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J'irai marcher par-delà les nuages
29 mai 2017

- 52 - Si après le texte...

Si après le texte, tu n’es pas épuisé, si tu ne sens pas ton corps démantelé, si rien de ta chair ne tremble, alors tu n’as pas écrit. Si, après le texte, tu n’es pas englouti, pantelant, pauvre, alors tu n’as pas écrit.
Le mot sort du muscle, du muscle qui se contracte, du muscle gorgé de sang. Il y a là, une réconciliation. C’est comme aimer…

Franck.

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F
Bien vu Jean-Luc, oui il y a bien une histoire de boulanger entre nous… Mon grand-père paternel, Albert. Je ne l’ai pas connu, il mort si jeune… la farine, ses poumons… à trente-quatre ans il est mort d’épuisement. Je sais très peu de chose de lui… sinon, qu’il mourut devant son four, après une dernière fournée… Ma grand-mère se remaria… plus personne ne parla d’Albert…. Une fois il a longtemps…. Claire, ma grand-mère…. J’en ai fait un petit texte, il y a longtemps aussi…<br /> <br /> « À la fin il s'arcboutait sur le rebord de four. La tête penchée. Recherchant un souffle qui le fuyait. Il avait beaucoup maigri. Mais il voulait continuer à faire son pain. Albert. Il s'appelait Albert. Il avait trente-quatre ans et il épuisait ses dernières forces en face de son four. Dans la famille on ne parlait jamais d'Albert. On l'avait laissé, lui et sa tuberculose, appuyé à son four. Je n'ai vu que trois photos de lui. Il paraît qu'on se ressemblait. Même mon père ne parlait pas de son père. Comme si on en voulait au mort d'être mort. Trois photos. Sur la première il est en uniforme de marin. Sur la deuxième il est en costume. La troisième est celle de son mariage. Avec Claire, ma grand-mère. Elle est assise et lui se tient debout. Droit. Sur les trois photos, il a le même regard, la même expression. De grands yeux de poissons qui regardent hors du bocal. Sur aucune il ne sourit. Il a des lèvres épaisses et bien dessinées. Il n'est ni beau, ni laid. Il semble étrange. Voilà, c'est le terme. Étrange. Étranger pour être plus précis. Sa mère n'a pas voulu qu'il fasse des études. Il essayait bien de lire en cachette quelques livres. Mais sa mère ne voulait pas dépenser d'argent pour ça. Alors tout jeune il sera au pétrin. Je ne sais même pas s'il avait eu un père. C'est la mère qui régentait. Qui comptait les sous. Elle les comptait souvent. Trop souvent pour être honnête. Alors il s'est engagé dans la marine. Il a fait le tour du monde. Et il est revenu à Limoges. Rue Jovion. À la boulangerie. Il a connu Claire. Il avait vingt-cinq ans, elle, elle en avait quinze. Ils se sont aimés en cachette. Entre deux fournées. Quand elle venait à la boulangerie, c'est lui qui la servait. Et très vite elle fut enceinte. Alors ils se sont mariés. Lui il faisait le pain, elle, elle le vendait. Tout aurait pu durer ainsi indéfiniment. Jusqu'à la première toux. Albert n'avait pas le goût du bonheur.<br /> <br /> « Claire, parle-moi de lui, comment il était Albert ? »<br /> <br /> « Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Albert, c'était un silencieux, il ne parlait pas beaucoup. Et puis tu sais, avec la boulangerie....ça n’était pas une époque très facile.... »<br /> <br /> « Mais tu l'aimais ? »<br /> <br /> « Est-ce que tu crois qu'on avait le temps de se poser ces questions ! »<br /> <br /> « Je suis sûr que toi, tu te les posais ces questions ». <br /> <br /> « Albert....oui, on s'est aimé, mais en cachette, toujours en cachette. Même mariés... Albert, il avait des voyages dans la tête et dans le cœur... il avait des poèmes dans la tête et dans le cœur.... Il n'était pas fait pour la boulange... J'étais jeune c'est vrai... mais tu sais, dans ma vie j'en ai vu des bonhommes...jamais des comme lui.... » <br /> <br /> Claire dit ça, avec les larmes au bord des yeux. Pourtant, cela fait pas loin de cinquante ans qu'il est mort. <br /> <br /> « Tu sais il était fortiche pour le feu, pour la température du four... Et puis jamais il ne ratait une fournée... Il aimait son pain, ça lui faisait presque dépit de le vendre... Lui, il l'aurait donné. Tu sais à Limoges entre les deux guerres c'était chaud... les ouvriers, ceux de la porcelaine et des chaussures avec les syndicats....