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J'irai marcher par-delà les nuages
11 juillet 2017

- 80 - Arbre...

Il y a ce rêve : sans doute, veut-il me parler. Me signifier.
Dans ce rêve, il y a un arbre. Massif. Imposant, au bout d’une plaine perdue. Inconnue. Un arbre posé dans le repli de l’horizon.
Je ne me souviens jamais de mes rêves. Là, il y a un arbre. Presque trop grand. Immense. C’est un rêve d’arbre. Quelque chose tire mon écorce. Quelque chose tord ma chair rigide et filandreuse. L’arbre est isolé. Seul. Paysage dépeuplé. Sauf l’arbre. Dans sa lenteur à vivre. Dans sa difficulté à dire. Dans l’étirement engourdi de sa fibre.
Hors de sa forêt, l’arbre ressemble à une tragédie. Une lente lutte, résolue, tricotant de l’éternité dans les mailles inconstantes et inexorables des saisons. Déborder sa chair. Mourir chaque année, et déborder sa chair quand même. Puissance lente, fatale, traversée de toutes les fragilités. C’est un arbre posé au loin comme un vaisseau tendant sa voilure au ciel. Large voilure de verdure argentée.
Je ne sais dire de quel arbre il s’agit. Est-ce un chêne, un orme. Le rêve ne le dit pas. Le tronc est gros, lourd, sculpté de profonds ourlets, d’épaisses plissures, de longues blessures écaillées de temps. Bourrelets de croutes de sève coagulée. Dans le silence de la plaine, l’arbre déborde ses fractures, ses balafres, et chaque saison trace sa marque, sa morsure. Les crocs du temps se plantent dans le bois qui se donne, qui s’offre, et s’épuise, ce bois qui s’appuie sur ses effondrements, qui se redresse de ses propres défaites en tirant sur ses bras décharnés, en saisissant une portion de ciel ou en accrochant ses branches à quelques nuages compatissants. C’est un rêve d’arbre. C’est donc un rêve de solitude. De patience.
Dans le rêve, il a cette plaine de nulle part, puis cet arbre dressé dans son silence. Cette impression de silence dans le rêve. Ce silence, là, maintenant à l’heure de l’écriture. Comme une puissance. Comme une désolation. Quelque chose de la vie qui se survit. Quelque chose de la mort qui persévère. Une mort assidue, endurante, calme. Infatigable. Minutieuse. Avec seulement le vent dans la ramure. Seulement cet élan languissant presque immobile, engourdi par le délaissement, cette tension sans fin. Un épanchement.
Il y a l’arbre dans ce rêve, moi qui suis comme l’arbre. Peut-être dans l’arbre. On ne sait jamais dans les rêves. Je suis l’arbre pris dans mon écorce, et le tourment de mes branches. Comme l’arbre dans son travail d’arbre, à chaque temps du temps, grandir, à chaque cadence, déborder un peu plus. S’étirer au plus bas, au plus profond, pour monter au plus haut, au plus large. Comme la folie d’une chimère déraisonnable. Folie que ce vouloir sourd, douloureux d’aller prendre le silence de la terre, puis à force d’épuisement, à force de débordement, en faire le chant du vent. Rêve. Extravagance. Égarement. Désossement des terres noires avec lenteur, constance, à travers chaque saison. Même les plus froides, même les plus chaudes, même celles que l’on oublie. De siècle en siècle. L’arbre solitaire est comme la nuit, il n’a pas de lieu, seulement l’éternité comme un danger. Il est un dieu déchu condamné au murmure et à la prière. Il est un dieu déchu qui défie encore les cieux, la foudre. La foudre.
À chaque strie, un chapelet tremblant.
À chaque strie, l’incision des jours.
À chaque strie, l’arbre dans sa croissance s’éloigne de lui, il fabrique l’ombre qui l’emportera.
Chaque feuille est comme le déploiement d’un mot.
Chaque feuille récite la vie de l’arbre depuis son début, depuis le premier humus, chaque feuille dans son brouhaha de verdure prépare le long silence de l’hiver.
Chaque feuille est comme un poème qui expire dans le vent. Lente symphonie du dépouillement et de la croissance. Lente symphonie de l’écriture qui se déploie sur chaque strie du temps comme un cœur qui bat, comme une stridence au centre des fibres ligneuses.
Il y a ce rêve. Sans doute, veut-il me parler. Me signifier.
Il y a l’arbre dans ce rêve, moi qui suis comme l’arbre. Un rêve de la permanence, du précaire, de l’éternité dans l’éphémère. Un rêve de lenteur, de pesanteur. Comme une puissance. Comme une désolation. Chaque mot serré dans l’écorce craquelée, venu d’une sève lente. Si lente. Macération lente d’amour. De débordement des chairs du bois, dans cet étirement vertical. Le gras de la terre noire plein les cuisses, le sexe, les bras nus tendus vers un baiser insensé. Amarre tenace et solide où s’ancrent les cieux.
Il y a dans chaque arbre solitaire quelque chose de l’amour qui se dit. Quelque chose du vertical, du lent. Comme une cathédrale. Comme un navire. L’arbre solitaire est toujours un arbre amoureux, toujours. C’est un prophète qui scrute le silence pour s’en faire de l’écorce.
Là, dans sa plaine sans nom, il dompte l’éternel, et il invoque ce qui viendra bien après l’éternel.
Dans le rêve, il y a l’arbre solitaire, droit, dans sa résistance, dans sa paix, dans sa présence pure, comme une grâce
Chaque arbre dans son murissement d’écorce fabrique les saisons. Sa tension vers le ciel cherche une éternité, c’est pour cela que nous y gravons nos cœurs enlacés, pour inscrire nos âmes amoureuses dans la vie du temps.
De la terre, aux constellations.
Car les arbres parlent aux étoiles, les oiseaux et le vent ne s’y trompent pas. Chaque arbre est une passerelle pour les cieux, le plus court chemin vers l’infini.
Lorsque nous posons notre main sur leurs troncs, dans l’échange des sangs, c’est la vie incorruptible que nous cherchons, c’est l’évidence d’une révélation. C’est l’instant brutal multiplié jusqu’à la fin des temps.
Les arbres ne meurent pas, c’est ce qu’ils nous apprennent lorsque nos lèvres se posent sur les oreilles de leur écorce. Un et innombrable. Comme une présence irréductible. Seule la foudre les fait faillir, ou la hache.
Les arbres sont faits d’attente patiente, de solitude déployée en saison, ils sont le chant des siècles, le reposoir des dieux.
Écrire, c’est faire de l’arbre. C’est murir sous l’écorce de la parole, la saison à venir. C’est faire du temps, dont les mots sont les graines. Écrire, c’est faire de l’arbre, c’est réunir la terre et le ciel en dépliant chaque mot avec la persévérance du bois, c’est étendre le texte en tronc, en branches, en ramures, jusqu’aux feuilles, jusqu’aux fleurs, c’est tendre ses fruits en offrande.

Franck.

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