Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
17 mars 2017

-4- Rien ou la parole du silence...

Je me souviens de ce temps de l’analyse. Nous parlions du vide, du rien, surtout du rien, puisque c’est toujours de cela qu’il s’agit. De ce lien que l’on a avec lui. Du badinage que l’on entretient avec lui. De nos nuits d’ivresse avec lui. De nos noces décomposées. Puisque c’est toujours de cela qu’il il s’agit. De cette longue histoire avec ce si peu. Je me souviens. De ce rien que l’on ne sait pas nommer, que l’on reconnait à peine, de ce rien vaste comme un océan, à l’apparence insignifiante, à l’appétit d’ogre, de sa veulerie. De la nôtre plutôt. Oui ! Je me souviens de ce temps de psychanalyse. De ce temps du divan. De ce temps de la parole et du silence. De ce long monologue jeté à un plafond fissuré. Répandu dans une pénombre d’antichambre.

Au départ, tout commence dans une profusion, une exaltation de la parole. Au départ, on se trouve dans l’aisance de l’histoire. Des histoires. On essaye tout, par chronologie, par thèmes. Au départ, on pense que cela ne finira pas, que l’on aura toujours quelque chose à dire.
Avant d’entrer chez la femme de l’ombre, on a préparé tous les pans de notre histoire à révéler, tous les morceaux. On veut expliquer, faire comprendre. Au départ, c’est à elle que l’on parle, que l’on tend sa voix.
Derrière, elle ne dit rien, ou si peu. Parfois, elle pointe un détail, un mot. On s’arrête, on évite, on bifurque. On parle, on raconte. Notre histoire n’est pas très intéressante, pourtant à force de la dire, on pourrait la croire passionnante. Au départ, rien n’est très important, les mots se bousculent. On cherche des vérités qui seraient bonnes à dire, enfin.
Puis des vérités plus douloureuses. Même ces vérités douloureuses se trouvent bonnes à dire, encore. Le temps passe, on est de plus en plus précis. On cherche le détail, on soulève les souvenirs un à un, à la recherche du signe, de la marque qui porte notre nom, qui désigne notre fatalité.

La femme de l’ombre accompagne cette profusion tapie dans son silence, avec l’abandon nécessaire à toute bonne patience. Papa, maman, les sœurs que l’on n’a pas eus, ce que l’on a fait, ce que l’on n’a pas fait, nos femmes, nos enfants, nos amours, le sexe de nos amours, nos masturbations, nos faits d’armes, nos défaites, notre grandeur, notre misérabilité. Il faut tout dire, alors on dit tout, dans l’ordre ou dans le désordre. Nos peines, nos chagrins, nos lâchetés, l’ennui, l’enfant que l’on était, l’enfant que l’on est resté. Au départ, c’est un grand ménage, un grand déballage, on patauge dans nos eaux saumâtres.
La dame de l’ombre attend. Peut-être que si l’on se retournait, on la verrait sourire, ou dormir. Mais au départ, on se moque de tout cela, on se tient seulement dans l’ivresse des mots. Dans ce grand déballage, dans cette braderie. Dans cette délation de nous-mêmes, dans ces aveux de confessionnal. On parle, on paye, comme si l’on allait aux putes, tout est bien ainsi. On se demande parfois à quoi tout cela peut servir, mais on continue. À cause de l’ivresse.

Trois fois par semaine. Les mois passent. Bien sûr, on commence à voir derrière l’histoire de drôles articulations. On voit bien certaines formes, invisibles à l’œil nu de la vie quotidienne. On voit bien d’autres histoires sous les histoires. On voit bien d’autres mots sous les mots. On voit bien des larmes sous les sourires, ou quelques abimes sous les vagues. On devine bien d’autres désirs sous les désirs. À chaque séance, on monte une marée. La mer est sans fin, et le temps de l’océan sans limites. La dame de l’ombre devenait peu à peu mon oreille. Peu à peu mes yeux. Elle était là, sans vraiment être tout à fait là.
Puis, un jour, l’eau des mots commence à se tarir. Le flot devient moins important, de gros cailloux de silence font des remous, où les mots viennent s’enrouler. Tourbillons d’écume blanche, où la parole disparait comme dans une sorte de vortex de la langue. La dame de l’ombre est toujours là. Silence contre silence. Au début, cela n’est pas fréquent. Pour éviter ces écueils, on prépare la séance encore plus à l’avance. Mais le dernier quart d’heure devient difficile à combler. Les mots sont devenus épais, ils raclent la mémoire. Il y a du sable sous la langue. Des cendres dans la voix. Un peu plus de rouge dans les silences. Un peu plus de sang dans l’attente. Un peu plus de peur dans les souvenirs.
Il y a une ivresse du silence. Un vertige. Presque une volupté.
Puis une douleur.
Avec le sentiment du dérisoire. Une vie est faite de si peu de chose au fond. Même bien remplie. Il y a si peu d’évènement. Si peu de rencontres. Si peu à en dire.
Alors, arrive le temps des silences. De ces séances vides. Vides, lourdes, douloureuses. Le temps du rien. Des colères contre la dame de l’ombre. Des colères contre soi.
Il n’y a plus qu’un filet spasmodique d’une eau troublée, tremblante. Si peu assurée de couler vraiment. Il n’y a plus que le lit asséché d’une vie désossée. Avec un limon sombre qui se fendille. Avec ses flaques boueuses.
S’allonger sur le divan pourpre devenait pénible, presque insupportable. Le silence se nourrit de lui-même. Il s’encourage.
Se fortifie. S’additionne. S’engraisse.
S’aggrave.