ça ne rigolait pas. Tu sais qu'ils ont tué des ouvriers....ils ont chargés et ils ont tué... »<br /> <br /> « Oui, mamie, je sais.... Albert. Parle-moi de lui. »<br /> <br /> « Tu me fatigues avec tes questions, qu'est-ce que tu veux savoir ?! »<br /> <br /> « Tout... tout, lui, papa, moi... »<br /> <br /> « Ne me parle pas de ton père.... Et dire que je l'ai porté dans mon ventre cet indien !... Dire que je l'ai porté dans l'odeur du pain, et des croissants, tu crois que ça a servi à quelque chose ? Dans la nuit je descendais avec mon gros ventre pour l'aider... lui faire du café... Tu sais quand il mettait notre pain au four, avec ses gestes rapides, sûrs, on aurait dit une danse. Les premiers pains qu'il plaçait dans le fond du four, j'avais l'impression que tout son corps allait y passer...Je le voyais faire en silence, il transpirait... il était beau... il faisait chaud, il faisait nuit et la première fournée craquait, le pain chantait, on savait qu'il allait être bon au chant, à la musique de la croûte sortie à peine du four.... Ah, ce four, c'est ça qui la tué... le chaud et froid... il n’était pas fait pour ça. Il l'aimait son four, son feu. Il s'en occupait de lui, ça tu peux le dire....! Plus que de moi....! » En disant ces mots, sa voix était remplie de tendresse.<br /> <br /> « Tu exagères là... »<br /> <br /> « Oui, on s'est aimé, mais c'était une autre époque, j'avais seize ans, un gamin et la boulangerie. Pourtant, quand il posait ses mains pleines de farine sur mes cuisse ou sur mes seins... »<br /> <br /> « Attention, mamie, tu dérapes...! »<br /> <br /> « Ah ah ! Je dérape...et tu ne dérapes pas, toi, des fois !?... Eh bien, je peux te dire qu'on en a fait devant le four... et pas qu'une fois !... Dommage, il était triste, il ne savait pas dire pourquoi... il était triste, c'était dans son sang... à cause du lait de sa mère... cette garce ! Lui, il avait vu le monde... la nuit, il me racontait, pendant que le pain dorait...les noirs, les jaunes, les café au lait.... Et l'océan... il parlait souvent de l'océan, des tempêtes, du ciel, des étoiles... il disait – quand je fais du pain j'y mets tous mes souvenirs, c'est pour ça qu'il est bon mon pain, j'y mets le bruit des vagues, la mousson, les sourires des filles- il disait ça pour me faire enrager. Il était timide. Alors le sourire des filles... tu vois ce que je veux dire...quand on s'est connu on était aussi niais l'un que l'autre... d'ailleurs t'as vu le résultat ?... Ton père... »<br /> <br /> « En fait, tes deux maris auront été marins, c'est une vocation chez toi... la marine, en plus à Limoges... tu aurais habité Brest ou Bordeaux...Mais Limoges, il faut le faire... non, je ne poserais pas la question... lequel des deux.... Parle-moi encore d'Albert. »<br /> <br /> « À la fin il faisait peine à voir...la tuberculose, plus des trucs qu'il avait aux poumons, peut-être la farine... et puis on ne pouvait pas fermer la boulangerie, tu comprends, ce n’était pas comme maintenant. Alors, je l'entendais tousser, en bas, devant son four. Il ne voulait pas vendre, il croyait que ça passerait. Eh bien, ce n’est pas passé ! ce n'est pas passer du tout même.... Ça l'a tué... presque d'un coup....Je me souviens de sa dernière fournée, comme si c'était hier. C'est lui qui avait pétri, c'est lui qui avait préparé tous les pains, tu sais, les gros pains, les tourtes... Il toussait, il crachait... et puis ce four, j'avais l'impression qu'il luttait contre le feu, comme