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J'irai marcher par-delà les nuages

2 mars 2014

L’hiver, l’océan…. ( sonate )

L'hiver, l'océan nous parle une langue inconnue. Il roule son indifférence hautaine. Il y a de l'arrogance dans sa houle. Du dédain. Il parle fort, d'une voix musculeuse avec le détachement des dieux, la désinvolture des puissants, parfois de sourds ricanements. L'hiver, l'océan est un défi. Une menace. Largement ouverte sur le froid. Une béance froide et mugissante. La menace vient de ce qu'il n'y a pas d'interruption dans la virilité frontale de l'océan. L'hiver. Et le vent glace toute pensée. Glace et efface toute pensée. L'homme ne s'articule plus à l'espace, au mouvement, droit sur la plage il est une écharde, moins qu'un galet, moins qu'un coquillage. Et brusquement il le sait. Il est dans l'évidence. Aucune parole ne tient, et il le sait. Alors il se tait. Silence et vacarme vont du même pas, l'hiver, quand l'océan roule son indifférence hautaine. Et les portes de l'exil sont ainsi. Bruyantes et muettes. Inconciliantes. Incommensurables. Il n'y a pas de méditation du froid. Toute pensée est d'abord résistance. Tenir l'affirmation d'une résistance. Il n'y a pas de poésie du froid. L'imaginaire du froid est un imaginaire séparé. Coupé. Tranché. C'est d'abord l'imaginaire d'un refus.

L'hiver, l'océan nous parle une langue inconnue, que l'on comprend parce qu'on l'a toujours su. Le vacarme et le silence de la mort. L'écrasement et le froid. Le vent et son murmure lancinant. Litanie d'une mémoire inaccessible. Comme la mer dans son avancée impossible et constante. Interruption des vagues, de la terre, de la mémoire. Invraisemblable mouvement en avant. Enroulement du temps qui nous lie en se déliant. Et la parole qui accompagne. Parole inaudible hormis la voix qui la porte et la pose, là, au bout des terres connues, à l'orée de l'hiver et de l'océan. La voix chante et c'est une plainte. On sait que c'est une plainte, même si l'on n'en entend pas le sens. On sait que c'est une plainte. L'oubli est le râle de la mémoire, son chant plaintif. Quel est ce temps d'hiver ? Quel est ce temps dans le temps ? Cette vague dans la vague ? Cet océan qui bat en moi ? Ce froid qui glace ma voix ?

Je suis un égaré. Je n'ai pas trouvé ma question. Alors toutes les réponses sont fausses. Inadaptées. Nous oscillons sur nos lignes de fuite, funambule de l'errance, avec toujours une liberté de retard, à contre temps des marées, tâtonnant à travers nos phrases, à la recherche des mots, des rythmes qui sauraient s'allier à notre voix. Adoucir la discordance. L'annuler. Effacer l'horizon. Tout recommencer. Ou tout finir. Bâcler la fin. Car l'écriture ne nous rend pas la vue. Tout juste nous introduit-elle au silence. Et à l'absence. Tout juste nous pose-t-elle à un endroit de nous-même un peu plus supportable. Elle n'efface pas l'illusion. Peut-être, est-elle l'illusion suprême. La seule qui vaille, ou la plus dérisoire. Il n'y a pas d'écriture du bonheur. Aucun savoir ne nous guette au bout de la phrase. Aucune rémission. Les mots s'effacent les uns les autres, les suivants renieront ceux qui précédent, jusqu'à l'épuisement. Il n'y a pas d'accroissement de la parole, tout au plus une redite, une tentative toujours échouée. Un enroulement. Un retour. Et un effondrement d'écume dans la voix. L'océan n'a pas de centre, il n'a que des rives, des lieux de fin, des morts toujours recommencées et jamais assouvies. Il est l'épuisement inépuisable. La permanence effrayante. La mort qui s'avance en nous comme une arabesque. Pleine. Dépourvue d'ombres. Pure présence, qui nous assigne à la nôtre, la suggère, parfois la révèle.

Il y a dans l'écriture comme le sacre des saisons, un surcroît de présence, un dévoilement, un atlantique patient. L'écriture dans son incessant retour, élève notre voix pour l'accorder à celle de l'océan. Il n'y a pas d'accroissement de la parole, simplement une élévation, le sens d'un redressement, sans doute pour que la mort nous frappe à l'endroit le plus haut. Juste à l'endroit de l'étonnement.

Franck

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9 février 2014

Transitoire...( étude )

Depuis des jours je cherchais le mot qui dit ce rapport au silence. J'invente des silences transitoires. Transitoire, c'est le mot que je cherchais. Avec l'idée d'un passage. D'une coupure et d'un passage. D'un changement de rive. De l'extérieur à l'intérieur. Silence contre silence. Silence du monde contre silence de l'âme.
Je passe d'un silence à l'autre. J'arpente. Le silence est la seule musique de l'errance. Car elle n'a pas de lieu, pas se son, pas de nom. Pas de route. Pas de fin.
Ecrire est une tentation pour briser les chaînes bruyantes du monde. Ecrire échoue à ce vouloir. Ecrire le sait, l'écriture est le produit de cette première mise en échec, de ce premier ratage. Et c'est une tragédie. L'écriture c'est d'abord le chant de cette tragédie. La geste. L'odyssée. La conviction de relier la voix au silence.
Au tout début, dans le jardin d'Eden, les sons et les silences étaient réunis, ils ne faisaient qu'un. Qu'un seul mouvement. Comme un soleil. Chaque bruit portait en lui sa part de silence, et chaque silence trouvait avec aisance son harmonie. Et dieu nous chassa. Et dieu brisa l'alliance, et sépara les sons des silences, comme si brusquement il créait deux univers impossibles, comme s'il ouvrait en deux un fruit juteux, avec les chairs à vif, et le sang qui s'échappe. Blessure inguérissable. Alors depuis la nuit des temps, il manque un son à nos silences, il manque un silence à nos rumeurs. Il manque un souffle à notre vie, un horizon à notre rêverie. Un sourire à nos soupirs. Une bonté à nos désirs.
Et cette séparation fut la signature du manque. Et le manque fut la signature de nos vies. L'incomplétude.
Nous reconnaissons dans l'Autre cette part de silence ou ce timbre, cette tonalité. L'accord. Et nous lui demandons ce tumulte qui fécondera notre silence.
Je passe d'un silence à l'autre. Toujours en retard d'une harmonie. Transitoire. Avec l'idée d'un passage, d'une coupure. D'un changement de rive.
Mais je ne suis pas d'une rive, je suis d'une traversée. Ecrire est ce voyage. Je ne suis d'aucun port, d'aucun aboutissement, je ne suis que navire, je ne vis que de vent et d'horizon, que d'écume et de sel. Et je ne connais la route que la nuit, en suivant les étoiles.
L'écriture naît de la confrontation d'un vacarme et d'un silence. L'écriture naît dans ce frottement. L'inscription silencieuse de la voix. C'est une lutte, comme la vie et la mort. J'écris en silence, dans un monde bruyant. Me taire dans les bruits de la ville. Me taire au milieu de ces grognements, de ces rumeurs, de ces vociférations. Ecrire là, dans cette opposition, dans ce contraste, qui révèle le lieu de la charnière, ma jointure au monde. Mon inconciliance. Etre là, mais s'absenter. L'écriture naît de mon silence et du vacarme qui l'entoure, de ma solitude, et de l'agitation autour. Et mon absence n'est pas un retrait, c'est une sorte de réfutation, de contestation. Une façon de lutter contre l'écrasement. Imposer, même modestement, mon taire au monde. Peut-être un refus, aussi. Ou simplement la marque de l'impossible.
Et je passe d'un silence à un autre. Car mes silences sont transitoires.
Un jour, peut-être, le silence sera complet, et le monde et l'âme se tairont. Silence avec silence. Ce sera le temps de la contemplation. Le temps dépouillé. Illimité. Les rives seront débordées. Il n'y aura ni livre, ni mot, ni geste, simplement le monde et le souffle. Il n'y aura plus d'écriture puisque tout sera dit dans la présence et dans l'instant. Il n'y aura que le monde, et cette étonnante brûlure. L'inverse de la mort.
On reconnaît la mort à son vacarme, à son impossibilité d'accueillir le silence et d'en faire l'offrande gracieuse. Et l'accord des silences est le don ultime du vivant au vivant.

