- 85 - C'est le temps du caillou...
Il me faut remonter le temps des mots. Pas à pas. Pour retrouver le mouvement juste. Le juste balancement de la vague. Retrouver la marche sur le fil tendu entre mes rêves et la réalité. Il est temps de se séparer de l’inutile pour renouer avec l’essentiel. C’est-à-dire le pauvre. Le nu. L’évident. J’ai trop perdu de temps à suivre des routes qui n’étaient pas les miennes, ou des jupons trop courts sur des cuisses trop légères. Espérant l’impossible parce qu’il était impossible, en mettant du symptôme au cœur même du désir. Je suis las de moi, de mes errances vaines. De mes amours adolescentes, sans issue. Je suis las des anges, des diables, des saintes ou des catins, de ce cortège d’ombres qui traverse mes nuits. Je me suis tant perdu à vouloir l’impensable. Il est temps de laisser les morts aux morts, de souffler sur ce qui me reste de vie. Je suis las des trahisons, des promesses sans lendemain. Je suis las, infiniment las des bassesses, des veuleries, de ceux qui parlent trop fort, dans des écritures trop pleines, sans espaces, sans attente, sans espoir, sans silence.
Au départ, tous les chemins se ressemblent. On marche insouciant, la tête en l’air, les mains dans les poches. C’est bien après que l’on s’aperçoit que l’on s’est trompé. On s’est aventuré, on est même perdu. On s’entête, on s’obstine.
Alors, il me faut remonter le temps des mots. Pas à pas. Pour retrouver le mouvement juste. Petit Poucet recherchant ses cailloux. Un à un, remonter le souvenir à travers mes forêts. L’endroit exact où le chemin a basculé, où les pas se sont égarés. Remonter au premier caillou. Quelle est la dernière question avant le premier caillou ? Avant. Juste avant. Avant les premières mortes et les premières nuits de cauchemars. Avant l’obscure. Avant la fin. Il y a nécessairement un fil qui tient tout cela.
C’est l’histoire de tous les contes : le héros se morfond, s’ennuie. Puis un jour il quitte sa maison, son pays. Il veut voir le monde, le vent, aimer toutes les femmes. Il veut sentir son sang lui bruler les veines. Il veut être roi, prince, poète, capitaine, jardinier. Il veut la richesse, les honneurs, les amours. Il veut les plus hautes montagnes, les déserts les plus vastes, les océans les plus dangereux. Alors, il part sur les routes, sur toutes les routes. Il court. Il s’épuise. Mais il s’ennuie toujours. Le monde s’est rétréci. La princesse était une souillon. Il ne fut pas capitaine, à peine sergent. Il ne fut pas poète, à peine s’avait-il écrire. Il ne fut pas jardinier, toutes ses roses se fanaient, ses montagnes ne furent que des collines desséchées, ses déserts de pauvres landes arides, ses océans quelques mares aux canards. Tous ses rêves s’usaient.
