Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
16 août 2017

- 105 - Le mot...

Le mot est sorti du texte. En sortant, il a brisé la phrase et en a recouvert les lambeaux. Il a tout recouvert. Le mot. J’ai laissé le livre. Il n’y avait plus que le mot. Mille fois connu, là, il était nu, chargé d’une nouvelle évidence. Avec un gout de poison. J’ai laissé le livre. J’ai oublié le livre. J’avais le mot coincé dans l’œil. Une écharde. L’écharde. Celle plantée dans la chair du cerveau. À l’endroit de l’hémorragie. Le mot. De l’œil à la mémoire. Droit. Rigide. Tranchant même dans sa mollesse. Tranchant à cause de son insignifiance. J’ai dû prendre le mot, l’arracher, le serrer, je crois que je l’ai gardé longtemps dans mon poing fermé. Je crois que je l’ai mis dans ma bouche, aussi. Je crois que je l’ai mâché. J’ai sucé chacune de ses syllabes. Je crois que j’ai fait passer ma voix dessus. Oui ! J’ai entendu ma voix dire le mot. Plusieurs fois. Je savais que c’était lui que je cherchais. Banal. Trop banal. Trop simple. Comme l’évidence nouvelle. Comme la révélation. À force de raboter au même endroit, quelque chose ressort. Quelque chose que tu ne sais pas, mais que, pourtant, tu sais. Alors, le mot sort du texte, tu le reçois comme si tu le découvrais. Dans l’œil, après, tu le poses sur ta voix pour vraiment savoir si c’est lui. Tu l’as toujours connu. Il est d’une banalité effrayante. Tu l’as déjà prononcé mille fois. Là, dans l’œil du texte, il ressort, et tu sais que c’est lui. C’est lui qui t’a trouvé. Tu avais beau te cacher. Le mot te trouve. Un jour.
Maintenant, il est là, avec moi, devant moi, dedans aussi. Il est là, et il occupe tout l’espace. Il est là comme un ciel de ténèbres, avec un horizon sanglant. À la fois vulgaire, médiocre pourtant tellement lumineux, si net, si limpide, si exact. Comme une croix dressée. Tu la connais cette croix. Les quatre horizons du malheur. Le mot est inscrit en haut, trônant comme une chape envahissante, lourde. Le mot est là, il occupe tout l’espace avec ses bras de pieuvres hideuses. Il tient la mémoire, tous les fils de la mémoire, avec tous les autres mots, comme l’eau d’un marais, une eau puante, invisible. Mais puante. L’eau filandreuse d’un marais. À force d’user la langue, il ne reste plus rien, sinon l’inusable. L’inattaquable. Comme vissé dans l’os. Mot citadelle, avec ses douves, ses créneaux. Mot déluge qui répand ses eaux insidieuses, comme un barrage qui cède brusquement. Le mot est rentré dans l’œil comme une catastrophe. Un accident de lecture. Il est là, dans sa résonance, dans toute sa vibration. Avec l’écho qui ricoche dans tout le corps, et maintenant qui fait trembler la chair. Je sais qu’il a coloré toute mon enfance, je sais qu’il a été de chacune de mes aubes, je sais que j’ai reçu à chaque crépuscule son baiser de glace. Maintenant, en le disant, en le répétant lentement, en murmurant chaque lettre, tout remonte, tout revient, les champs de neige, les landes, les déserts, les solitudes, le gris, le rouge, l’épaisseur des jours d’enfance, le tranchant des heures perdues. Cela arrive en vagues successives, noires, comme une marée de désespoir. Le mot est là, disant toute cette vie, toutes les peurs, toutes les fuites. Les naufrages. Il est sorti du texte comme un orage soudain, d’une brutalité incontrôlable. Sauvage. Écrasant tout. Condensant l’espace. Réduisant la respiration à une suffocation, imprégnant la mémoire d’une moiteur insupportable. Poissant chaque souvenir. Mot canevas, mot trame, mot tressé dans ma fibre. Depuis toujours, j’ai dû broder entre ses fils. Aujourd’hui, le grand drap est prêt. Le grand suaire noir. Le linceul des jours et des espoirs. Le lit du mot est prêt, bordé de silences. Pour les noces du passé, pour la dévoration de l’avenir. Il est promesse. Il est le danger mille fois annoncé. Il ouvre sur les terreurs. Il est la voix du futur qui gueule sa haine au présent avec son arrivée prochaine. Il est l’annonce. Il est l’avertissement du destin. Il est tout ce qu’il m’a laissé, lui le père, en héritage. Il est sa trace dans mon sang. Il est son gout de cendre dans ma bouche. Lui, le père, m’a laissé ce mot, le silence de ce mot, le trou dans la langue que fait ce mot, quand il s’approche trop près du cœur. Il est sa métamorphose, il est sa résurrection du mal, il est la prière qu’il me souffle, il est sa voix. C’est le mot de ses yeux, de sa bouche crispée, sa seule prédiction.
Le mot s’appelle menace. Menace, c’est le mot. J’ai lu menace, brusquement j’ai fermé le livre. Parce que c’est ce mot qui dit au plus près le début et la fin. Parce que c’est lui qui dit au plus juste cet abime qui me brasse. Menace.
Comme si chacun de mes gestes était sous sa protection, comme si chacun de mes rêves lui était destiné. Menace. Je pensais être dans l’urgence, je n’étais que sous la menace. L’urgence promet la guérison, le sauvetage, puis l’on se précipite vers le futur pour se sauver d’un présent. Mais « menace », c’est autre chose. C’est n’attendre rien, sinon le pire. La menace emprisonne l’avenir, tous les temps, leur dicte leur soumission, invente les découragements, les abattements, les déceptions. Menace, c’est inventer le pays des accablements, des lassitudes, des torpeurs.
Maintenant, je sais. Je sais le nom de cette ombre qui m’accompagne. Je sais qui murmure à mon oreille. Je sais qui habite avec moi, qui ricane auprès de moi.
Menace, menace… Même mort, ses menaces rampent encore, comme des ordonnances imprescriptibles.
Le mot s’appelle menace.
Mon père s’appelle menace. Même mort il s’appelle menace, puisque demain…

Franck.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
J'irai marcher par-delà les nuages
J'irai marcher par-delà les nuages
Derniers commentaires
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 167 958
Catégories
Pages
Publicité