Franck.

2 février 2014

Avant le labour .... ( adagio )

Au pied de l'écriture on est comme le laboureur au pied de son champ, avant le labour, avant la charrue, avant la fin des siècles. Avant, Il y a ce temps d'arrêt. Et le monde est contenu dans ce temps d'arrêt. Et le laboureur regarde l'étendue devant lui, et il la sent déjà dans ses mains, dans ses épaules. Déjà il est chair de terre. Là, dans l'avant. Et il n'a déjà plus famille, plus d'âge, plus de nom. Là, le laboureur ne sait plus rien de sa vie, il respire profondément, déjà il cherche les sillons dans son sang, il appelle l'effort et la douleur, il appelle ses muscles, il regarde l'horizon, il respire profondément au pied de champ, au pied de sa peine, au pied de sa misère et de sa gloire.
Et les senteurs remontent de la terre en attente, des odeurs de siècles, de vie et de mort.
Le laboureur au pied de son champ est seul. Toujours. Car c'est l'œuvre répétée de sa vie. Il est seul, sans personne, sans dieux. Il est simplement avec sa désespérance mêlée de singulière impatience, celle d’en découdre. Il est seul, traversé par les violences et les révoltes, traversé par un océan instable, immense et pourtant incertain. Il respire profondément. C'est l'instant de la terre. Et les prières sont épuisées.
Dans l'avant, la terre est sans miséricorde. Elle est encore sans promesse, elle est là dans une absolue présente. Elle attend. Elle attend les larmes et la sueur, elle attend un sang qui la sacre, elle attend le geste assez droit, assez pur pour se mettre à trembler. C'est le temps de l'avant. Le temps arrêté de l'avant. Un temps sans partage. Mais un temps découpé par le couteau d'une solitude étincelante et verticale. Le temps de l'avant est un temps sidéré. Un temps sauvage, qui précède le cri, qui précède la rage.
A chaque respiration le champ grandit. Alors le laboureur respire de plus en plus profondément pour que le champ qui grandit sans cesse puisse envahir sa poitrine. Et faire pénétrer chaque sillon à venir, et chaque pierre.
Vaincre le champ, ou périr sous a terre.
Déjà, il ne peut plus échapper à son champ. Déjà, il n'y a plus de retour. Et si le laboureur se saisi d'un peu de terre pour la porter à ses lèvres c'est plus pour l'embrasser que pour l'éprouver, et s'il pleure c'est plus par débordement que par chagrin. Car le laboureur ne connaît du désir que le frottement âpre et rugueux du manque, il ne connait du destin que l'horizon de son champ.
Au pied de l'écriture on est comme le laboureur au pied de son champ avant le labour, avant la charrue, avant la fin des siècles. Debout, droit sur sa terre comme le capitaine qui sait la tempête et sa cruauté inhumaine. Debout, droit, pesant déjà d'un surcroît de chair et d'os, d'un surcroît de vie. Lourd comme un titan et pourtant fragile comme un cristal.

Alors il y a ce temps de l'avant, ce temps débarrassé de toute intention, ce temps pur de l'amour.
Et le premier mot rentre dans la terre, ainsi le premier pas de danse.
Et le premier mot perce de la terre, avec le gout d'un sang nouveau.
Et le champ n'est plus un champ, il est supplique.
Et la terre n'est plus la terre, elle est voyage.
Et les heures brillent comme des constellations.

Franck.

26 janvier 2014

L'île d'après ...... (prélude)

Les amants dessinent, dans la tristesse des villes, de grands à-plats de silence, à contrejour, à contre soleil. Les amants s'absentent, et dans leurs traces nous y cueillons les songes. Les amants ne parlent plus, les mots ont déjà désertés leurs gestes. Ils se rapprochent des choses ou des êtres, simplement pour les éclairer et les abandonner.
Les amants passent, traversent, débordent, tanguent, et chavire. Ils s'effacent. Au bout de leurs regards désinvoltes, ils inventent l'ignorance et cette ivresse cruelle qui l'accompagne.
Les amants sont sans bagage, sans histoire, quelques baisers secrets au fond de leur poche, comme ces enfants qui remplissent les leurs de ficelles ou de petits cailloux. Ils sont dans l'angle du jour. Ils ont perdu leurs yeux, ils n'ont que leurs mains pour sculpter les heures, et leur peau pour créer d'autres langues, et leur chair pour fuir leurs peurs d’enfance.
Les amants se cachent dans les ellipses des coquillages pour se dérober au temps, et au vacarme des villes. Ils se savent en danger. En sursit. Et le poème ne les a pas encore rattrapés. Ils sont dans l'impatience et pourtant sans attente. Demain est un continent lointain, une rive inabordable.

Les amants dessinent par étourderie les arabesques des sutures futures.