C’est l’histoire de tous les contes. Alors, il s’en revint. Il revint au lieu de son départ. Plus il s’en rapproche, plus il se sent léger. Léger, mais triste. Mais plus la marche lui semble douce, plus il se met à pleurer. Plus il se rapproche, plus il se dépouille de ses manteaux d’illusions, plus il est nu, plus il se sent riche. Riche, mais perdu. C’est l’histoire de tous les contes. De retour dans sa maison, il est de retour en lui-même. Il s’habite de nouveau. Il est à l’heure exacte de lui. Mais il ne le sait pas. Pas encore. Il est sans fard. Sans impatience. Sur le chemin, presque devant sa maison d’enfance, une voix l’interpelle : « Tu ne me reconnais pas ? Tu te moquais de moi, il y a longtemps… Tu voulais conquérir le monde, moi, tu ne me regardais pas… Tu voulais des princesses, des richesses… Alors, la pauvre Fanette, tu ne la voyais pas… Pourtant, tu es là, maintenant, où sont tes princesses… Où sont tes richesses ? Qu’as-tu fait de ta vie ? »
C’est l’histoire de tous les contes. Fanette tenait dans ses bras un enfant d’une blondeur de blé tendre : « Ma richesse, à moi, elle est là, dans mes bras, sous mes yeux… À user tout mon temps dans cette terre d’enfance, à labourer chaque jour un peu plus profond cette terre d’espérance faite de chair fragile… Qu’as-tu labouré, toi, durant tout ce temps ? Ta famille avait un champ ? Regarde les ronces : les taillis le recouvrent… Mais si tu veux, je t’aiderais… Mon mari est parti, lui aussi, alors je t’aiderai… Mais tout d’abord, aide-toi !… Commence à creuser ton sillon. Creuse la terre ou le ciel, mais creuse. Creuse ce qui est à toi. Creuse au centre de ton désir. Creuse, ne te relève pas. Creuse ton champ ou le ciel, creuse le chant ou la prière, mais creuse sans t’arrêter. Creuse droit. Dans le sens de ta vie. Va toucher l’os derrière tes chairs molles. Je t’aiderai… C’est l’histoire de tous les contes. »
Il se leva. Puis il creusa.
Longtemps.
Profond.
Un jour, il dit à Fanette : « Viens là ! Viens voir… »
Ils sont devant le champ entièrement retourné, enfin labouré. Avec la terre noire qui fait des boursoufflures, comme des cicatrices.
Il déplia un petit mouchoir. « De mes errances, j’avais gardé quelques morceaux de rêves, ils sont en poussière, mais c’est ce qui me reste. Ces quelques cendres grises. Un rêve, c’est comme une étoile, c’est loin, cela brille quand il fait nuit. Un rêve, c’est silencieux, comme une étoile. Mais les rêves meurent comme les étoiles. Voilà ce qui me reste. Voilà ce qui reste de mes élans, de mes tentations, de mes peurs, de mes larmes. Voilà ce qui reste des chemins que j’ai parcourus. Regarde, comme c’est pauvre. Regarde cette poussière de vie comme elle est fragile et si triste. Comme ces étoiles qui meurent en silence, dans l’indifférence du temps, de l’espace. Voilà, tout est là… Alors, si tu le veux, maintenant que cette terre noire est toute retournée, maintenant qu’elle est prête, nous allons semer ensemble. Je crois que ces rêves-là, sur cette terre-là, sauront donner de belles moissons. La cendre des rêves est un bon engrais.
C’est l’histoire de tous les contes. Au départ, on est là, dans l’ennui et le désespoir de nous-mêmes. Après l’on quitte sa maison, laissant tout en désordre. Sourd, aveugle, remplis de soi, d’orgueil. Plus l’on s’éloigne, plus l’on se quitte. Mais on ne le sait pas. On est dans la distance de soi. Puis un jour, au détour d’une aventure malheureuse de plus, on comprend, alors on consent.
On consent à ce retour vers le centre. Vers le lieu. Vers le seul endroit de soi habitable. Là où l’on est nu, pauvre. Mais entier.
« Tu vois, Fanette, cette poussière, c’est ce qui me reste, cette terre noire sera grosse de ces cendres. Le noir de ce champ sera demain l’or d’un blé. Le pain qui cuira aura la saveur des aurores… »
Les contes naissent dans la nuit, c’est pourquoi on les murmure. Ils ont besoin de la pénombre d’une flamme. Ils ont besoin d’accrocher leurs mots au rouge sang d’un feu ardent.
Ils ont surtout besoin de notre écoute, de notre attente, de cette paix qui les précède, de ce silence qui les suit…
Les contes naissent d’un épuisement.
Ils naissent d’un retour et d’un abandon.
Je suis las de mes errances, las du vacarme des anges maudits, las de cette mort rampante qui empoisonne mon sang, las des chants macabres, des agitations verbeuses, des danses de Saint-Guy… C’est le temps du retour.
Un caillou… Puis un caillou… Puis un autre…
C’est le temps du début, celui de la création et de l’écriture.
Celui du silence, et de l’aube.
Franck.