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J'irai marcher par-delà les nuages
12 janvier 2014

Les pierres chantent ….. ( concerto pour piano et orchestre)

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.

Elle lui donna l'enfant dans ses langes. Lui tendit, comme elle avait fait pour les autres. Chronos saisit le paquet de chair enveloppée et l'avala. Comme pour les autres de ses enfants. Mais cette fois elle avait remplacé l'enfant par une pierre. Lui, dans sa voracité, avala la pierre. Le Temps avala l'Espace. La matière. Le Temps ne voulait pas mourir, il avalait ses heures, ses générations, ses enfants. Vivre sans partage. Il avala la pierre. Jupiter sera sauvé. La petite chèvre Amalthée le protégera, l'éduquera.

La pierre du texte résiste. Elle n'est rien. Elle est tout. Elle occupe tout le ciel de l'instant. Et l'on est dans le granit de la parole. Chercher la forme dans la pierre, comme si elle était séparée de nous. Comme si le texte recelait son propre mystère, sa propre vie. Son autonomie. Distincte de nous. Et pourtant toute en nous. C'est un échange de folie. Cogner la pierre pour en espérer des résonances, pour appeler sa magie, ses veines, ses cristaux, ses éclats. Chercher l'endroit des failles, ses grandes entailles de silences cachés dans la masse compacte des mots, adoucir le geste, ou le forcer, ne rien briser de l'essentiel tout en fracassant les inutiles boursouflures de matières coriaces. Les pierres chantent.

Je me souviens de René. Le maçon tailleur de pierres que Georges, mon grand-père, avait recueilli. J'ai encore dans l'œil ses mains. Ce n'était pas des mains, c'était une histoire d'humanité, c'étaient des poèmes. Epaisses, musculeuses, crevassées, blessées. Au contact du ciment elles avaient perdu leur souplesse, leur couleur. Mains de granit aux marbrures de sang. J'avais cinq ans, six ans, et il me fascinait. Sa casquette de travers, une cigarette toujours éteinte coincée au coin de la bouche. Dégaine de mauvais garçon. Avec sa face de rocaille. René, l'homme de la pierre, et du silence. René, c'était ses mains. Elles disaient tout ce que lui n'aurait jamais pu dire. Qu'il ne dira jamais d'ailleurs. Quand il saisissait la pioche, le burin, l'outil, quelque chose se passait dans ce saisissement, dans cette prise. Puissance et grâce. Simplement dans le geste de prendre. Une conviction calme. L'évidence d'un accord secret. D'une nécessite invincible et sereine. Il crachait dans ses mains. Une fois dans chaque main. Et les frottait ensembles. Comme un rituel. Déjà, là, il anticipait l'adhérence avec l'outil, déjà là il appelait le saisissement, déjà là, il épousait l'outil, il éprouvait par avance le contact, imaginait le serrement de ses doigts. Et tout son corps devenait ses mains. Puissance et grâce d'un geste sûr, clair, net. Pur. Un geste qui ne demande de compte à personne, geste libre. Presque sensuel. Puissance et grâce. Dieu ne fit sans doute pas autrement quand il lui prit de créer l'univers, et le monde, et le ciel, et la terre, et les hommes. René, trogne d'ivrogne, avait les mains d'un dieu serein et travailleur. René triait ses pierres. Il les soulevait, certaines avec peine. Il les posait, les scrutait. Il y avait comme un dialogue muet entre lui et la masse devant lui.

Et puis, c'était le temps des caresses. Ses mains caressaient avec une tendresse impossible à décrire. Il préparait la pierre comme il l'eut fait d'un corps de jeune mariée. D'abord, il l'époussetait de tout ce qui encombrait la pureté des lignes, enlevait la terre, et les éclats superflus. Ses gestes étaient lents, répétitifs, patient, aimant, précis. Là, le temps n'existait plus. Ses mains passaient et repassaient sur la chair de la pierre. C'était le temps de la rencontre, le temps des premiers silences échangés. Chair contre chair. Matière, contre matière. Amour contre amour. Tout le mystère de l’homme se trouve là. Dans ce temps défait de tous les temps. Dans la main qui caresse la pierre et se nourrit d'un rêve inépuisable. A quoi rêvent les pierres ? René le savait. Il me disait : « Les pierres chantent... les pierres chantent parce qu'elles ont une âme, comme toi, comme moi.... » . Puis il se taisait, il caressait les rugosités comme si elles étaient du velours ou de la soie, Il caressait comme si c'était la peau blanche d'une amoureuse, comme si toutes les richesses du monde étaient là, sous ses doigt épais. René le pauvre, René l'alcoolique, René le vagabond.
René l'amoureux magnifique.