L'écriture est tapie dans la marge. Juste là, dans l'ombre.
Pour après.
Ecrire l'après qui est déjà advenu.
Ecrire est dans le contre temps, comme les amants sont dans le contrejour.
Ecrire c'est l'île d'après. Celle qui n'est pas habitée.
Et les amants chavirent, et l'écriture fait naufrage.
L'écriture est le chant désastreux des amants séparés.
L'usure prochaine des temps révolus.
Les amants n'ont que leur nudité, le poète que son dépouillement.
L'amour a sa nostalgie, le poète sa mélancolie.
Et le soleil brûle tous les déserts.
Et les amants ne connaissent pas la rhétorique.
Ils dansent.
Ils dansent.
Ils dansent.

 

Franck.

12 janvier 2014

Les pierres chantent ….. ( concerto pour piano et orchestre)

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.

Elle lui donna l'enfant dans ses langes. Lui tendit, comme elle avait fait pour les autres. Chronos saisit le paquet de chair enveloppée et l'avala. Comme pour les autres de ses enfants. Mais cette fois elle avait remplacé l'enfant par une pierre. Lui, dans sa voracité, avala la pierre. Le Temps avala l'Espace. La matière. Le Temps ne voulait pas mourir, il avalait ses heures, ses générations, ses enfants. Vivre sans partage. Il avala la pierre. Jupiter sera sauvé. La petite chèvre Amalthée le protégera, l'éduquera.

La pierre du texte résiste. Elle n'est rien. Elle est tout. Elle occupe tout le ciel de l'instant. Et l'on est dans le granit de la parole. Chercher la forme dans la pierre, comme si elle était séparée de nous. Comme si le texte recelait son propre mystère, sa propre vie. Son autonomie. Distincte de nous. Et pourtant toute en nous. C'est un échange de folie. Cogner la pierre pour en espérer des résonances, pour appeler sa magie, ses veines, ses cristaux, ses éclats. Chercher l'endroit des failles, ses grandes entailles de silences cachés dans la masse compacte des mots, adoucir le geste, ou le forcer, ne rien briser de l'essentiel tout en fracassant les inutiles boursouflures de matières coriaces. Les pierres chantent.

Je me souviens de René. Le maçon tailleur de pierres que Georges, mon grand-père, avait recueilli. J'ai encore dans l'œil ses mains. Ce n'était pas des mains, c'était une histoire d'humanité, c'étaient des poèmes. Epaisses, musculeuses, crevassées, blessées. Au contact du ciment elles avaient perdu leur souplesse, leur couleur. Mains de granit aux marbrures de sang. J'avais cinq ans, six ans, et il me fascinait. Sa casquette de travers, une cigarette toujours éteinte coincée au coin de la bouche. Dégaine de mauvais garçon. Avec sa face de rocaille. René, l'homme de la pierre, et du silence. René, c'était ses mains. Elles disaient tout ce que lui n'aurait jamais pu dire. Qu'il ne dira jamais d'ailleurs. Quand il saisissait la pioche, le burin, l'outil, quelque chose se passait dans ce saisissement, dans cette prise. Puissance et grâce. Simplement dans le geste de prendre. Une conviction calme. L'évidence d'un accord secret. D'une nécessite invincible et sereine. Il crachait dans ses mains. Une fois dans chaque main. Et les frottait ensembles. Comme un rituel. Déjà, là, il anticipait l'adhérence avec l'outil, déjà là il appelait le saisissement, déjà là, il épousait l'outil, il éprouvait par avance le contact, imaginait le serrement de ses doigts. Et tout son corps devenait ses mains. Puissance et grâce d'un geste sûr, clair, net. Pur. Un geste qui ne demande de compte à personne, geste libre. Presque sensuel. Puissance et grâce. Dieu ne fit sans doute pas autrement quand il lui prit de créer l'univers, et le monde, et le ciel, et la terre, et les hommes. René, trogne d'ivrogne, avait les mains d'un dieu serein et travailleur. René triait ses pierres. Il les soulevait, certaines avec peine. Il les posait, les scrutait. Il y avait comme un dialogue muet entre lui et la masse devant lui.

Et puis, c'était le temps des caresses. Ses mains caressaient avec une tendresse impossible à décrire. Il préparait la pierre comme il l'eut fait d'un corps de jeune mariée. D'abord, il l'époussetait de tout ce qui encombrait la pureté des lignes, enlevait la terre, et les éclats superflus. Ses gestes étaient lents, répétitifs, patient, aimant, précis. Là, le temps n'existait plus. Ses mains passaient et repassaient sur la chair de la pierre. C'était le temps de la rencontre, le temps des premiers silences échangés. Chair contre chair. Matière, contre matière. Amour contre amour. Tout le mystère de l’homme se trouve là. Dans ce temps défait de tous les temps. Dans la main qui caresse la pierre et se nourrit d'un rêve inépuisable. A quoi rêvent les pierres ? René le savait. Il me disait : « Les pierres chantent... les pierres chantent parce qu'elles ont une âme, comme toi, comme moi.... » . Puis il se taisait, il caressait les rugosités comme si elles étaient du velours ou de la soie, Il caressait comme si c'était la peau blanche d'une amoureuse, comme si toutes les richesses du monde étaient là, sous ses doigt épais. René le pauvre, René l'alcoolique, René le vagabond.
René l'amoureux magnifique.

Ai-je aimé assez pour caresser de la sorte ? Geste sobre et pourtant intarissable, d'une abondante bienveillance.
Après il disait : « Je sais..... », c'est tout ce qu'il disait, « Je sais… ». Il savait où il devait appliquer son burin. «La pierre est traversée de silences, depuis le commencement du monde le silence dort en elle.... Et moi, je les cherche ces silences. Et quand elle chante tu les entends. Avec les doigts, tu les entends. Et c'est toujours par-là, qu'il faut commencer...trouver le silence de la pierre. C'est lui qui te donnera la forme juste... il ne faut jamais forcer une pierre, sinon elle se brise, elle s'émiette.... C'est un gâchis, c'est un désespoir, c'est une misère... elle meure, et tu es orphelin... et tu restes seul, avec ton marteau, et ta bêtise.... ».
« C'est une misère... » Il répétait.
« Moi je sais le mur, la pierre, elle, chante le mur... on le fait à deux ce mur. Dans chaque pierre il y a déjà l'idée d'une forme.... Comme toi quand tu rêves. La forme dans la pierre c'est un peu son rêve.... »
Parfois, il prenait son marteau et tapotait légèrement la pierre devant lui. Il me faisait un clin d'œil : « Je cherche..... ». « Tiens !.... Tu as entendu ?... » Il me montrait avec son doigt : « C'est là !....dedans !.... »
Il me semblait que tout allait très vite près. Quelques coups de marteaux.
« Chaque pierre doit trouver sa place dans le mur. Elles s'épousent...Il faut les faire travailler ensembles....le mur est fait de chacune des histoires de chaque pierre. C'est pour ça qu'il est beau le mur, c'est pour ça qu'il est fort.... »
« Un jour tu prends une pierre, tu la fais chanter... et tu fais un mur et tu le fais chanter... Après c'est une maison... Après tu l'habites... Après c'est toi qui chantes... »
Je ne comprenais rien de ce qu'il disait. Paroles obscures de magicien, de chaman.
« Une pierre grandit dans son accord avec les autres. Déjà elle est beaucoup plus qu'une simple pierre. La pierre veut. Et le mur est plus que le mur, il est maison. Et la maison est plus que la maison, elle est rassemblement et partage et soupe qui fume le soir. Et toi tu es plus que toi. Toi aussi tu seras pierre, et tu seras mur, et tu seras maison, et un jour tu chanteras... »
« Les murs que je fais ne tombent pas....ils sont droits bien avant que je les dresse....ils sont droits là... » et il me montrait sa poitrine. « Pas besoin de fil à plomb... »
Quand il avait fin sa journée de travail, il rangeait ses outils dans une grande sacoche en cuir blanchie par le ciment et la poussière. Il se plantait devant le mur. Il rallumait son mégot. Il s'essuyait le front avec un grand mouchoir à carreaux qu'il dénouait e son cou. Il redressait sa casquette. Il caressait une dernière fois les pierres devenues le mur. Et il partait se saouler.

