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J'irai marcher par-delà les nuages
11 novembre 2015

Ne pas écrire, c'est déjà écrire...

Depuis l’enfance elle vit sur les contreforts d’un massif montagneux, dans l’entre-deux, à mi-chemin de la plaine et des rocs, à mi pente, à mi-distance des hommes et de la solitude, avec ce juste équilibre fait d’austérité et de recueillement. Selon les saisons son regard se tourne vers la plaine ou la montagne, selon les saisons elle passe des ruisseaux aux sentiers des forêts. Elle préfère les lumières incertaines du matin ou celles plus mystérieuse de la fin du jour. L’ombre est avant tout son pays, l’endroit du jour où elle respire mieux, plus profondément, plus sérieusement. Souvent lorsqu’elle considère les vaste étendues devant ses yeux, il lui semble que c’est un océan, alors son âme s’agrandie, et son regard s’aggrave, l’horizon la transporte vers l’infini, et l’infini vers l’éternel et parfois l’éternel la pousse jusqu’au néant. Alors pour se survivre elle se met à écrire, juste pour résister un peu plus loin.

 

Et puis un jour……

 

« Peu à peu l’encre s’est défaite. Un effacement lent de la parole. Le silence s’est retourné contre le silence. Le désir s’est enroulé sur lui-même, il s’est rétréci. Elle, elle était toujours là, devant sa page blanche et elle frissonnait comme si le blanc de la page n’était qu’une neige lourde, pesante. Les mots s’étaient pris dans le gel, dans l’hiver, comme si l’âme connaissait les saisons. Elle était là, fascinée par le vide, immobile, saisie par le froid, par le mutisme meurtrier de la mémoire et des rêves. Elle avait changé de saison, imperceptiblement, pour se retrouver dans le dénuement, les larmes, le manque.

Elle n’aurait pas su dire lorsque cela a commencé vraiment. C’est venu peu à peu, dans une infinie douceur, dans une sorte d’étourderie du quotidien. L’habitude qui manque à l’habitude. Une urgence qui s’évanouie, des gestes qui se dérobent aux gestes. Puis l’immense fatigue, et le regard qui fuit, qui se pose au loin sur l’horizon pour ne plus voir, pour ne plus rien voir. Le regard perdu, perdue comme elle se sentait perdue. Ne plus écrire n’est pas douloureux, s’est simplement une usure dans le corps, dans les muscles, dans les jours, dans les heures.

Quelque chose d’indicible s’était installé en elle, insinué comme une eau trouble, dans chaque pensée, chaque désir, et qui la faisait fuir de plus en plus souvent la page blanche, avec les longues rêveries autour d’un mot, d’un rythme, d’un son, d’un ciel. Ecrire avait été sa vie. La seule chose qui eut un sens pour elle. Alors elle écrivait comme une religieuse prie, avec abandon et patience. Sa poésie nous arrivait à travers une brume d’aurore, et ses mots se condensaient pour faire une rosée d’été, de celle qui nous rassure et nous fait aimer le matin, et les promesses de la nuit. Sa poésie était un entrelacs subtil de douceur et de gravité. Poésie du murmure et du souffle. Poésie de la pénombre et des aveux intimes. Dans son univers les océans n’étaient jamais terribles, ils n’étaient que des écrins pour des îles miraculeuses. Elle ravaudait la parole, y cousait des silences, faufilait ses mots dans l’entrechat du destin. Chaque poème avait la délicatesse d’une plume, encore marquée de l’encre qui l’avait créée. Elle aimait les marges, et les aveux pudiques. Elle dessinait au point de croix la silhouette fière d’une femme nouvelle, lucide et tendre, respirant à plein poumon le monde et son humanité. Derrière la rareté on sentait l’abondance d’une bonté sans borne. Patiente et souveraine. Elle préférait l’infime au vacarme, la transparence aux couleurs trop crues. Poèmes après poèmes elle construisait une cathédrale singulière, sans grisaille, sans lourdeur, sans faste inutile, une cathédrale faite de nos tremblements, de nos fragilités, faite de l’infini et du salut que l’on espère pour les autres, pour tous les autres, les plus démunis, les plus dénudés, les plus appauvris. Ce qu’elle aimait dans l’humanité, c’était son cortège d’âmes brûlées, d’âmes cabossées, d’âmes silencieuses, d’âmes sans nom. Ces mots à elle, les appelaient un à un, leurs donnaient formes et forces, les nommaient en les désignant à nos regards. Dans une ellipse elle savait emporter un univers entier. Dans l’inflexion de ses phrases elle redonnait vie aux flammes vacillantes des cierges.