s'il défiait les enfers. Il avait beaucoup maigri, mais, même là, à l'article de la mort, ses gestes étaient beaux, harmonieux. Entre deux quintes. Quand tout fut fini, j'ai vu du sang sur son tricot blanc, du sang mélangé à de la farine, il me regardait en silence, ses yeux me parlaient. Tu comprends, il me disait plein de choses... c'est à ce moment-là que j'ai su, que j'ai su vraiment. Il n’était pas fait pour ça... il avait des mains d'artiste. Mais surtout le cœur, et les rêves. Il était revenu, mais quelque chose de lui était resté sur la mer. Je lui disais : Albert où tu es ? Il me souriait.....et répondait : "au milieu du Pacifique...!" Je le voyais à son regard qu'il était ailleurs... Pour le coup, il y aura été... ailleurs.... »<br /> <br /> Je me revois devant la porte du crématorium avec le cercueil prêt à entrer. Avec ma tante nous avons eu l'autorisation de passer derrière, dans la coulisse. Il y a eu Albert, Jean et Franck. Et là Franck se prépare pour sa première fournée. Mon père revenait à son père dans une dernière fournée. Totalité des cycles. Emprise des symboles. Le livre se refermait dans la blancheur incandescente des flammes. Un corps qui appelait sa cendre. Un dieu qui réclamait son dû.<br /> <br /> Dieu ! que ton pain est étrange....<br /> <br /> Et moi un piètre boulanger... »<br /> <br /> Franck.
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G
Franck, j'adore ce que tu dis sur le corps et sur le pain offert...Il me semble qu'il y a une histoire de pain, de boulanger entre nous...Tu sais dans un petit village du maine et Loire sur les bords de ce fleuve il y avait un boulanger, mon grand père, qui pendant la guerre, a donné du pain à des tas de gens pour ne pas mourir...un peu plus tard sa fille a fait un bâtard, moi en l'occurence et il fut chassé de son village de chenehutte...c'est anecdotique mais charnel, corporel. Cela me rappelle une artiste photographe qui faisait des clichés jusqu'à épuisement, cela pouvait durer 72 heures, elle allait au bout de son corps, de ses capacités physiques, de son objectif...ses derniers clichés lui échappaient tellement qu'ils lui ressemblaient infiniment dans un cheminement sans chemin, le regard aveugle du photographe, la consistance des choses...Je me permets Franck par amitié et connivence, ce qui en fait l'intérêt c'est que justement c'est sans intérêt, juste qq mots vers toi et Iman.C'est aussi la fraternité dont tu parles....A toi<br /> <br /> jean-luc G
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F
Décidément Iman, j’apprécie infiniment les textes que vous déposez ici. J’aime la façon attentive et humble que vous avez de lire, de vous interroger, d’avancer, de comprendre. <br /> <br /> Je crois intensément que tout acte de création nécessite la participation du corps. Je ne crois pas que la poésie serait seulement le résultat de notre pensée, de notre imaginaire. J’ai l’intuition que nos souvenirs résident dans notre corps, notre chair, nos muscles, nos os, notre sang. J’aime à penser que notre langue la plus vraie, la plus essentielle gît dans notre corps, que ce sont nos muscles qui se souviennent.<br /> <br /> La « pierre » est l’image de tout ce qui résiste en nous et hors de nous, tout ce qui s’oppose, tout ce qui contrarie nos facilités, nos complaisances envers nous-mêmes. Cette pierre est silencieuse, rugueuse, fixe, immuable, presque éternelle. Elle semble nous regarder, nous défier. Elle semble nous dire : « Que feras-tu avec assez de consistance et de poids pour faire bouger l’autre plateau de la balance. Alors il nous faut inventer des chemins assez puissants et qui pèsent le poids de ce silence, de cette éternité, de cette solitude. <br /> <br /> « L’autre », tous les autres, se trouvent au bout de ce chemin. Il y a un paradoxe. Dans l’épuisement solitaire et silencieux se gîsent le plus pur de l’amour, la