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J'irai marcher par-delà les nuages
5 mars 2017

Un corps si étroit...

Le plus souvent nous ne parlions pas. Il y avait comme un rituel des visites dans sa chambre. Nous nous succédions. Un par un. Il y avait la chaise à côté du lit, pour Simone ma grand-mère. Sa mère. La chaise des larmes sèches et des brûlures. Puis il y avait le fauteuil, pour l'autre grand-mère, Claire. Le fauteuil des histoires. Elle disait « Maman, racontez-moi une histoire.... » Elle appelait sa belle-mère « maman ». Ça se faisait, avant. Claire savait raconter les histoires. Une conteuse sans le savoir. Claire avait la voix haut-perchée et le rire éclatant. Aussi le sens de la dérision, comme celui de la fatalité. L'arthrose lui avait tordu toutes les articulations, les pieds, les genoux, les hanches, les doigts. Et puis elle avait Georges, comme si sa croix n'était pas assez lourde. Georges le fantasque, l'iconoclaste, Georges le poète des arbres et des animaux. Claire comptait plus sur sa canne, que sur Georges. Le fauteuil c'était mieux pour elle. Claire avait toujours une anecdote à raconter, dans une auberge il se passe toujours quelque chose. Toute l'humanité défile dans une auberge. Alors Claire racontait. Claire la faisait rire, cela déclenchait parfois des quintes de toux terribles. Elle ne riait jamais, sauf avec Claire. Les autres s'asseyaient sur le bord du lit. Elle ne tenait plus beaucoup de place dans ce grand lit. Elle ne froissait même plus les draps. Elle n'avait déjà plus de pesanteur dans ce monde. Il neigeait.

 Dehors il neigeait. Sans joie. L'effritement lent du ciel qui arracherait ses dernières peaux. Confettis de silences glacés. Presque trop lourds au regard. Noël approchait. Il neigeait. Dans sa chambre la chaleur était étouffante. Les carreaux étaient recouverts de condensation, comme un voile de petites perles opaques, tristes comme des larmes. Parfois je passais ma main sur la vitre, je voyais la neige, et l'immense tilleul, j'entendais ses ronflements, les raclements de sa respiration, ses suffocations. Je sentais son regard sur moi, posé comme une ombre sur le reste de ma vie.

Le plus souvent nous ne parlions pas. Parler l'épuisait. Il fallait choisir les bonnes paroles. Ne pas se perdre dans les détails, revenir à l'essentiel, au silence. Les regards suffisaient. Sa main était posée sur le drap. Sa main. Ce qui reste d'une main, une fois que la chair, et le sang l'ont quitté. Ce qui reste d'os et de craquement. Avant, ses mains étaient magnifiques, fines, délicates, soignées, plus jeune elle avait été manucure, puis après esthéticienne. Alors les mains elle connaissait. L'entretien des ongles. Limage, ponçage, gommage. La petite navette de daim qui, enfant, me fascinait tant, et qu'elle utilisait pour faire briller les ongles. Le petit bâtonnet de bois, pour repousser les peaux, les pinces en tous genres. Les vernis, les couleurs, les odeurs. Elle s'appliquait sur chaque doigt, colorer, peindre sans déborder sur la lunule. Sa main était posée sur le drap. Je n'osais pas la prendre. Elle semblait si fragile cette main, déjà si morte. Il fallait la pommader pour que les os ne crèvent pas la peau froissée, fripée, usée, avec ses  veines gorgées d'un sang trop noir, trop lent, trop brûlant. Tes pauvres mains maman. Qui ne savaient même plus prier, sinon être là, encore un peu.

Il neigeait. Et la neige en tombant recouvrait l'immense coupole chauve de l'immense tilleul. Et notre immense tristesse. Silencieuse. Tristesse de la mort blanche qui avance à pas mesuré, certaine de sa victoire, comme un lent traîneau sur la neige. Cette mort qui avait déjà pris tes mains et ton visage. Sauf tes yeux maman. Sauf tes yeux. La mort à pas mesurés sur cette immensité blanche, ou chaque jour sa trace se faisait plus profonde comme des veines vidées de leur sang.

Pendant nos instants, je restais assis sur le lit, à côté de toi. Nous nous regardions, vidés de nos paroles, vidés de la langue qui aurait pu les dire. Il est des pays trop froids pour que les mots adviennent, il est des heures trop fragiles pour porter la voix. Alors il nous restait le regard dans lequel on serrait chaque seconde comme des fruits, qui auraient déjà donnés tous leurs jus. On était dans ce pays lisse et froid, sans borne, sans lendemain, sans attente. Sans rien. Lisse et froid, comme du métal glacé. Quand l'attente a déjà rendu l'âme. Il neigeait maman, cette neige que nous  mangions en silence à nous en faire casser les dents. En silence, puisque le pays de la chambre où nous étions était inhabitable, indicible.