Il arrive que les couches de silence soient si épaisses, si compactes, qu’il devienne presque impossible de le rompre, de le traverser. Chaque phrase part du plus loin du ventre, remonte avec lenteur tout au long de l’estomac, pour venir peser sur les poumons. Chaque phrase cherche son souffle dans un air raréfié. Les mots prennent des sens bizarres, baroques. Ce sont des mots tiroirs. Des poupées russes remplies de mystères.
La dame de l’ombre est à son œuvre. Elle tient ferme l’autre bout du silence. Elle tend la corde du silence sur laquelle quelques pauvres mots tentent de garder l’équilibre. C’est le temps des larmes, des doutes, des nœuds, des pierres. Sous notre vie, il y a des paysages étranges. Derrière nos souvenirs, existent des plaines venteuses, des landes tristes. L’innommé. De vieilles sensations que les vieux mots n’ont jamais touchées. Des désirs sombres jamais avoués.
De quoi parlons-nous quand nous avons tout dit ? Que reste-t-il à dire ? Au-delà de l’histoire, bien après l’anecdote. Bien avant.
Allongé, je regarde la fissure du plafond. Je ne veux rien dire. Je ne veux plus rien dire. Plus jamais. Cela dure. Des séances entières. Parfois, je sens mon corps envahi de chaleur. Parfois, j’ai froid. Alors, je cède. Aux mots. Aux relents des mots. À leurs spectres.
À ce moment, on ne raconte plus.
Une voix d’avant la vie.
Il ne reste que des lambeaux de phrases. Des bulles qui crèvent le plafond, qui crèvent le lit du torrent asséché, bulles de soufre. Sous le lit, il y a d’autres lits, plus sombres, plus denses.
Bien après, il n’y a plus que des formes. Car peu à peu on entre dans le royaume des ombres. La dame de l’ombre semble bien les connaitre.
Temps du rien. Souvent, j’avais l’impression de construire une muraille invisible, à l’envers du décor. Temps du vide. Lancinant. Épuisant. Temps des redites. De l’usure. Comme si l’on agrandissait le vide. Comme si c’était cela l’important. Comme si à force d’être dans ce rien continuel cela donnait une consistance au vide. Comme s’il était vivant en nous. Longue traversée.
Longue marche de la parole où les silences pèsent plus que les mots prononcés, où le temps vide compte plus que tous les actes posés.
Quatre ans. Quatre ans. Dans le désordre du sens. Quatre ans à être éparpillé dans mes défaites, à flotter dans mes naufrages. À creuser le son de ma voix, à border la parole, comme on borde un enfant malade. À errer. À n’être qu’une errance.

Un jour, on arrête. Plus précisément, on suspend. On accroche son silence au clou de l’amour planté dans la fissure du plafond. Un jour, on suspend. Il ne faudrait pas. Mais on le fait. C’est ainsi.
Après, bien après, on commence à écrire.
Ce sont les mêmes mots. C’est le même silence. C’est la même voix. C’est la même douleur, la même exaltation. C’est aussi vain, mais si essentiel. Comme une errance souveraine. Comme une ultime dignité.

Franck

Publicité
Publicité
Commentaires
F
Oui Jade, nous errons dans les couloirs du temps, des temps confondus, nous pensons souvent aller de l’avant, alors que nous faisons que revenir, souvent nous vivons à rebours des chronologies. Faire face, c’est avant tout regarder ce que l’on nomme le passé. J’aime l’image du miroir, elle dit bien le paradoxe de nos vies. Lorsque nous nous regardons dans un miroir, nous ne voyons plus la route devant nous, on ne voit que notre image et le paysage qui se trouve derrière nous, ce paysage jamais présent à notre vue. <br /> <br /> Le présent est une sorte d’illusion, malgré ce qu’on nous en dit, il serait la clé du bonheur ou de la vie heureuse. Le présent n’est pas fléché, n’a pas d’épaisseur. Je préfère le mélange des temps… peut-être la seule façon de s’en affranchir un peu. Nous sommes la conséquence d’un désir qui nous devance, d’une pensée encore à venir, d’un passé toujours renouvelé…<br /> <br /> Pour le titre j’avais pensé au titre du blog, qui me représente assez ; un univers débarrassé de l’espace et du temps, un endroit où les choses peuvent advenir, où la constance peut se condenser, ou révéler un peu de ce sens qui semble toujours nous échapper. Un endroit entre ciel et terre, à mi-chemin de la pesanteur et de la grâce… Autre paradoxe, il nous faut descendre profond en soi pour espérer s’élever un peu… il faut bien affronter ses prisons si l’on veut s’en libérer…. Nous sommes toujours en retard d’une libération; ce qui sauve, c’est de ne jamais s’arrêter, c’est recommencer sans cesse, c’est faire un pas de plus, un sillon de plus, c’est affronter l’usure, et nos effondrements toujours possibles…
Répondre
J
Il y a dans cette merveilleuse analyse comme un "décollement " de soi ,d'une enveloppe charnelle et spirituelle hissée sur le miroir du temps passé. Les images sont tourmentées comme autant de travellings arrière ppur mieux plonger dans la fébrilité des souvenirs et la moiteur imprimée du ressenti encore perçu..<br /> <br /> C'est touchant comme la vue d'une photo jaunie par le temps mais qui soudain crève le présent de ses nouvelles certitudes : un mystère décodé parmi tant d'autres à exhumer ...<br /> <br /> Ecrire enfin ... oui ... comme entrer dans un bain de jouvence pour laisser se décanter le tanin des chemins de traverse ...<br /> <br /> <br /> <br /> Tiens il me semble qu'un titre à ton oeuvre serait pas mal ... Que dirais-tu de : " Mes chemins de traverse " ?????<br /> <br /> Jade
Répondre
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
J'irai marcher par-delà les nuages
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 167 959
Catégories
Pages
Publicité