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J'irai marcher par-delà les nuages
23 mai 2017

- 47 - Aller au bout de la jetée...

Car ce qui compose nos vies est si insignifiant, si négligeable, si futile. Les grands évènements sont si rares. Il y a tant d’heures oubliées, vaines. Tant de gestes ternes, inconsistants. Tant de faiblesse et de lâcheté. Un immense gruyère où ne subsistent que les trous, les vides, les riens. Les attentes interminables. Les gestes répétés. Les naufrages dans des sommeils de pierres. Toutes ces paroles prononcées avec des mots si creux, si absents d’eux-mêmes.
Chaque heure se tisse dans la banalité, l’imperfection, la platitude. Chaque heure rejoint le fleuve des jours, des ans, dans la perte, le manque, et l’infinie tristesse des flots qui s’écoulent.
Car ce qui compose nos vies, c’est le malentendu, c’est l’espérance désenchantée, ce sont tous ces culs-de-sac, ces labyrinthes inextricables, ces occasions gâchées. C’est notre entêtement à vouloir comprendre ce qui n’a pas de sens, à désirer ce qui est hors de notre possible, et au bout de tout à se lamenter, ou à se taire. Mais continuer.
User jusqu’au bout la comédie de l’espèce.
Alors, c’est là au cœur de cette piètre et médiocre tragédie, c’est là, dans notre dénuement, notre déficience, dans cette langueur, là, au point d’orgue de notre irrésolution, que l’écriture déploie sa palette la plus tremblante.
Car l’écriture nous vient d’abord d’un creux, d’une insuffisance, de l’hémorragie qui s’ensuit, d’une rareté, d’un déficit.
Elle vient de nos dernières résistances quand elles cèdent, quand l’être, en nous, s’abandonne, et se perd.
Elle vient de notre marche sur la jetée quand celle-ci s’arrête, et que l’océan est ici, devant, démesuré, terrifiant, que tout en nous se projette vers l’infini. L’écriture vient de cet arrêt brutal, et de ce prolongement. De ce saut dans l’immensité. De cette marche sur les flots. Quand plus rien ne nous soutient, à part le fil tendu de la langue, une ombrelle de désir dans la main droite, et quelques notes de musique dans la main gauche.
Pour écrire, il ne faut rien puisque l’écriture vient de là. Puisqu’elle y retournera. Il ne faut rien sinon se quitter.
L’essentiel de nos vies se construit à l’insu de nos envies, à l’insu de nos rêves. Pour un acte posé, cent stériles ou inoccupés. Pour une rébellion, cent abdications. Pour une aubaine miraculeuse, cent nullités ternes. Accepter la faille comme l’unique possible. La faille qui recueille l’encre, l’encre des mots de l’écriture. La faille qui nous nomme. Interminablement. La faille comme dernières exigences, le lieu des empilements, des étreintes ou des serments ou des éloignements. Le lieu de nos vertiges.
Car il nous faut aborder mille fois ces rivages dévastés de la mort, reproduire sans cesse l’agonie de nos jours, affronter à chaque texte l’effrayante nécessité de disparaitre. À chaque fois plus loin. À chaque fois plus profond. À chaque fois plus définitif. Comme si chaque mot devait enlever des morceaux de peau, les arracher à leur obstination. Jusqu’aux dernières chairs. Jusqu’au dernier sang.
Car l’écriture, c’est bien déterrer des ciels vacillants d’étoiles en réveillant les gisants, c’est bien ce creusement de l’ombre avec toujours cette avancée sur le fil comme une entrée dans la cathédrale : de l’arche à l’autel, du soleil au fanal, tenter le passage impossible du clair au lumineux, du crépuscule à l’aube, des secrets au mystère. Accepter l’envoutement. L’appeler. Messe noire pour noce blanche. Toujours. Toujours. Puis infiniment recommencer jusqu’à ce que plus rien ne subsiste de nous. C’est bien cela, n’est-ce pas ? C’est bien cette folie ? C’est bien cet impossible orgueil des vaincus, qui sachant leur défaite se cambrent une dernière fois, face au néant ? Cet impossible orgueil des déshérités, des dépourvus, des dépouillés ? Rien. N’avoir rien que sa langue, rien que des mots, rien qu’une musique. Rien d’autre. Avoir assez de désespoir, de contradictions, de frontières pour pouvoir les déborder et les excéder. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Dites-moi que c’est bien cela, parce que sinon il faudra que je brule chaque mot prononcé, chaque mot écrit, il faudra que le silence ne soit plus le sacre de la parole, mais son unique sépulcre. Il le faudra bien.
Si mon errance me conduit auprès de cet écueil, au tout près de ce croc insolent, il faudra bien que j’aie la force de m’y clouer. Si la pauvreté de nos vies n’est pas assez cher payée pour le passage de la nuit à la nuit, si notre dénuement ne suffit pas à dédommager Charon ou ses frères, il faudra bien déchirer le pacte, et l’incendier jusqu’à nos plus intimes paroles. Si consentir n’est pas la route, il faudra bien consumer la terre et ses environs.
Puisque pour signifier, j’ai épuisé tous les actes, toutes les routes, tous les chagrins, puisque j’ai osé tous les effleurements, frôlé toutes les peaux, puisque je me suis rassasié à tous les seins, que j’ai dormi sur tous les ventres, que j’ai caressé toutes les cuisses, puisque tout cela fut fait, puisque je fus chevalier, prince, jardinier, conquérant, puisque j’aurais pu être roi, puisque j’ai tenu des étoiles au creux de mes mains, puisque j’ai bravé tous les échecs, toutes les abjurations, tous les reniements, puisque j’ai été courageux et veule, puisque de tout cela, il n’en reste que les cendres. Que demain le vent les effacera ! Qu’au bout de tout, rien ne fut signifié !
Alors…
Alors, en attendant la révélation de la fin des temps, le dévoilement des limbes, il faut bien continuer d’arpenter la langue qui nous reste, à raboter la parole, à élargir la faille, à esquisser des pas de danse sur le fil tendu. Il faut bien risquer l’équilibre pour tenter de le trouver. Il faut bien écrire puisque c’est cela qui nous reste, puisque c’est la seule dignité possible avant la prière. Puisque je n’ai que mon silence à opposer au vacarme du monde, puisque je n’ai qu’une ombrelle de désir dans la main droite, quelques notes de musique dans la main gauche.
Alors…
Alors, il ne me reste que l’incendie des mots, la brulure de la solitude pour invoquer les dernières heures et les ultimes insignifiances. Me dire que là, juste là, à cet endroit de ma vie, à l’endroit de la tremblance, commence le plus grand des voyages. Le plus immobile, le plus terrible. Puisque tout est exigé, là, dans l’instant du mot. Alors, il me faudra rassembler toutes les forces de l’amour. Aller au bout de la jetée et tenter une autre fois le saut dans l’immensité. Au plus nu. Au plus près de l’étoile. Au plus près du désespoir.
L’inouï. Absolument.

Franck.

 

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