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J'irai marcher par-delà les nuages
9 mai 2021

À peine quelques mots…

 

Comme une sorte de patrimoine génétique, nous marchons dans nos textes avec une poignée de mots, toujours les mêmes. Quoi que l’on fasse, ils demeurent là, toujours les mêmes. La même poignée de cailloux qui roulent sur notre parole. Ils sont la rocaille de notre langue. On voudrait en changer, et l’on n’y parvient pas, puisque l’on se décomposerait si l’on y parvenait. On pourrirait sur place. Dans l’instant. Ce sont eux, ces quelques mots de hasard, qui nous tiennent, avec les tonnerres qu’ils trainent, les tempêtes qu’ils brassent. Tout tient sur quelques mots. Cinquante, cent : pas plus. C’est notre trésor, notre chemin de croix. Quelques mots, toujours les mêmes. Bien sûr que l’on voudrait les contourner, que les chemins du texte voudrait s’en éloigner, mais ils reviennent comme une vague, comme une grosse marée, comme si notre pensée, toute notre pensée, se rassemblait là, en quelques mots, toujours les mêmes, comme si nos sensations, nos impressions, nos sentiments, nos élans, notre espérance tenaient entiers, là. En quelques mots. Toujours les mêmes. Un petit sac de cailloux. Poussière tenace du verbe.

Ils s’inscrivent dans le texte à notre insu. On ne fait que les retrouver, on ne fait que leur céder. On bute, on trébuche dessus, puis on cède. On ne les a pas choisis. Ils ont toujours été là, en nous, avant nous. Ils nous attendaient.

Écrire, c’est le double mouvement qui tente de nous en éloigner, mais qui nous y ramène. Toujours. Dans chaque texte existe une fatalité. Il y a ce mouvement de la vie, de la mort. Il y a ces mêmes mots entre les deux élans du mouvement, cette tension de quelques mots jetés au hasard de la page, qui se regroupent, pour nous signifier, pour nous éprouver un peu plus.

Même chant de l’usure. Ils sont la voix d’avant notre voix, ils nous précèdent dans les saisons à venir, dans les saisons passées. Nos pauvres mots. Misérables. Pitoyables.

Peut-être nous retiennent-ils en nous même de peur que l’on ne s’enfuie ? Peut-être sont-ils la terre de notre exil ? Le seul chant que nous connaissons. Sable, restes, rognures de nos chagrins. Ils enchainent notre langue. Ils nous signent. Ils nous saignent. Ils nous assignent. Ils sont le champ clos de nos errances, de nos courses empêchées. De notre pauvreté.

On les répète sans cesse : c’est cela qui nous effraie, qui nous sidère. Qui nous fait croire fous, déraisonnés.

Alors, on appelle le silence, pour les taire, pour les tuer, pour les blesser. Mais, même au creux de notre silence le plus profond, ils sont là, tapis dans l’ombre de la langue, ou dans un coin de désir, ou dans un éclat d’espérance.

Chacun a les siens, comme chacun a sa croix. Ces pauvres mots qui débordent de leurs significations, parce que nos vies les ont dévoyés, corrompus, parce que l’on les a chargés comme des navires, qu’ils dérivent maintenant dans notre parole, loin des ports, des escales, loin des rives, loin des âmes.

Alors, on les retrouve de texte en texte, comme des hoquets de la langue. On les retrouve avec des habits différents, des couleurs changées, ils tentent de se dissimuler, mais toujours ils reviennent. Toujours, ils sont là. Cailloux usés de notre indigence. Cailloux roulant la langue, pesant du poids du malheur, du destin, comme un enchantement ou un ensorcèlement. Ils sont la litanie de nos jours, de nos heures d’écriture, ils conduisent le texte là où ils veulent, toujours au bord du gouffre, toujours au bord des peurs, découpant la forme de notre ile, découpant nos distances.

Au début, on les croit nos amis. Alors, on les invite au festin de la parole. On croit aux noces, aux significations, aux révélations. Ils permettent d’avancer dans la langue, puis on commence à les user. Ils deviennent familiers. Trop. C’est après qu’ils se déploient. Parce qu’ils sont juste un peu plus grands qu’eux-mêmes, ils se déploient. Parce qu’ils débordent juste un peu de leur sens, parce qu’il y pend toujours un peu de notre chair. Ils se déploient, comme la toile d’une araignée. Ils sont là avant le texte. Avant nous. Pour parler le texte à notre place. Pour raconter leurs propres histoires, indifférents à la nôtre. Ils racontent une histoire que l’on ne comprend pas toujours, une histoire dont on est exclu souvent.

D’où nous viennent ces mots, ces mots qui se répètent ? Comment se sont-ils accrochés à notre langue ? Que savent-ils que nous ne savons pas ?
Peut-être qu’écrire, c’est ne pas utiliser toute la langue ? Peut-être est-ce tenter de tout dire avec très peu ? Peut-être qu’écrire, c’est précisément cette répétition inlassable de quelques mots ? Peut-être est-ce cette pénurie, cette pauvreté de nous, cette indigence. Peut-être qu’à force de les répéter, leur sens peut s’agrandir à l’infini. Peut-être qu’il ne suffirait que d’un seul mot ? Un, et  innombrable… Peut-être…

Les plus beaux bouquets sont faits de peu de fleurs. Pas les plus grandes. Pas les plus belles. J’en ai reçu d’éternels, qui n’en avaient qu’une.
Une petite fleur de talus, froissée, nue, tenant l’univers dans ses pétales.

Franck.

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