Tout le corps est engagé, je le sens dans mes bras, mes doigts qui frappent le clavier, ma poitrine, mon ventre, surtout le ventre, une sorte de tension sourde, l'intention du corps qui vient frotter un endroit vide, qui n'existe pas et qui pourtant est là, puissant, invincible, imprenable. La page est là, au lieu du frottement.
C'est une lutte. Une lutte froide, austère, sévère, sans éclat, monotone. Simplement entretenir la tension. L'exacerber. Comme s'il s'agissait de contenir quelque chose qui ne sortira pas, qui de toute façon ne sortira pas. C'est une lutte froide contre quelque chose qui n'est ni ennemi, ni ami, quelque chose qui n'est que dans le creux, que dans le contre temps, qui ne dévoile sa présence que par le manque. Le paradoxe. Ton absence me manque, dit le frottement, dit le mot qui suinte. Ton manque manque à mon manque réponds la chose en creux. Ton temps manque à mon temps. Il y a le frottement du manque sur le manque dans cette lutte distante, sans éclats, sans grandeur. Il y a la page chaque jour qui se dérobe un peu plus, avec ce temps de face à face, ce drôle de temps qui ne se raccroche à rien d'autre qu'à lui-même, un temps qui n'a pas d'histoire. Lente mastication des mots, scansion, succion, dissection. Il semble que tout réside dans cet enchaînement consenti. Cette volonté de le maintenir, et en même temps de le réduire.
***
Peu à peu l'amour c'est résigné, a renoncé, c'est absenté de mes mots. Il ne reste plus que la trame vidée de sa broderie, vidée de ses motifs, de son désir, de ses fils de vie, la matrice vidée de son élan, de son exaltation. Extinction progressive de la lumière dessiccation des chairs de la parole. Le mouvement c'est rétréci. Il ne reste plus que la trame desséchée, dépouillée de sa faim, de ses tentations, un enchevêtrement laminé, accablé, où le souffle ne s'accroche plus.
Aimer, écrire sont le même mot, la même arche....
***
Car chaque mot est une porte étroite. Un passage dans un labyrinthe de miroirs étranges. Singuliers. Qui nous renvoie des images déformées. L'effrayante face qui rebondit dans une cascade d'icônes aplaties par les saisons révolues, l'usure. Car chaque mot est une scarification, une chair de terre sur un temps de pierre. Sillon d'une parole qui creuse un sol raviné et sec. Chaque mot dissèque un peu plus l'autre côté de la peau, l'envers des gestes, cette part de retrait, l'incertain de la course, son enroulement autour du coquillage de la mémoire. Chaque mot est une porte étroite, un passage, un crépuscule, un glissement. C'est un endroit de chute, le lieu d'une avalanche. D'un excès de néant ou de nuit. De nuit, surtout de nuit. Le kyste d'un désir impossible.
***
Car la parole raconte une autre histoire. Elle n'est que forme vide. Et le mot vient boucher un silence mortel. Bâillon des rêves, couvercle insignifiant d'un sens inaccessible. Impudeur. Dénudement dérisoire. Négligeable. Un acte décomposé qui sent le renfermé, le rance.
Car rien n'est dit, ou si peu.
***
Car il nous faudra signifier au-delà de nos paroles, dans l'avant du dire, dans l'intention claire, dans le chant inaudible, murmurant, et n'être que cantilène, n'être que berceuse.
Je cherche un chant introuvable et me perds dans des mélodies obscures. Je cherche la litanie cristalline de la vague, ce refrain qui ouvre droit sur l'aube et l'horizon. Je cherche la trajectoire du verbe, celle qui perce l'ombre, celle qui dénoue les sinuosités du temps, je cherche le mouvement sans détour, sans recoin, sans repli. Je cherche et me perds infiniment. Mon balancier oscille sur l'abîme de mes mers introuvables. Alors je cherche à rebours des marées sur un océan désert, comme un radeau empêché, désorienté au large de mes souvenirs. Une navigation hasardeuse dans les reflets éblouissants des amours inanimées.