Longtemps j'ai voulu être maçon tailleur de pierre. Longtemps j'ai caressé les pierres pour entendre les silences qu'elles renfermaient ou pour les faire chanter, sans jamais y parvenir. Encore aujourd'hui lorsque je me trouve devant un mur de pierres...
Je me souviens de mes mains recouvertes de ciment, mes mains d'enfant qui durcissaient, brûlées par le ciment. Je me souviens de cette sensation... je voulais des mains comme les siennes, des mains pour caresser les pierres et les faire chanter.

Polir la pierre du texte. Ou l'user. Ou la casser à l'endroit juste. Se l'approprier intensément dans la violence de sa matière. Sa matière. Quelle est sa matière ? Toujours les mêmes énigmes. Ces questions sempiternelles. Identiques depuis la nuit des temps.
Poser le texte dans ce grand mur de parole qui m'habite et tendre l'oreille.
Pour le chant. Et retrouver la sûreté, la pureté du geste de René, la patience de René, son infini dépouillement, sa rude bonté.
La pierre n'est pas que la pierre, elle est plus. Le texte n'est pas que le texte, il est plus. Sinon, il n'est rien, et « c'est une misère »...

Car chaque pierre taillée est « destinée à… ». Chaque pierre taillée est consentante. Elle est recherche d'accord, de vibrations, d'ententes. Elle est cris et larmes. Elle est déjà mur, et soupirs d'amoureux dans la chambre. Elle est rires d'enfants, elle est projets. C'est tout cela qu'entendait René quand il passait sa main lourde et gracieuse sur la rugosité des granits. Ce qui est beau dans la pierre c'est ce qui n'appartient pas à sa seule matière. Ce qui est beau dans le texte c'est ce qui ne lui appartient pas, c'est ce qui se trouve dans son en deçà, et dans son au-delà. C'est le geste qui le dépose ici ou là. La trace invisible de l'amour qui a formulé chacun de ses mots. Le signifié n'est rien si le signifiant n'est pas lui-même habité du geste du tailleur de pierre. Le texte est une pierre qui vient prendre sa place dans l'édifice de l'âme, qui n'est que nécessité d'infini.
René dirait : « Ce n'est pas la force qui taille les pierres, c'est le recueillement... et la trace laissée par l'aurore dans ton cœur.... La pierre te sait... et si tu trembles elle se refusera.... Il y a au cœur du minéral l'invincible connaissance de nos jours et de nos lendemains, surtout.... »

Franck.

PS : René,  fut compagnon du tour de France, et il fut alcoolique et vagabond. Il avait des mains en or, un cœur en or, des rêves en or, une tête de mule, et un caractère de cochon. Une âme brûlée. Un poète. Un seigneur.

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4 janvier 2014

é( CR I )re….éc( RIRE ).....(sonate)

Le difficile c'est l'enfermement dans sa propre demeure. C'est l'impossibilité d'ouvrir les portes de sa maison. On est à l'intérieur. Et rien ne pénètre. Ni lumière, ni voix. Rien. Et rien ne sort. Les verrous sont tirés. Ni la nuit, ni le jour, rien ne pénètre.
Ne plus écrire. Trop simple.
Tout a été écrit, ça veut dire que rien n'a été dit. Que tout est à formuler. Une autre fois. Jusqu'au bout. Jusqu'à la fin. Psalmodier jusqu'à l'ivresse. Même si c'est inutile. Surtout parce que c'est inutile. La mélopée n'est plus sacrée, elle n'atteint plus les cieux. Les a-t-elle atteints un jour ? Est-ce important ?
Respirer. Faire entrer l'air. Profondément. Sentir l'échange des gaz dans le sang, dilater les poumons. Respirer. Seulement ça.
Ecrire que l'on respire. Ecrire que l'on sent l'air se mélanger, que c'est la seule chose que l'on maintient. Que tout est organique. Qu'il n'y a qu'une chimie. Qu'une organisation de molécule. Un échafaudage de particules. Et que c'est ça qu'on écrit. Jamais rien de plus. Que tout le reste n'est qu'une boursouflure. Qu'une triste illusion.
Il faut repartir du début. Du cri. Reformuler le cri. L'équation du cri. Un cri débarrassé de sa douleur, de sa peur. Un cri pur, net. A l'état brut. Un cri sans chagrin, puisqu'il les contient tous. Sans cause. Le cri comme le premier mot. Le seul audible, le seul compréhensible.
L'enfant qui naît sait déjà tout. Il crie. Après il passe sa vie à oublier le cri. Il passe sa vie à oublier qu'il savait. Derrière chaque geste, derrière chaque parole, ce qui compte c'est le cri. Faire entrer l'air dans ses poumons. Déployer le cri. L'épaissir. L'aggraver. Lui redonner sa nécessité. Son immédiateté. Et son acharnement. Appeler le cri. D'abord dans ses poumon, à l'endroit des échanges de molécules, à l'endroit où le dehors devient du dedans. Quand le dehors devient du dedans il devient un cri. Toujours. On ne le sais pas, parce qu'on a oublié le moment du naître. Le premier échange des molécules qui devient un cri. La première vérité, sans doute la seule qu'on ne dira jamais. L'originelle affirmation.

