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J'irai marcher par-delà les nuages
15 juin 2017

- 63 - La voix trouée...

Écrire, c’est définir une frontière. À la fois une limite, un passage. Un au-delà de la limite. Écrire est un lieu de passage où la langue et la voix partent pour l’exil.
Écrire, parle déjà une autre langue que la nôtre.
Écrire, c’est passer la ligne imaginaire de l’être.
Le pays d’après recèle des dangers. Des vies, des morts.
Le pays d’après n’a pas de nom. Rien ne le désigne. Il n’est pas innommé, il reste innommable. L’écriture le sait. La voix qui parle l’écrire le sait. C’est pour cela qu’elle est trouée.
C’est une étrange sensation. Cela vient peu à peu. On marche, puis le paysage change. Ce n’est pas un changement brutal, c’est la lente infusion du temps. Comme si la végétation s’appauvrissait au fur et à mesure que la marche se déroule.
Au départ, il y a la luxuriance, le foisonnement du lyrisme, des élans désordonnés. Au début, c’est un temps d’abondance. L’exaltation. C’est comme tous les départs. L’agitation. L’effervescence. On est sans fatigue, sans mesure. Alors, on passe d’un sujet à l’autre, d’un talus de la langue à l’autre. On cueille, on s’essouffle, cela n’a pas d’importance. On est plein de soi, de confusion. Le déluge d’une ivresse.
Puis on avance de texte en texte. Le paysage change. Peu à peu. Lentement. Le Te Deum devient requiem. Le temps serre le sang. Écrire, c’est perdre quelque chose à chaque fois. Une perte insignifiante. Une perte malgré tout. Quelque chose de soi se vide, s’écoule. Le temps incise les chairs de la mémoire. Le temps défait le temps. On ne s’en rend pas compte. Le paysage change.
C’est une étrange sensation, peu à peu mes textes se sont vidés de moi, et pourtant j’y suis plus présent. Moins j’y suis, plus j’y suis. Un autre soi. Un autre geste. Un voyage qui s’enracine dans un mystère épais. Pourtant, c’est un dénuement singulier. Cette impression de perte, de désert, cette impression d’immense, de vide, ce roulement lent des saisons.
Au fur et à mesure que le paysage s’élargit, l’écriture se comprime, s’étrangle. Au fur et à mesure que le paysage devient pauvre, l’écriture se simplifie.
Peu à peu, on entre dans la monotonie des sables. Ce qui était joie, jubilation, se transforme en entêtement. Ce qui était arabesque devient attèlement. Ce qui était promenade se transforme en pèlerinage, ce qui était pèlerinage se transforme en marche errante, lente et pesante. Ce qui était la marche vers l’après devient le long déploiement de l’avant, dans ce brassement des temps qu’est le texte.
Je me souviens de mes premiers pas dans le désert. On monte des dunes en courant, on dévale des dunes, on tombe, on roule, on laisse sa trace éphémère, on monte sur la plus haute colline de sable, on en voit une autre, encore plus haute, et une autre, et une autre… Alors, on court, on s’essouffle.
On s’épuise. On épuise en soi ce trop-plein d’énergie vaine. Cette volonté de puissance pitoyable, dérisoire , ce lamentable désir de conquête. Cette désolation. On s’épuise, on s’affaisse. On s’écroule.
Alors, soudain, on comprend le pas des chameliers, on comprend la constance d’un pas glissant, si lent. D’un pas économe et généreux à la fois. Alors, on revient sur nos pas, encore haletant de la course sur les dunes. On revient à pas comptés, à pas mesurés sur les traces laissées. C’est le temps du chamelier, qui est effacement. Qui n’a pas de début, qui n’a pas de fin.
Après l’épuisement, ce n’est plus le même désert. Ce n’est plus la même marche, plus la même soif. Après l’épuisement des mots, ce ne sont plus les mêmes mots. Après la fin des premiers textes, c’est d’autres textes, mais ce n’est plus la même parole. Il y a une autre langue derrière la langue, qui nous vient de cet épuisement, de cette marche continuée. Un retour sur les pas du texte, comme si l’on ravalait sa salive. C’est comme faire pénétrer un désert entier dans chaque mot. Ce retour après l’épuisement, c’est la vie retrouvée. Temps des sables, des mots des sables. Des mots pauvres, déchaussés. Des mots débarrassés.
Le retour lent est chargé de l’immensité. L’épuisement porte en lui l’infini.
Il porte un désert.
Parfois un puits.
Ceux que l’on voit marcher dans le désert ne vont nulle part, ils reviennent, ils reviennent… Toujours, ils reviennent, c’est ce qui fait leur étrange beauté.
Moins ils sont là, plus leur présence est grande. Ils habitent le temps.
C’est l’ultime secret du désert.
Ainsi, les grands textes qui ne sont qu’enroulements des temps. Retour et enroulement du silence. Un glissement lent sur le silence d’une parole qui s’épuise. L’effacement puis la révélation de la présence inouïe.
Écrire, c’est tracer une frontière. À la fois une limite, un passage. Un au-delà de la limite. Écrire est un lieu de passage où la langue et la voix partent pour l’exil.
Écrire, parle déjà une autre langue que la nôtre.
Écrire, c’est passer la ligne imaginaire de l’être. La ligne inimaginable.
Le pays d’après recèle des dangers. Des vies, des morts.
Le pays d’après n’a pas de nom. Rien ne le désigne. Il n’est pas innommé, il reste innommable. Écrire le sait. La voix qui parle « l’écrire » le sait. C’est pour cela qu’elle est trouée.
Écrire révèle les contours d’un lieu impossible. C’est une autre langue que la nôtre. Une autre voix. On n’y reconnait pas notre vie, ni nos jours, ni nos heures. Cela ressemble un peu à notre mort. Pourtant, rien n’est triste. Même si la mélancolie s’insinue dans la voix, car écrire la rend nécessaire, incomparable, surprenante, irréprochable. Invincible.
Le pays d’après est un pays clos. On ne le connait pas, et pourtant on s’en souvient. L’écriture en fait le tour en un silence. Alors dans l’infime de cet espace des univers entiers dérivent.

Franck.

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