***
Car il m'a fallu considérer les étendues devant et celles derrières. Et j'ai voulu les mesurer, comme si elles recélaient un savoir, peut-être un pouvoir. J'ai regardé longtemps ces espaces fragiles. Et j'ai additionné, et j'ai soustrait, et j'ai fait toutes sortes d'opérations vaines, inutiles, J'ai voulu peser chaque souvenir et chaque espérance, j'ai voulu équilibrer les plateaux du trébuchet à chaque pesée, j'ai pris des microscopes pour voir ce qui ne se voit pas, comprendre la molécule des rêves, étudier l'atome du moindre silence, j'ai lu les savants, et les sages, et les poètes, j'ai été scrupuleux, attentif, mais les étendues devant, et celles derrières restaient toujours aussi muettes et inconnaissables, alors j'ai étudié les astres et leurs mouvements secrets, j'ai mélangé les siècles passés et les siècles à venir, j'ai fait parler les étoiles et j'ai interrogé les anges, même les démons, et plus j'avançais dans les étendues devant, plus les étendues derrières me paraissaient lourdes. Lourdes, si lourdes. Car il m'a fallu considérer toutes les étendues et n'être qu'un naufragé au milieu d'un océan de vagues amères. Car chaque leçon apprise fut une leçon oubliée, chaque connaissance un fardeau de plus.
***
Alors je flotte. Je flotte sans direction, considérant toujours les étendues devant et celles derrière, déchirant l'instant, écorchant les heures avec des mots, encochant chaque jour comme un bagnard, qui mesure le rêve à l'aulne de l'éternité. Prison sans porte, sans barreaux, simplement traversée de suspensions, de lassitude, d'affaissements inépuisables. Alors je flotte au centre de cet espace borné par les étendues devant et celles derrière. Espace infime, vulnérable, précaire.
***
Faute d'aller loin, j'ai cru aller profond, j'ai cru traverser l'épaisseur de mes catacombes, briser l'arche gothique de ma mémoire, désensabler l'édifice ombrageux  enseveli sous les gravats des jours, des saisons, ces citadelles invincibles et arrogantes. 
***
Le temps fuit par les deux bouts comme une hémorragie de
braises palpitantes, une messe d'adieux. Le temps fuit par tous les bouts avec cette indolente désinvolture.
***
Sur la page d'écriture il y a une tache. Juste à l'endroit du mot. Une encre noire. Epaisse qui absorbe. Elle n'est ni grande, ni petite, cette tache, elle est là, elle absorbe. Chaque parole écrite semble y tomber, comme si elle était un puits, comme si elle trouait toutes les pages de la création. La tache. Récif inévitable où chaque mot se brise. Elle est le lieu de l'instant, comme si toutes les étendues de langue, celles devant, et celles derrière, venaient y mourir.
Une souillure qui s'élargit sous ma peau, entre mes lignes. Souveraine. Corrosive. 
***
Qu'est-ce qui peut se dire une fois que tout a été dit ? Qu'elle est le premier mot qui vient, juste après les dernières paroles ? Quelle œuvre s'édifie sur les décombres de la langue ?
Car l'écriture n'est pas le radeau, elle n'a ni voile, ni rame, l'écriture c'est la mer, avec son infini mouvement, son infini tristesse solitaire. Elle épuise sans s'épuiser, elle s'étend sans rassembler, elle appelle sans jamais répondre, nul secours dans ses vagues, nul pardon dans son écume, nul recours dans ses lancinantes marée, seulement l'horizon qui se déploie. On ne traverse pas la mer. On ne traverse pas l'écriture.
***
Il y a une tache, juste à l'endroit du mot, large comme une mer. Une mer d'encre noire. Epaisse. Souveraine. Impitoyable.

Franck.

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