Car le sourire n'est qu'un cri dévoyé, un cri qui s'est déjà compromis, un cri qui a déjà vendu son âme. Et le rire, n'est qu'un cri prostitué. Une forfaiture. Ecrire la signe.
Que deviennent nos cris qui ne sont pas criés ? Sont-ils musique ou poésie ? Sont-ils torrents ? Bourrasques ? Sources ou plaintes dans les landes de bruyères ? Supplique ? Oraison ?
Que devenons-nous, nous qui ne crions pas ? Que pèse notre vie sans cri pour l'alourdir, pour l'enraciner ?
Alors remonter le fil du souffle. Respirer intensément. Sentir le froid de l'air passer dans l'incendie du sang. Et n'écrire que ça, l'effondrement du dehors dans le dedans. L'écrasement des molécules dans les chairs vivantes, respirantes. L'écrasement devenir pulsations, vibrations. Et jusqu'à la convulsion. Psalmodier jusqu'à l'ivresse. Du souffle, sur du souffle, et le cri qui se déploie dans une extirpation somptueuse. Du souffle qui frotte sur du souffle. Du sang noir pour du sang rouge, élévation lente, cène sanglante et hurlante. Cérémonie solennelle du cri initial, annonciateur, prédicateur. L'engramme. L'ordalie.

Franck.

28 décembre 2013

Chaconne....

(1er mouvement) (Altos, haut bois, bassons, cors et quelques autres instruments) (Mouvement lento, forte) (Étirer les notes jusqu'à ce qu'elles cassent). (Toutes) (Les bémols sont proscrits, même s'ils sont écrits, ne pas les jouer)(Le chœur restera silencieux)(Le piano ne jouera que sur les touches noires)

Quelque chose se souvient. Quelque chose se souvient de la première nuit du monde. Epaisse et souveraine. La première nuit du monde. Une plénitude dans l'épaisseur. Grande nuit des dieux. Sans temps. Sans parole. Toute en prière. Première nuit du monde, où l'homme parlait seulement aux dieux. Où les dieux répondaient à l'homme. Et c'était un dialogue. Et c'était la première nuit du monde. Et chaque destin s'accomplissait, car il n'y avait pas d'événement, pas de quotidien, seulement des miracles ou des tragédies. Seulement de la rocaille et du vent.
Le laboureur levait sa face aux cieux, sa face de sillons lourds, sa face de glaise ravinée. Et le laboureur baissait les yeux. Et il s'attelait. Pour creuser sa vie. Et c'était la nuit du monde, la première, la seule, la grande. Un temps sans écriture. Seulement des signes, des marques, des stigmates. Et puis des incantations sous les étoiles. C'était le temps de l'ordre et de l'éternelle présence. Et les ombres avaient plus de vie que la chair. Temps fixe. Brûlant sous le soleil et le regard accablé des dieux. Et c'était un temps sans écriture. Le temps des pierres, sans futur, sans passé, sans issue. Un temps habité, sans espace. Des matins, des soirs, et la tragédie du vent entre les deux.

(2ème mouvement) (Harpe, violoncelle, violons, piccolo, viole de gambe, timbales, triangle ou carré, guimbarde, et mirliton) (Je tiens particulièrement au mirliton)(Le chœur restera toujours silencieux)(Le piano ne jouera que sur les touches blanches... pour changer)

Et le jour est venu, et avec le jour, l'aube des temps. Et la lumière a palie les créations divines. Et avec le jour, l'écriture. Et avec le jour, la mémoire. Et avec le jour la peur. La peur du retour. La peur de la fin. Et avec le jour, la fin des prières. Et avec le jour, l'absence. Et avec le jour, le silence changea de couleur et de destin. Et le jour est venu avec l'aube des temps. Et l'écriture, et les voix de l'écriture, et les solitudes de l'écriture. Et les mémoires. Toutes les mémoires.
L'écriture porte en elle la tentation du retour, c'est pour cela qu'elle s'écrit à rebours du temps qui la dit.
Retour sur l'inaccompli.
Sur l'inaccompli des temps à venir. Sur l'inaccompli éternel. L'impossible accomplissement. L'impossible sacre. La défaite.

3ème mouvement) (Tout l'orchestre)(Respecter les silences, tous les silences et les soupirs, tous les soupirs)(Les violons devront insister sur la couleur bleue, les cuivres se chargeront du rouge)(Le chœur continuera à être silencieux, il est la voix silencieuse, et la première nuit du monde)(Le chef s'inspirera du printemps et du vol des oiseaux pour guider l'orchestre)

L'écriture passe son temps à se suspendre, comme si dans ses stases successives se trouvait sa vérité ultime. La Vérité. L'écriture cherche son silence, dans l'au-delà des mots. L'accomplissement du dire dans le vide. Le vide d'après.
L'écriture est solaire, mais elle se souvient de la nuit, car l'écriture c'est la mémoire. Et l'écriture est solaire, c'est pourquoi elle a affaire aux ombres, aux traces qui s'effacent, aux rêves qui rattrapent nos gestes, à ce qui respire encore dans les coins les plus perdus de nos vies.
Comme si le geste d'écrire avait besoin de s'arrêter pour s'accomplir. L'ultime appel à la vie. Et le geste se resserre. Comme la matière dans l'atome. Resserrement de l'espace de l'écriture pour lui donner la puissance du cri. Le cri. Le mot dénué de parole. Le dire pur. Le tintement de la vie dans la chair. La révélation.
Rimbaud cesse d'écrire. Cesse-t-il d'être poète ? Ou bien commence-t-il à le devenir ? Ou bien l'a-t-il toujours été ? L'accomplissement dans l'inaccompli. L'inachevable. Le précaire comme horizon infini. La peau vulnérable du poème se raidi jusqu'à la cassure, jusqu'à la faille de lumière brutale.
Ecrire c'est autre chose qu'écrire. C'est avant tout signifier le feu, et tout ce qui pourra détruire le feu, et tout ce qui sera écrit.
Le feu. Le feu séparé de la chaleur. Le feu comme principe d'ascension et de disparition. Chemin de retour à la nuit. Retour à la nuit lumineuse.

Franck.

27 décembre 2013

La lenteur....(fugue)

Il nous faudra  s'assoir pour retrouver la lenteur des temps. Il nous faudra respirer, puiser au plus profond de l'intérieur du corps. Comme vers un continent neuf, qui sortirait des eaux brumeuses. La lenteur appelle l'immobile.
Car seul l'immobile nous rendra la mesure de nos actes, tracera les contours de leur gravité. On ne sait les choses importantes que dans ce mouvement de ralentissement. On ne connaît les choses essentielles que dans l'immobilisation. La stase.

Le sens ne se révèle que dans l'atrophie du geste, dans l'engourdissement de sa course. Dans l'agonie lente de l'impulsion. Alors il nous faudra s'assoir, pour mourir un peu plus fort. Un peu plus sûrement. Un peu plus loin. Avec la lumière qui se dégage de la disparition des fièvres, des grouillements, des effervescences. On ne connaît le voyage qu'aux escales, on ne sait dire le désert qu'à l'ombre des oasis.