Ai-je aimé assez pour caresser de la sorte ? Geste sobre et pourtant intarissable, d'une abondante bienveillance.
Après il disait : « Je sais..... », c'est tout ce qu'il disait, « Je sais… ». Il savait où il devait appliquer son burin. «La pierre est traversée de silences, depuis le commencement du monde le silence dort en elle.... Et moi, je les cherche ces silences. Et quand elle chante tu les entends. Avec les doigts, tu les entends. Et c'est toujours par-là, qu'il faut commencer...trouver le silence de la pierre. C'est lui qui te donnera la forme juste... il ne faut jamais forcer une pierre, sinon elle se brise, elle s'émiette.... C'est un gâchis, c'est un désespoir, c'est une misère... elle meure, et tu es orphelin... et tu restes seul, avec ton marteau, et ta bêtise.... ».
« C'est une misère... » Il répétait.
« Moi je sais le mur, la pierre, elle, chante le mur... on le fait à deux ce mur. Dans chaque pierre il y a déjà l'idée d'une forme.... Comme toi quand tu rêves. La forme dans la pierre c'est un peu son rêve.... »
Parfois, il prenait son marteau et tapotait légèrement la pierre devant lui. Il me faisait un clin d'œil : « Je cherche..... ». « Tiens !.... Tu as entendu ?... » Il me montrait avec son doigt : « C'est là !....dedans !.... »
Il me semblait que tout allait très vite près. Quelques coups de marteaux.
« Chaque pierre doit trouver sa place dans le mur. Elles s'épousent...Il faut les faire travailler ensembles....le mur est fait de chacune des histoires de chaque pierre. C'est pour ça qu'il est beau le mur, c'est pour ça qu'il est fort.... »
« Un jour tu prends une pierre, tu la fais chanter... et tu fais un mur et tu le fais chanter... Après c'est une maison... Après tu l'habites... Après c'est toi qui chantes... »
Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. Paroles obscures de magicien, de chaman.
« Une pierre grandit dans son accord avec les autres. Déjà elle est beaucoup plus qu'une simple pierre. La pierre veut. Et le mur est plus que le mur, il est maison. Et la maison est plus que la maison, elle est rassemblement et partage et soupe qui fume le soir. Et toi tu es plus que toi. Toi aussi tu seras pierre, et tu seras mur, et tu seras maison, et un jour tu chanteras... »
« Les murs que je fais ne tombent pas....ils sont droits bien avant que je les dresse....ils sont droits là... » et il me montrait sa poitrine. « Pas besoin de fil à plomb... »
Quand il avait fin sa journée de travail, il rangeait ses outils dans une grande sacoche en cuir blanchie par le ciment et la poussière. Il se plantait devant le mur. Il rallumait son mégot. Il s'essuyait le front avec un grand mouchoir à carreaux qu'il dénouait e son cou. Il redressait sa casquette. Il caressait une dernière fois les pierres devenues le mur. Et il partait se saouler.

Longtemps j'ai voulu être maçon tailleur de pierre. Longtemps j'ai caressé les pierres pour entendre les silences qu'elles renfermaient ou pour les faire chanter, sans jamais y parvenir. Encore aujourd'hui lorsque je me trouve devant un mur de pierres...
Je me souviens de mes mains recouvertes de ciment, mes mains d'enfant qui durcissaient, brûlées par le ciment. Je me souviens de cette sensation... je voulais des mains comme les siennes, des mains pour caresser les pierres et les faire chanter.

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.
Poser le texte dans ce grand mur de parole qui m'habite et tendre l'oreille.
Pour le chant. Et retrouver la sûreté, la pureté du geste de René, la patience de René, son infini dépouillement, sa rude bonté.
La pierre n'est pas que la pierre, elle est plus. Le texte n'est pas que le texte, il est plus. Sinon, il n'est rien, et « c'est une misère »...

Car chaque pierre taillée est « destinée à… ». Chaque pierre taillée est consentante. Elle est recherche d'accord, de vibrations, d'ententes. Elle est cris et larmes. Elle est déjà mur, et soupirs d'amoureux dans la chambre. Elle est rires d'enfants, elle est projets. C'est tout cela qu'entendait René quand il passait sa main lourde et gracieuse sur la rugosité des granits. Ce qui est beau dans la pierre c'est ce qui n'appartient pas à sa seule matière. Ce qui est beau dans le texte c'est ce qui ne lui appartient pas, c'est ce qui se trouve dans son en deçà, et dans son au-delà. C'est le geste qui le dépose ici ou là. La trace invisible de l'amour qui a formulé chacun de ses mots. Le signifié n'est rien si le signifiant n'est pas lui-même habité du geste du tailleur de pierre. Le texte est une pierre qui vient prendre sa place dans l'édifice de l'âme, qui n'est que nécessité d'infini.
René dirait : « Ce n'est pas la force qui taille les pierres, c'est le recueillement... et la trace laissée par l'aurore dans ton cœur.... La pierre te sait... et si tu trembles elle se refusera.... Il y a au cœur du minéral l'invincible connaissance de nos jours et de nos lendemains, surtout.... »

Franck.

PS : René,  fut compagnon du tour de France, et il fut alcoolique et vagabond. Il avait des mains en or, un cœur en or, des rêves en or, une tête de mule, et un caractère de cochon. Une âme brûlée. Un poète. Un seigneur.

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Commentaires
E
Un jour je t'inviterai écouter chanter les pierres de ma maison. On les entend les soirs d'été répondre aux caresses de la nuit ou les matins d'hiver quand les premiers rayons du soleil commencent à les réchauffer.<br /> <br /> Et nous partagerons, entre deux longs silences, le secret de l'existence.<br /> <br /> Ami, que cette année te soit douce et belle et généreuse.
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