Et puis la chose indicible s’était insinuée. Les mots ont peu à peu reflués. Ils ont quittés son sang, sa chair. Le peu appelle le trop peu, et un jour le trop peu appelle le rien, le vide, le néant. On s’absente. Peu à peu la présence s’efface. Cela ne vient pas brutalement. C’est une lente séparation intérieure. Un épuisement qui grandit, qui semble être sans fin, sans fond. En s’épuisant l’écriture emporte tout avec elle, comme si elle détenait tout de nous. Elle s’est peu à peu vidée, une source qui se tarie, un champ qui meurt lentement. Elle ne savait plus rien d’elle, ne voulait plus rien d’elle. Il n’y avait plus ni frisson, ni tremblement, ni vertige enivrant. Elle s’était éloignée d’elle-même, elle s’était oubliée. On croit souvent que l’écriture nous vient d’un penchant de l’âme adolescente, on croit qu’elle n’est qu’un passage, qu’une transition, la marche nécessaire à franchir pour devenir, pour advenir. Souvent c’est le cas, l’écriture reste alors un beau souvenir. Quelques cahiers qu’on n’ouvrira plus. Et la vie se poursuit cahin-caha. Pour certains l’écriture c’est la vie, et ne plus écrire c’est mourir déjà. C’est vouloir disparaitre.

Elle sut que tout se scellait lors de la maladie de sa mère. Elle décida clairement, consciemment qu’elle n’écrirait plus, mais qu’elle devrait accompagner sa mère sur le chemin de la maladie. Alors elle fit un pacte secret et terrible, elle se donna corps est âme au combat de la vie et de la mort. Elle se mit au service de sa mère, vécue au rythme des douleurs, des souffrances, des améliorations, des aggravations. Toute l’énergie qui gisait en elle s’est transformée dans cet amour pour sa mère, et contre le cancer qui la dévorait. Chaque jour, chaque heure, chaque minute est devenue une lutte. Une incroyable lutte. Terrible. Une lutte qui absorbait tout, sa vie, ses amours, ses mots. Mais elle était là, dressée face à la mort, rêvant de se donner à elle pourvue qu’elle épargne sa mère. Elle accompagna sa mère comme une religieuse prie, avec abandon et patience, et tellement de bonté. Elle n’écrivait plus, mais sa mission étais désormais d’un autre ordre, elle affrontait le mal en face. Sans faillir. L’issue était connue, une question de temps. Mais elle n’y croyait pas, la vie, le don, l’amour d’une fille doit pouvoir gagner sur la fatalité, parce que si l’amour ne gagne pas sur la mort, à quoi bon vivre, à quoi bon aimer, et que valent quelques poèmes en face du tragique.

Elle devint le corps mort de l’écriture, afin que le corps de chair de sa mère vive. Chair contre chair. Donnant-donnant.

Ne plus écrire c’était déjà mourir un peu. Affronter la perte, le deuil, le manque, la douleur, l’infinie tristesse, lui prenait toutes ses forces. La mort, la fin, l’inachevé de tout achèvement la cernaient de tout part. Elle s’est transformée en flamme brûlant d’amour pour sa mère. Les journées n’étaient pas assez logue pour l’accompagner, l’aider, la soulager. L’aimer abondamment, à profusion, jusqu’à la déraison. Le combat était rentré en elle, dans son corps qui se transformait, dans ses muscles, elle était en train de perdre, là, tout ce qui lui restait du sang de l’enfance.

