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J'irai marcher par-delà les nuages
18 juillet 2017

- 83 - L'homme à cheval...

L’image de l’homme à cheval. Comme la métaphore de l’écriture.
J’ai galopé dans mes mots. J’ai eu ces moments d’ivresse que la parole écrite suscite quand elle s’affranchit de la pesanteur, quand l’air de la langue vient fouetter l’intérieur du corps. C’est vrai qu’il existe quelque chose de grisant dans le déferlement en cascade de cette parole éprise de sa propre liberté, de son mouvement naturel. Sauvage. On ouvre les portes, puis l’on se lance dans ce galop échevelé. L’air vient faire comme une musique à l’oreille du cœur, les parfums sortent des mots comme des fleurs qui éclosent, fruités, musqués, poivrés, printaniers, capiteux, tout ensemble.
Dans ses galops, la phrase traverse la lumière comme rayon en surcroit. Trajectoire de reflets de lueurs, comme si l’encre incendiait le blanc de la page, comme si derrière le blanc, il y avait des étendues infinies à conquérir. Comme une dévoration. Oui ! J’ai connu la cavalcade des mots dans le désordre de l’âme, l’exaltation, le vertige des sons, des musiques, des souffles mêlés. Tout est là, tout est dit. Les mots écument, halètent, crinière au vent, à chaque foulée l’on sent dans le corps le mouvement de balancier de la course, le bercement vigoureux de l’échappée libre, de l’échappée belle.
Oui ! Il m’est arrivé d’être dans le galop de mes mots, d’en sentir la puissance dans mes muscles, de pousser la vitesse jusqu’à l’emballement, au-delà de la chevauchée pour aller plus vite encore, pour s’envoler, extase frénétique du lyrisme, comme si la vitesse créait un envoutement. Le soleil bien en face. Comme un point de fusion, avec le galop des mots droits dedans. Droit dans cette jouissance cavalière.
Le plus souvent, j’ai connu l’allure plus chaotique du trot. Où l’équilibre de la parole vacille. Épuise. Le corps de la langue devient lourd, maladroit. Cassant. Chaque mot cherche l’autre mot. Le suivant. On est dans un temps saccadé. Secoué. Toujours au bord d’une chute. Impossible allure. Douloureuse allure, qui tire sur les muscles. Une brutalité qui surgit de l’intérieur. Une brutalité de carcasse. Chaque pas sauté tasse un peu plus l’âme, le cœur sur les os du dos, du ventre. Les gestes sont moins surs, l’horizon disparait. C’est une écriture cassée, essoufflée, périlleuse, usante, harassante. La langue nous secoue comme l’animal, l’animal en soi, l’animal qui tremble entre vos jambes. Écriture de labeur, de doute, de chancèlement. La plume se raccroche à la page, qu’il faut creuser, buriner, tarauder. On sent le malaise d’être instable dans ses propres mots. Sans tenue. Balloté. Bousculé.
Il y a dans l’écriture du trot quelque chose d’intenable. D’irréel. De funambule fou qui aurait perdu son balancier. Pour le cheval, le trot, n’est pas une véritable allure. C’est une allure de transition. Dans la nature, les chevaux ne trottent pas. L’écriture du trot n’est pas une véritable écriture, elle vient seulement user la chair. L’encre bouillonne, laisse de grosses taches d’inachevé dans la parole offerte, dans la parole écrasée. C’est de cet écrasement qu’il faut ressortir. C’est là, dans l’impossible tenue qu’il faut chercher son centre. C’est là, quand les forces s’épuisent, qu’il faut tenir l’animal, tenir la voix, rassembler les mots avant qu’ils ne se brisent. Mieux encore, c’est surtout là qu’il ne faut pas le blesser, avec des coups de main sur les rennes, des trainées d’encre. C’est qu’il faut ne pas casser les dents de la monture par des gestes violents. C’est juste là, dans ce désordre qu’il faut trouver le reste de stabilité, l’aplomb des mots et de la langue. Sentir leur poids et ne pas chuter.
Écriture de chaos, de douleur. Apprendre à lâcher, quand l’instinct dicte à tous vos muscles de se crisper, de se raidir. Oui ! Je la connais bien cette écriture du trot, quand les mots s’écoulent de vos doigts gourds, comme l’eau d’une source trop avare.