On s'assoit. On flotte. Lenteur épaisse des heures qui s'écoulent en raclant la blancheur des os. Curetage patient de nos insomnies, de nos attentes, de nos désolements. Et le vertige. Et la peur qui s'insinue. Temps étrange et singulier de la lenteur, comme si brusquement il devenait important de prendre avec précaution la vie, et la mort qu'elle traîne dans son ombre, et le souffle qui nous parvient. Retenue du mouvement. Comme l'on va pieds nus sur les rochers tranchants. Parcimonie pour échapper à l'écrasement. Et défroisser le temps qui reste, à cause du temps perdu. Défroisser les souvenirs à cause des oublis. Lisser avec obstination la page écrite de trop de mots, de trop d'espoir, de trop désirs inassouvis, de trop de manques. Et chaque instant un crépuscule.

Il y a dans la lenteur du temps cette chose impalpable qui va vers la transparence. Vers l'éclat. L'étincellement. Le reste improbable de l'usure. Il y a dans la lenteur un accroissement d'amour. Comme le murmure accroît la puissance de la parole. Il y a dans le ralentissement une dilatation de l'âme. A cause du poids, et de cette distance qui n'en finit plus pour atteindre l'immobilité fulgurante. L'irradiation.
Il y a dans la lenteur un accroissement d'amour, comme cette caravane qui progresse dans les sables. Et plus le but approche, plus le pas ralenti. Lent cheminement de l'écorce qui rêve en secret au caillou, lent cheminement du caillou qui songe au grain de sable et au vent.

On s'assoit. On laisse monter en soi l'océan vide des regards et des gestes, on élargit les bords du manque, on entre dans son corps, car il est temps d'habiter sa chair et d'ouvrir les bras à l'éternité, on s'assoit et on se laisse traverser par l'éclair d'une solitude grave et brillante, on sombre dans un silence souverain, on s'assoit dans cette dévastation du temps inerte, on longe le gouffre de nos peurs, on parcourt encore une fois nos sentiers d'errances. Le souffle se ralenti. Tout est là, puisque rien ne tremble.

Franck

25 décembre 2013

Musique.... (Variations)

Longtemps j’ai cru que j’écrivais, ici, comme ailleurs. Je me trompais. On se trompe toujours sur nous-même, comme sur les autres d’ailleurs. Il faut du temps pour comprendre les choses, et pour moi, encore plus de de temps. Je suis lent, laborieux. Non, rien ici n’est de l’écriture, c’est seulement de la musique, plus précisément  une tentative de musique.


« Je connais ces cris-là. Toi aussi tu les connais. Nous vivons de cri en cri. Mais entre eux un filet d’eau trouve son chemin. Il disparaît, il réapparaît, une fois, deux fois, trois fois peut-être dans notre vie, pour que nous puissions y tremper nos lèvres et continuer notre chemin. Si je me trouvais ici, c’était parce qu’il m’avait été donné de voir ces scintillements dans la vallée des morts. J’ai pu entendre la musique là où je m’y attendais le moins. »
……..
« « Cela peut prendre longtemps avant que ce qu’on a dit se mette à fondre. Parfois cela ne donne pas de la musique avant qu’on soit adulte. » « Pourquoi ? » « Parce que l’on est gelé à l’intérieur de soi-même. Bien qu’on ne le sache pas soi-même. Mais un jour, quand on est très triste, ou qu’on a vraiment faim de quelque chose et qu’on est complètement seul, alors on s’aperçoit brusquement que nos vieux mots deviennent de la musique. » »
Göran TUNSTRÖM ; L’ORATORIO DE NOËL (éd Babel


& nbsp;

Franck.

24 décembre 2013

Quitte ta maison....! (oratorio)

Comme une injonction divine. Ouvre ta maison en grand ! Les volets, les fenêtres, les portes, surtout les portes, ouvre tout, et invite le verbe, et s'il ne vient pas, alors quitte ce lieu de vent et d’ombres, quitte tout ! Quitte-toi !
Tu croyais que cette maison était ta seule mesure, sur les murs il y avait tes souvenirs, chaque objet te rappelait le temps des instants, des rencontres, tu te croyais élu, tu n'étais que maudit. Et tu ne le savais pas. Tu étais plein de toi-même, si plein que nul n'osait, ou pouvait franchir le seuil de ta porte, si plein de toi-même que tu n’avais plus de place pour accrocher un rêve, plus de place pour l'élan d'un désir, si plein de toi-même que tu n'osais plus sortir de peur que l'on te dépouille. Vanité qui te faisait croire à ton importance. Tu vivais dans la peur de ta perte, et le trop plein. Tu te croyais riche, possédant, pourtant tu mangeais ta tristesse à tous les repas. Tu étais sûr de ta raison, car les nouvelles du monde qui te parvenaient, racontaient les mêmes destins que le tien. Alors tu voulais croire au bonheur, il te suffisait de toucher les murs de ta maison pour te gonfler d'orgueil et de certitudes. La femme qui vivait à tes cotés avait elle aussi amené ses meubles, ses bibelots. Du trop-plein sur du trop-plein. Et le soir, sous la lampe vous mangiez en silence la même soupe de chagrins. Et quand tu voyais son corps de chairs lasses, tu n'avais plus la force de pleurer. Tu attendais la mort, mais elle était déjà là, depuis longtemps, et tu ne le savais pas.
Ainsi la vie des hommes, et leurs jours, et leurs joies, et leurs amours.

Donne tout et ne renonce à rien... !
Ouvre ta maison ! Quitte-la ! Brûle-la s'il le faut ! Et part, n'importe où, mais pars ! Ne prends rien avec toi, aucun bagage, aucun bibelot ! Rien ! Prends le premier chemin de lumière que tu trouveras et avance ! va... ! va au plus loin de toi ! Sois vagabond, pèlerin, nourris-toi d'espace et de vent, et d'orage. Ne possède rien, et surtout pas toi-même. Sois seulement dépossédé, sois nu et fragile. Sois l'errant de l'errance, le désir du désir, le rêve du rêve. Sois la couleur des chemins, l'odeur des aurores, ne sois rien que la musique des torrents, sois l'océan, sois ses marées, sois le vol des oiseaux.
Et là, seulement là, laisse monter en toi le premier chant. Réapprend le verbe dans le murmure. Et souviens-toi de la langue du lait. Car elle est le seul langage qui nourrit.
Le seul.
Alors dépouille-toi de toutes ces vies inutiles, de toute la crasse de tes heures vaines, de toutes tes illusions sociales.
Ecris. Ecris à partir de l'os. Racle ! Sois dans l'arrachement, sois au plus pauvre de toi-même, au plus nu, au plus seul.
Car il te faudra arrêter de parler à haute voix, et refuser le vacarme des paroles vaines, et la tonitruances des pensées faciles.
Retrouve le murmure.
Le son du ventre. La résonance première.
Celle qu’on appelle, la langue blanche.
La langue du lait.