Elle dû apprendre la réalité du quotidien, l’organisation, tout ce sens pratique nécessaire pour affronter dignement ce genre d’épreuve. Elle qui n’était faite que de la peau des mots, elle qui n’était que poésie en train de se faire, beauté insouciante et légère, elle dû apprendre la rigueur du combat, l’implacable contrainte, l’impossible contingence. Et aimer, aimer au-delà de tout, donner au-delà de tout. Entêtée, buttée, arcboutée contre la maladie. Guettant le regard de sa mère, ses yeux, son sourire, ses fatigues. Déployant de fabuleuses douceurs, mesurant ses gestes, ses mots. Elle était là, tout à côté de sa mère. Au fond, durant ces longs mois presque ces années, elle ne parla qu’avec sa mère. Recréant un langage unique, fait de silence, de confession, de pardon. Elle suspendit même son travail pour être à plein temps auprès de sa mère. Parfois le manque de l’écriture la tenaillait, mais cette épreuve l’avait tellement éloignée d’elle-même. Pour être présente là, droite devant la mort, il fallait qu’elle soit au plus loin de ce qu’elle fut dans son autre vie. L’écriture lui paraissait comme la chose la plus indécente au monde. La plus vaine, la plus futile, la plus frivole même. La douleur du manque devint sa juste punition de s’être abandonnée durant tant d’années à sa poésie. Cette seule idée la tenait debout. La déchirait, mais la tenait debout.

Il y a dans nos vies des eaux souterraines, des fleuves inconnus, des lacs de désespoir. Il y a ce sombre vouloir qui nous pousse dans une nuit inquiétante et sans fin. Il y a tous ces gestes qui nous échappent dont on ne comprend pas les significations, ces gestes qui nous engage à l’insu de nous-même.
Nos choix ont la marque de la fatalité, ils nous définissent, nous désignent, nous nomment, mais nous n’y sommes pas. Nous nous sommes absentés. Pourtant des eaux noires et inconnues nous brassent.
L’écriture l’avait désertée, comme si s’était l’écriture qui l’avait quitté, comme si l’abandon ne venait pas d’elle, mais de l’écriture elle-même.
Pour certains l’écriture revêt une signification sacrée, c’est leur façon d’être au monde et d’en espérer un salut. Ecrire touche à l’âme du monde, à son souffle, à sa respiration, c’est un chemin qui va de la nuit à la nuit, qui va de la terre au ciel. Ecrire c’est défaire les temps, c’est fabriquer un espace éternel l’instant d’un poème, dans le creux des phrases, dans la paume des mots.
Elle était en exil, rejetée par la langue, rejetée par la vie, affrontant la mort dans ce qu’elle a de plus douloureux, de plus incompréhensible. Bientôt, elle et sa mère, ne firent plus qu’un seul corps, qu’une seule âme, qu’un seul souffle, qu’un seul combat, qu’une seule chair vibrante. Sans plainte, tout en dignité, tout en espérance. L’amour se sait dans le regard, dans les yeux. Elles passaient des heures à se regarder, comme si seul ce regard était la réponse à la douleur, à la peur, un miroir d’éternité. Un regard au-delà des mots, de leurs futilités. L’empreinte de la vie fugitive et précaire au cœur du désarroi. L’empreinte des cieux.