Parfois je t'aidais à t'asseoir... mais tu ne tenais plus très longtemps dans cette position. Chaque articulation semblait se disloquer, j'en profitais pour redresser  tes oreillers, et ton corps se déposait à nouveau sur eux, sans les déformer tellement tu ne pesais plus. Et ta main d'os se posait sur ma figure. Tu la touchais comme pour la reconnaître une nouvelle fois, je sentais les tremblements de ta vie, je sentais les tremblements de la mienne, maman. Nous n'étions  plus rien,  que ces tremblements. Et ces soupirs à peine soufflés, dans ce temps arraché, calciné, dévasté. Car il nous fallait voler chaque seconde, à chaque seconde il fallait en gagner d'autres, il fallait en trouver d'autres pour avoir la force de trembler encore. Il neigeait, maman. La blancheur se dessinait sur ta peau comme en transparence, comme un appel, comme une destination. Tu étais ce vaste champ de neige au-delà de la mort. Et je voulais mourir de ta mort, aussi. Tu comprends, maman. Mourir avec toi, dans la blancheur de cette neige qui tombait comme un sacre.
Le plus souvent nous ne parlions pas. Tu voulais simplement que j'approche ma tête pour poser tes lèvres sur mon front. Tu voulais ma chaleur, et je prenais la tienne. Combien de fois nous avons fait ces gestes pour se dire sauvés, un instant seulement, de nos déchirements, de nos effondrements ? Ma tête bercée entre tes os, ma tête sur ta poitrine essoufflée et pantelante. Ma tête posée sur cette horreur sublime. Sur cette neige épuisée, qui n'en finit plus de tomber sur nos vies. Dans ce délabrement silencieux du ciel. Dans cette chambre surchauffée par la fièvre du temps dans ses ultimes bruissements.

Il neigeait, et dans le grincement du parquet on entendait les clameurs d'une autre rive, ou les foules vont en cortèges se perdre dans les champs d'asphodèles. Chaque regard était un froissement de plus, la pâleur des sourires disait de longs gémissements, ceux qui vont en glissant sur les étendues neigeuses, au-delà des fleuves, au-delà des déserts, bien après nos vies et nos lamentations, comme les longues supplications qui tombent dans l'oubli. Il neigeait et nous étions dans cette intimité silencieuse, brûlante à veiller sur nos morts inlassables, nos morts perdus dans chaque grain de lumière, dans chaque bouffée d'air qui te manquait de plus en plus. Respirer, une fois sur deux, une fois sur trois, une fois pour moi, respirer de temps en temps, de moins en moins souvent, jusqu'à très rarement, jusqu'à presque plus, jusqu'à ces instants où le feu de tes yeux vacillait, proche du noir, avant que ta respiration ne reparte, avec l'hésitation d'un animal traqué, effrayé,  blessé. Les étoiles, aussi, respirent mal, maman. Je le sais, la nuit, on les entend hurler, on entend leurs souffles rauques et  chuintants dans les cieux. Respire encore, maman... ! encore... !encore une fois !
Il neigeait sous nos peaux, et derrière nos paupières,  il neigeait sur cet immense tilleul aux milliers de ramures noires, noires comme un immense poumon mort soufflant encore son dernier sang, et ce qui restait de vie dans ces instants du soir.
Il neigeait, comme pour adoucir la chute que fait l'âme en tombant au fond du corps. Il nous fallait aller à l'essentiel, au plus direct, bien après toutes les questions. Rassembler le tout de la vie, en des mots de rien, retrouver la pauvreté du langage, son humilité.
Tu aimais la lecture, parfois hachée, des poésies que je te lisais, ma voix chancelait légèrement, et tes yeux embrasait cette chambre, cette chambre allumée même le jour, et qui la nuit, éclairait l'immense tilleul, et la neige qui tombait.
« Pardonne-moi... pardonne-moi mon grand... » Ce sont les derniers mots que tu m'as adressés. J'ai serré l'os qui caressait ma joue comme le trésor le plus fragile qui puisse  exister.

Il faut porter le pardon des morts, comme nous portons celui des dieux. C'est lourd, et c'est plein de lumière à la fois. C'est lourd comme de  la neige qui tombe et qui au loin fait un bruit d'enfer.
Comme la neige qui tombait.... Qui tombait sans cesse.....dessinant dans la nuit, pour ton corps si étroit, un si grand escalier, qui montait... qui montait...comme la dernière prière que je n'ai pas su bien dire.... Tout là-haut... par-delà les nuages.... Derrière la nuit, cette si longue nuit. Il faut porter le pardon des morts. Le porter en silence sous les grands tilleuls, et le déposer sur la neige blanche pour que vienne le printemps.
Il neigeait et le printemps viendrait ensevelir ton silence....éternelle floraison pour bénir ton absence.

Franck.

J'irai marcher par-delà les nuages...

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