La langue du lait est d'abord un visage, un son, une mélodie, une voix.
Cette voix qui deviendra ta voix.

La mère serre l'enfant contre sa poitrine abandonnée à une bouche gorgée de vie, la mère baisse les yeux vers cette bouche, elle est dans l'effarement de cet échange insensé. La mère presse sa chair pour l'offrir, presse son sang pour s'oublier.
C'est un monde, là.
A cet instant précis c'est l'univers qui bascule.
La mère parle à l'enfant dans une langue inconnue, elle accompagne les yeux de l'enfants avec des mots impossibles, des mots inventés, des mots presque silencieux, des mots égarées dans le souffle, la mère parle et l'enfant prend son sang, c'est ça la langue du lait. C'est la première langue que l'on entend, c'est la plus douce, la plus vraie, la plus nourrissante, celle qui porte toutes les vérités. Grandir c'est l'oublier. Il nous faudra retourner à ce premier murmure et se nourrir à nouveau de cette première source. C'est sans doute là le sens du chemin, le sens du départ. C'est une épreuve et c'est la seule qui vaille.

Car sur la route il te faudra renaître. Renaître sans cesse. De corps en corps, de rêve en rêve.
Alors peut-être qu’un jour sur cette route de vent, d'errance folle, tu manqueras de trébucher sur un mot.
Tu  le ramasseras.
Tu feras jouer la lumière à travers ses faces aiguisées et coupantes.
Et brusquement tu sauras.
Tout se condensera là, dans ton regard fasciné pour ce mot.
Sidéré.
Et le mouvement qu'il fera naître en toi.
Ce jour-là....
Ce jour-là, tu te retrouveras loin de tout et pourtant tu n'auras jamais été si vivant. Tu seras dans une désolation lumineuse et cela te suffira. Tu seras perdu et c'est justement cette perte qui te ressuscitera. Tu seras perdu et tout te paraîtra plus clair, plus net, plus définitif, plus impératif.
Renaître après des siècles d'agonie.
On n'écrit jamais pour plaire ou séduire, on écrit pour se retrouver. Ailleurs. Chaque mot te rapproche d'un lieu inconnu plein de mystère, un lieu inévitable.Ecrire prolonge un rêve commencé il y a longtemps, dans l'enfance, un rêve commencé quand tu étais blottis dans le plus fragile abandon du regard de ta mère qui t'avait fait  - toi si infirme- roi si rayonnant.
Oui, écrire c'est d'abord retrouver ce sommeil plein de couleur et de chaleur où l'amour n'est pas promis mais donné comme une éternité, offert comme la première nourriture et la seule dont tu n'auras jamais besoin. Ecrire te fait retrouver ce rêve où tu n'es là pour personne sauf pour le murmure incompréhensible et attendri d'une mère devenue folle parce qu'elle s'est enfin oubliée et qu'elle divague dans les méandres de ton visage et de son amour éperdu, un amour océan, sans limite.

Un jour tu écris, et c'est ce seul murmure qui compte parce que lui seul peut couvrir le vacarme du monde. Tu ne sauras jamais si cela peut faire un livre, tu es dans le pur bercement de la langue, dans l'oubli de ta propre présence, dans cette musique qu'il faut prolonger jusqu'à la fin des temps.
Tu es envahi par le blanc de la page et les mots viennent parfois te secourir du vertige, ils sont les traces, les signes, qui te relient au ciel, à la terre et l'encre te retient de sombrer dans la défaite toujours imminente.
Ecrire c'est un grand vent qui secoue les branches de l'âme emportant les feuilles les plus faibles celles qui ne tiennent que par le doute, et qui deviendront les mots les plus brûlés de ta langue.
Ecrire c'est être dans cet arrachement, dans cet envol au milieu d'une tempête, dans cette chute soudaine au cœur d'un vide terrifiant et miraculeux.
Consentir à ce ciel désolé, simplement consentir.Avec un peu de chance un ange te prêtera ses ailes et le vent te poussera dans un jardin de mots prêts à fleurir qui n'attendent que le souffle créateur pour déployer les pétales d'un verbe secourable.
Traverser le rêve d'écriture c'est traverser un amour rouge comme le sang, tranchant et bleu comme une lame aiguisée, ardent comme le feu d'une forge, un amour ravagé de silence et de vent.
Le jour où l'on écrit c'est qu'on s'est mis en marche vers un amour ; qu'on en appelle la brûlure et l'âme souveraine, c'est une marche aveugle main tendue vers un noir toujours plus profond.
On écrit avec ses silences, c'est eux qui laissent leurs empreintes d'ombres et de cendres sur la blancheur des pages. Un silence se couche sur un autre silence et ainsi de suite, silence sur silence, dans un grand lit d'absence pour consommer les unions enflammées de l'espérance et de l'épuisement. Silence sur silence, lumière sur lumière, et ça, éternellement...
Ecrire c'est cette façon d'être au monde, ou de ne plus y être, c'est interroger le silence et en glaner une once de lumière, c'est user le temps, le polir longuement pour en obtenir quelque élixir subtil, c'est entretenir un feu avec de minces brindilles d'encre usée, c'est écouter dans la foule le bruit que fait la solitude et dans la solitude les rumeurs de la foule, c'est ouvrir des portes interdites avec la seule clé des mots, c'est se croire riche et se vouloir pauvre, être désarmé et pourtant invincible, c'est mourir plusieurs fois par jour et renaître pour que demain advienne, c'est dormir dans l'attente et se réveiller dans la prière.
Rien, rien de plus. Née d'un manque l'écriture entretient souvent avec la douleur une relation incestueuse, elle souffle sur nos entrailles pour en attiser les brûlures dans des noces solitaires et sauvages.
C'est tout ça et mille autres choses, c'est la parole la plus épuisée qui puisse être dite car elle gît mourante au fond de notre vie on en cueille parfois les effluves tremblantes dans le creux de quelques mots.
...C'est le moment...
l'encre affaiblie glisse sur les cristaux d'une heure éparpillée et solitaire.
Pesanteur douce, attristée, comme un temps de neige.
Se mettre à écrire c'est distiller du temps bleu en chauffant nos jours au rouge du cœur.
Et la brume qui s'évapore c'est mes renoncements, mes peurs qui se délient.
Et ce qui reste est si infime que je pourrais le perdre d'un simple soupir, si infime et pourtant si abondant que je pourrais en vêtir un ciel entier...