plus large fraternité, le plus profond du partage. C’est l’histoire du laboureur, seul, arcbouté sur sa charrue, sillon après sillon, c’est là dans l’épuisement du corps, et de la constance, que se fabrique l’humanité et le partage. Les sillons noirs, faits de tant de sueur, de tant d’abattements, portent déjà en eux les semailles jetées, la levée verte du blé, l’or du champ mûrit, le bruissement des épis dans la chaleur de l’été, enfin la moisson joyeuse, et la rougeur des coquelicots entre les meules, le grain qui devient farine blanche comme une promesse, et l’eau, le levain qui fera gonfler la pâte, et le feu qui dorera le pain, fixant la mémoire du passé, et la promesse du partage. Alors le pain offert est bien autre chose qu’un simple aliment, il nous vient de si loin, il nous vient du laboureur et de sa constance, de son application à aligner ses sillons. Descendre en soi, loin de nous éloigner des hommes, nous en rapproche, c’est faire le chemin du pain, c’est au cœur de l’hiver faire le pari de l’été. C’est au cœur de la solitude appeler la plus belle fraternité. C’est cela le « surcroît ».<br /> <br /> Franck
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I
Du prime abord, cet article paraît poétiquement beau, voire romantique. Mais, on comprend après (surtout après avoir lu Pierre) qu’il faut écrire de ses tripes pour finir pauvre et malade. Il faut être un rescapé du redoutable voyage vers « soi » pour trembler de la sorte. Oui, les voyages intérieurs sont les plus orageux, les plus tumultueux, sans merci ni trêve. La récompense ? Le mot du muscle. <br /> <br /> Qu’est-ce ce voyage ? Sans être théoricienne de psychanalyse, prétendant moins être adepte de telle ou telle discipline spirituelle, j’ose avancer que c’est un départ qui se fait dans la solitude, quand la voix intérieure crie sourdement, quand aucun prétexte n’arrive à la faire taire, Sonne alors l’heure du face-à-face. On y revoit ses défauts, sa laideur, des colères étouffées, de beaux souvenirs, des mots tendres, véridiques mais improbables. Chaque rencontre devient un combat, chaque blessure une lutte, chaque tendre souvenir un sourire larmoyant. Ce voyage c’est aussi s’engloutir dans l’Idée, vivre dans sa sphère, la laisser nous écraser un moment pour en ressentir après tout son poids, sa forme, sa « couleur ». C’est ce que vous avez si bien décrit dans La Pierre : « Faire monter dans le ventre,dans la poitrine, chaque mot, un à un, pour les poser sur la pierre pour en éprouver l'audace, la forme,la couleur." ( Ah, ce qu'elle m'intrigue l'idée de cette pierre!) S'imprégner de l'écrit pour le verser sur les pages après...<br /> <br /> Ecrire de la sorte ressemble à une interminable résurrection de ses cendres, à une plongée dans les abysses du soi…et de l’Autre. Comment remonter la surface, retrouver la sortie dans les labyrinthes des solitudes ? Il faut que le Moi soit vraiment investi dans cette quête, qu’il trouve dans la remontée sa délivrance, son nouveau souffle, sa paix tant recherchée (une âme qui ne s’inquiète pas, qui ne vibre pas, tranquille, jugera-t-elle nécessaire ce voyage?) Une fois remonté à la surface, fini ce voyage, tout pauvre, assommé, un fade sourire sur les lèvres, comment tourner la page et reprendre foi ? Quelle sagesse tiendra, quel cynisme sauvera ? Il se peut qu’un temps gris s’impose, pour que l’ouragan passe et la marée recule. Naîtront alors les lueurs du jour, les mots limpides, l’écriture qui emporte…par delà les nuages :) Une écriture qui aspire, semble-il, au simple et au pur, à la polyphonie dans les textes imbriqués quand le sens devient un « surcroît ».
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A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog en lien ici : http://mondefantasia.over-blog.com/<br /> <br /> au plaisir
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