Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
3 juin 2017

- 55 - Que deviennent nos cris qui ne sont pas criés...

Nous sommes des revenants. Nos yeux connaissent déjà le paysage sans fin de la mort. Nulle frayeur dans le regard. Seulement une grande lassitude. Le retour est toujours plus éreintant. Le déjà-vu épuise le sang. Ce perpétuel retour constitue la forme la plus aboutie de notre aller simple. C’est pour cela que les miroirs existent. Nous sommes en marche vers un en deçà de nous-mêmes. Un déjà-vécu sans conséquence. D’ailleurs, il ne faut en tirer aucune conséquence : les conséquences sont les pires des illusions. Elles tiennent nos heures dans la prison des temps clos.
Le difficile, c’est l’enfermement dans sa propre demeure, avec l’impossibilité d’ouvrir les portes de sa maison. On est à l’intérieur. Rien n’y pénètre. Ni lumière ni voix. Rien. Rien ne sort. Les verrous sont tirés. Ni la nuit, ni le jour : rien ne pénètre.
Ne plus écrire. Trop simple.
Tout a été écrit, cela veut dire que rien n’a été dit. Que tout reste à formuler ! Une autre fois. Jusqu’au bout. Jusqu’à la fin. Psalmodier jusqu’à l’ivresse. Même si c’est inutile. Surtout si c’est inutile. La mélopée n’est plus sacrée, elle n’atteint plus les cieux. Les a-t-elle atteints un jour ? Est-ce important ?
Respirer. Faire entrer l’air. Profondément. Sentir l’échange des gaz dans le sang, dilater les poumons. Respirer. Seulement cela.
Écrire que l’on respire. Écrire que l’on sent l’air se mélanger, que c’est la seule chose que l’on maintient. Que tout est organique ! Qu’il n’y a qu’une chimie ! Qu’une organisation de molécule. Un échafaudage de particules. Que l’on n’écrive que cela. Jamais rien de plus. Que tout le reste n’est qu’une boursoufflure. Qu’une triste illusion.
Il faut repartir du début. Du cri. Reformuler le cri. L’équation du cri. Un cri débarrassé de sa douleur, de sa peur. Un cri pur, net. À l’état brut. Un cri sans chagrin puisqu’il les contient tous. Sans cause. Le cri comme le premier mot. Le seul audible, le seul compréhensible.
L’enfant qui nait sait déjà tout. Il crie. Après il passe sa vie à oublier ce cri. Il passe sa vie à oublier qu’il savait. Derrière chaque geste, derrière chaque parole, ce qui compte, c’est le cri. Faire entrer l’air dans ses poumons. Déployer le cri. L’épaissir. L’ accroitre . Lui redonner sa nécessité. Son immédiateté. Son acharnement. Appeler le cri. D’abord dans ses poumons, à l’endroit des échanges des molécules, à l’endroit où le dehors devient du dedans. Quand le dehors devient du dedans, il devient un cri. Toujours. On ne le sait pas, parce que l’on a oublié le moment du naitre. Le premier échange des molécules qui devient un cri. La première vérité, sans doute la seule que l’on ne dira jamais. L’originelle affirmation. Car le sourire n’est qu’un cri dévoyé, un cri qui s’est déjà compromis, un cri qui a déjà vendu son âme. Le rire n’est qu’un cri prostitué. Une forfaiture. Écrire le signe.
Que deviennent nos cris qui ne sont pas criés ? Sont-ils musique ou poésie ? Sont-ils torrents ? Bourrasques ? Sources ou plaintes dans les landes de bruyères ? Supplique ? Oraison ?
Que devenons-nous, nous qui ne crions pas ? Que pèse notre vie sans cri pour l’alourdir, pour l’enraciner, pour la densifier ?
Alors, remonter le fil du souffle. Respirer intensément. Sentir le froid de l’air passer dans l’incendie du sang. Alors, n’écrire que cela, l’effondrement du dehors dans le dedans. L’écrasement des molécules dans les chairs vivantes et respirantes. L’écrasement. N’être plus que pulsations, vibrations. Jusqu’à la convulsion. Psalmodier jusqu’à l’ivresse. Du souffle sur du souffle, avec le cri qui se déploie dans un arrachement somptueux. Du souffle qui frotte sur du souffle. Du sang noir pour du sang rouge ; élévation lente, cène sanglante et hurlante. Cérémonie solennelle du cri initial, annonciateur, prédicateur. L’engramme. L’ordalie.
C’est après qu’arrive le chant.
Le chant… D’abord, la voix. Le texte doit tenir dans sa voix. Tenir en entier. L’œil seul est muet, il n’entend rien au chant. Beethoven est sourd, mais il continue de jouer. L’œil n’est pas suffisant : il a besoin de ses doigts pour entendre.
Le chant relie la chair au verbe
Que le chant… L’exhalaison de la matière du mot. Le dépassement du mot dans sa traversée. Chopin jusqu’à la dissonance. Aller jusqu’au bout de l’audible, juste avant que l’harmonie ne se casse. Cet instant existe juste avant la brisure. Dans Chopin, il y a toujours un point d’effondrement, une note par où passe la lumière.
C’est l’accident dans la parole qui la révèle.
L’impact.
Le trou juste avant le mot. Juste après.
Décider d’écrire dans les trous, dans les manques. Se donner une chance de mourir. Là.
Inventer de l’éternité. Pas parce que c’est beau, mais parce qu’il le faut.
L’arbre ne fait pas du beau, il fait de l’arbre. Il fait de la puissance d’arbre. Il est constant dans son désir d’arbre. Il est constant dans sa chair d’arbre.
Il s’efforce. Autour du nœud. Autour de la folie qui durcit sa mémoire. Il invente ses branches dans les saisons à venir. Autour du nœud ligneux. Il appelle le vent, la tempête. Il appelle ce qui peut le briser. Ce qui doit le briser. L’arbre écrit. On le sait à cause du chant. Avec ses renaissances perpétuelles. La buche dans le feu dit le poème de l’arbre, raconte sa légende. Les amoureux qui s’y chauffent le savent. Ils entendent, ils écoutent la voix de l’arbre, la chair de l’arbre. Car le feu est l’âme de l’arbre. Quand le bois craque, c’est un silence qui se contracte, c’est le chant de la puissance de l’arbre. C’est la chaleur des étés, ce sont les neiges d’hiver, c’est le vol des oiseaux. Jusqu’aux cendres.
Nous sommes des revenants. Nos yeux connaissent déjà le paysage sans fin de la mort. Nulle frayeur dans le regard. Seulement une grande lassitude. Le retour est toujours plus éreintant. Le déjà-vu épuise le sang. Ce perpétuel retour constitue la forme la plus aboutie de notre aller simple. C’est pour cela que les miroirs existent. Nous sommes en marche vers un en deçà de nous-mêmes. Un déjà-vécu sans conséquence. D’ailleurs, il ne faut en tirer aucune conséquence : les conséquences demeurent les pires des illusions. Elles tiennent nos heures dans la prison des temps clos.
Écrire efface ma trace. Me retranche de l’avalanche des peurs. Je suis dans un reflet de silence. Écrire délimite un bord. Une ligne franche, brutale, presque coupante. L’en deçà, l’au-delà. Il y a le bord, puis il n’y a rien. Plus rien n’existe, pas même le vide. Rien. Des lieux, des temps qui n’ont pas la force d’exister, ou alors qui ne l’ont plus.
Les miroirs sont autistes. Cela afflige leurs voix. Ils ne diront rien des temps de la fin.

Franck.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
J'irai marcher par-delà les nuages
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 167 982
Catégories
Pages
Publicité