Je connais bien ces brulures du muscle du cœur qui pompe du vide pour s’extraire du néant. Alors, enlever les étriers, rajouter de l’instable au déséquilibre, accepter de perdre. De se perdre. Sans lumière, sans gloire. Sans soleil à traverser. Sans ciel à conquérir. Mot après mot. S’arracher à l’effondrement du corps. Déraciner les silences.
Il est une autre allure de l’écriture, celle du pas. Du pas, droit, du pas digne. Serein. Marcher « droit » en équitation est un acte plus compliqué qu’il n’y parait. C’est une allure complexe, qui n’a rien à voir avec le relâchement ou la promenade. Marcher droit, c’est marcher juste. Il faut que les postérieurs du cheval viennent se superposer à l’empreinte laissée par les antérieurs. Ni trop avant ni trop après. Ni à droite ni à gauche. Juste dans l’empreinte. Avec le dos droit. Cette justesse s’obtient, lorsque l’animal mobilise toute son énergie. Qu’il est, comme on le dit, dans l’impulsion ! C’est-à-dire décidé à engager toute sa puissance sous sa masse. L’impulsion, c’est cette volonté franche et directe de vouloir se porter en avant. En avant, mais juste. En avant, mais contrôlé. Le mot tombe dans l’ombre du pas de celui qui le précède, chargé de sa propre densité, dans la toute-puissance de la langue. Une langue souple, sans raideur. Vraie. Il faut avoir assez de folie dans le sang pour consentir au pas, droit. Droit dans sa vie, droit dans ses rêves.
La parole du pas est la dernière à venir. Parce que la plus difficile. La plus âpre. C’est celle qui demande le dépouillement. La mesure. C’est celle qui appelle les forces les plus grandes puisque les moins visibles. Il y a dans le galop l’illusion des soleils couchants. Il y a dans le trot, la douleur jusqu’à l’insupportable, jusqu’à la répugnance. Il y a dans le pas, le silence invulnérable d’une sagesse qui se déploie. Sans hâte. Sans chagrin. Simplement être là, avec l’animal, dans le travail de la langue, appelant chaque mot par son nom, par sa couleur ou son odeur, ou la trace qu’il laisse sur le bord d’un nuage, ou dans l’eau d’un ruisseau.
Écrire le pas, c’est avoir traversé sa vie. Mille fois être mort, pour renaitre à chaque aube. C’est bruler sans rien incendier. C’est aimer sans regret. Être dans cette impulsion de la parole qui cherche devant, sa récompense, simplement dans ce mouvement d’aller en avant, calme, dans l’équilibre des sons, des images, dans la retenue du souffle. Écrire le pas, c’est supporter un soleil et les planètes qui tournent autour, c’est construire un monde pour l’offrir. Le pas s’invente à chaque pas. Il n’est jamais le même. Puis qu’il est consentement, puis qu’il est totalisation, comme le murmure, comme l’aveu, comme la prière.
Au bout de l’écriture, au bout des allures, advient l’ultime stade. L’immobilité. Le cheval est là. Immuable. Droit. Rien ne bouge, rien ne tremble en lui. Irrévocable. Toute sa puissance est là, mais rien ne la manifeste. Le cavalier est immobile aussi, tendu dans la même présence. Ils sont ensemble dans la même absence de geste, de mouvement. Ils sont au travail. Ils creusent le temps. Ils sont dans la gloire immobile du soleil. Plus rien n’est nécessaire, sinon que d’être là, toujours là, habitant la même respiration. La force ne se dit plus, l’effet ne se montre plus. L’homme et l’animal sont désormais pétris dans la même intention. D’ailleurs, il n’y a plus d’homme, plus d’animal. Il n’y a qu’une étoile. Qu’une seule étoile. Les gestes ne sont plus à faire puisque tout est là, puisqu’ils ont trouvé, ensemble, ce passage vers l’éternité, puisqu’il suffit d’un souffle pour que le miracle vienne.
Au bout de l’écriture, au bout des allures, surgit l’ultime stade. La parole rassemble tous ses silences pour l’ultime incendie. La passion. Défaire le mouvement avant qu’il nous défasse. Une fixité qui contient tous les gestes. L’incandescence.
J’ai souvent galopé dans ma parole. Inconstante et sauvage. J’ai dans le cœur des chevauchées éperdues. Mais j’ai dans l’âme le calme tendu du pas. Du marcher droit. Du marcher juste. Alors, je vais, de ce pas lent, cueillir l’extrême de l’immobilité, la pierre vivante du poète, l’extravagante allure. Juste avant le jaillissement.

Franck.

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