Elle écrivit une fois encore, son dernier texte, le dernier chant, celui qui accompagna le cercueil de sa mère. Un long poème d’amour.
Comment écrire sans trop écrire ? Comment dire sans trop dire ? Dans ce texte sa main, d’instinct, retrouva sa légèreté, ses déliés. D’instinct son chant trouva son souffle, le juste souffle de la douleur, et de l’amour. Sans effet, des mots nus, simplement posés au cœur du mal, du manque, de l’abandon.
C’est dans ces instants que l’on reconnait les grandes âmes. Lorsque les mots sont à l’aplomb de l’être, et qu’ils tintent, clairs, nets, infiniment droits et pudiques. Parfois la dignité est la seule élégance de la douleur. Elle aima ce texte et le maudit dans le même mouvement. Au plus profond de sa douleur, la jouissance de l’écriture lui devenait une torture qui s’ajoutait au deuil. Elle aima terriblement écrire ces mots, et se détesta un peu plus de les avoir si terriblement aimés. Alors elle s’exila plus loin.
Depuis ce jour elle n’a plus écrit, sans doute au début le courage manqua. Plus tard le manque de l’écriture, fut sa pénitence, sorte de damnation…
Comme une marée qui s’épuise l’eau du poème s’est retirée. A la place un immense vide, un double deuil : l’être cher disparu, et l’écriture qui s’est défaite.

Cela pourrait-être la fin d’une histoire, une parenthèse d’existence. On pourrait imaginer que sa vie prenne une direction dépouillée de poésie. Une vie grave, faite simplement de silence et de beauté capturée sur le bord des nuages, dans le vol des oiseaux, dans le parfum des fleurs. Peut-être des enfants, un métier, des dimanches avec des promenades, beaucoup de nostalgie, quelques regrets. On pourrait imaginer qu’après le deuil, la destinée puisse prendre sa place dans le cours des jours, le quotidien possède ses légèretés. On pourrait l’imaginer sourire à nouveau et se vouloir assez de bien pour traverser sa vie avec délicatesse et compassion, avec bienveillance et bonté.
Mais écrire est un acte dangereux, on ne s’en délivre jamais.
C’est comme notre rapport à Dieu, l’écriture habite l’éloignement et la distance, elle est faite du manque et de l’attente. Pour les êtres qui sont frappés de cette malédiction, ils n’écrivent jamais tant que lorsqu’ils n’écrivent pas. Pour eux, ne pas écrire, c’est déjà écrire. L’écriture nous vient de notre perte, de notre exil, et du consentement à cette perte et à cet exil.
Dans son désespoir et dans son manque, dans sa mélancolie gisait l’œuvre à venir. Ecrire ne nous laisse aucun espoir. On n’échappe pas à son sang.
Ecrire nous vient d’un épuisement, d’une immense fatigue de l’âme et des chairs. Dieu nous arrive parce qu’il nous a abandonnés. Il en va ainsi de l’écriture, lorsqu’elle nous laisse au milieu de la page blanche, lorsqu’on ne vit plus que dans les marge du temps, lorsque notre encre est trop transparente, lorsque tout à fuit de nous, lorsque nous sommes si loin, si perdu, c’est alors que l’œuvre s’élève. Avons-nous assez pleuré ? Avons-nous eu assez peur ? Assez mal ? Avons-nous assez désespéré de nous ? Avons-nous assez consenti au silence et à la solitude ? La joie ne vient qu’après, une fois finies toutes nos pauvres stratégies. Ecrire est une injonction, nos chairs le savent, tout en nous le sais, jusqu’à nos tremblement.

Désormais elle est là, dans l’attente ultime. Le poème à venir borde sa solitude. La page blanche est là aussi, comme un œil qui la regarde, comme une amie qu’on aurait délaissée. Tout est là, la chaleur de l’été, le vent qui froisse les ramures des grands arbres, la lenteur des montagnes qui l’entourent, toutes les pesanteurs ont été découragées, elle est là, entre la lumière et l’ombre, dans l’angle de la page. Quelque chose de brûlant parfois la traverse et la laisse chancelante, presque interdite. Elle sait qu’écrire est une folie, et cette folie lui manque tellement.

Ecrire est son voyage, elle le sait à l’incendie qui couve dans sa poitrine. De tout temps elle l’a su, alors elle attend encore un peu dans la nuit, puisque c’est de nuit que les grands voyages se font, puisque c’est de nuit que la grâce nous appelle. »

Aujourd’hui elle écrit…. Elle écrit ……Elle écrit…..

Franck

 

 

 

 

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Commentaires
E
Un bel hommage. Heureux de lire qu'elle écrit à nouveau.
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