Franck.

22 décembre 2013

Un chant introuvable... ( sonate en si mineur)

Chaque jour l'épreuve. La page. Pourquoi ce chemin ? Qu'attendre de cette confrontation ? Le texte est long à s'élaborer. Toujours. Avancée, ratures, effacement. Quelques grappes de mots qui viennent en saccades, puis la lente mastication. L'exercice de la bouche. De l’épaisseur. Du son. Du rythme. Des syncopes. Des stases. Le texte résiste. Il y a comme une lutte. Contre qui ? Contre quoi ? Mot par mot, ligne par ligne. Aller un peu plus loin. Sans savoir, ni la destination, ni la signification. A l'intérieur, je sens qu'il a une chose à atteindre, il semble même que les mots pourraient venir de cette chose, mais il n’y a pas d’accès, pas de chemin. Les paroles dessinent mon lieu d'exil. En creux. Dans le creux, les mots. Alors ils suintent avec étrangeté, comme si je pressais une masse poreuse et informe. Ils viennent avec lenteur, avec parcimonie. Ils raclent. Ils s'arrachent de l'ombre, traînant avec eux ce mystère. Et l’impossible connaissance. A l'intérieur il y a comme un frottement difficile à décrire, et les mots viennent de ce frottement. Copeaux d'une conscience à la dérive, ou d'un entêtement insensé, déraisonnable. Tout le corps est engagé, je le sens dans mes bras, mes doigts qui frappent le clavier, ma poitrine, mon ventre, surtout le ventre, une sorte de tension sourde, l'intention du corps qui vient frotter un endroit vide, qui n'existe pas et qui pourtant est là, puissant, invincible, imprenable. La page est là, au lieu du frottement.
C'est une lutte. Une lutte froide, austère, sévère, sans éclat, monotone. Simplement entretenir la tension. L'exacerber. Comme s'il s'agissait de contenir quelque chose qui ne sortira pas, qui de toute façon ne sortira pas. C'est une lutte froide contre quelque chose qui n'est ni ennemi, ni ami, quelque chose qui n'est que dans le creux, que dans le contre temps, qui ne dévoile sa présence que par le manque. Le paradoxe. Ton absence me manque, dit le frottement, dit le mot qui suinte. Ton manque manque à mon manque réponds la chose en creux. Ton temps manque à mon temps. Il y a le frottement du manque sur le manque dans cette lutte distante, sans éclats, sans grandeur. Il y a la page chaque jour qui se dérobe un peu plus, avec ce temps de face à face, ce drôle de temps qui ne se raccroche à rien d'autre qu'à lui-même, un temps qui n'a pas d'histoire. Lente mastication des mots, scansion, succion, dissection. Il semble que tout réside dans cet enchaînement consenti. Cette volonté de le maintenir, et en même temps de le réduire.
***
Peu à peu l'amour c'est résigné, a renoncé, c'est absenté de mes mots. Il ne reste plus que la trame vidée de sa broderie, vidée de ses motifs, de son désir, de ses fils de vie, la matrice vidée de son élan, de son exaltation. Extinction progressive de la lumière dessiccation des chairs de la parole. Le mouvement c'est rétréci. Il ne reste plus que la trame desséchée, dépouillée de sa faim, de ses tentations, un enchevêtrement laminé, accablé, où le souffle ne s'accroche plus.
Aimer, écrire sont le même mot, la même arche....
***
Car chaque mot est une porte étroite. Un passage dans un labyrinthe de miroirs étranges. Singuliers. Qui nous renvoie des images déformées. L'effrayante face qui rebondit dans une cascade d'icônes aplaties par les saisons révolues, l'usure. Car chaque mot est une scarification, une chair de terre sur un temps de pierre. Sillon d'une parole qui creuse un sol raviné et sec. Chaque mot dissèque un peu plus l'autre côté de la peau, l'envers des gestes, cette part de retrait, l'incertain de la course, son enroulement autour du coquillage de la mémoire. Chaque mot est une porte étroite, un passage, un crépuscule, un glissement. C'est un endroit de chute, le lieu d'une avalanche. D'un excès de néant ou de nuit. De nuit, surtout de nuit. Le kyste d'un désir impossible.
***
Car la parole raconte une autre histoire. Elle n'est que forme vide. Et le mot vient boucher un silence mortel. Bâillon des rêves, couvercle insignifiant d'un sens inaccessible. Impudeur. Dénudement dérisoire. Négligeable. Un acte décomposé qui sent le renfermé, le rance.
Car rien n'est dit, ou si peu.
***
Car il nous faudra signifier au-delà de nos paroles, dans l'avant du dire, dans l'intention claire, dans le chant inaudible, murmurant, et n'être que cantilène, n'être que berceuse.
Je cherche un chant introuvable et me perds dans des mélodies obscures. Je cherche la litanie cristalline de la vague, ce refrain qui ouvre droit sur l'aube et l'horizon. Je cherche la trajectoire du verbe, celle qui perce l'ombre, celle qui dénoue les sinuosités du temps, je cherche le mouvement sans détour, sans recoin, sans repli. Je cherche et me perds infiniment. Mon balancier oscille sur l'abîme de mes mers introuvables. Alors je cherche à rebours des marées sur un océan désert, comme un radeau empêché, désorienté au large de mes souvenirs. Une navigation hasardeuse dans les reflets éblouissants des amours inanimées.
***
Car il m'a fallu considérer les étendues devant et celles derrières. Et j'ai voulu les mesurer, comme si elles recélaient un savoir, peut-être un pouvoir. J'ai regardé longtemps ces espaces fragiles. Et j'ai additionné, et j'ai soustrait, et j'ai fait toutes sortes d'opérations vaines, inutiles, J'ai voulu peser chaque souvenir et chaque espérance, j'ai voulu équilibrer les plateaux du trébuchet à chaque pesée, j'ai pris des microscopes pour voir ce qui ne se voit pas, comprendre la molécule des rêves, étudier l'atome du moindre silence, j'ai lu les savants, et les sages, et les poètes, j'ai été scrupuleux, attentif, mais les étendues devant, et celles derrières restaient toujours aussi muettes et inconnaissables, alors j'ai étudié les astres et leurs mouvements secrets, j'ai mélangé les siècles passés et les siècles à venir, j'ai fait parler les étoiles et j'ai interrogé les anges, même les démons, et plus j'avançais dans les étendues devant, plus les étendues derrières me paraissaient lourdes. Lourdes, si lourdes. Car il m'a fallu considérer toutes les étendues et n'être qu'un naufragé au milieu d'un océan de vagues amères. Car chaque leçon apprise fut une leçon oubliée, chaque connaissance un fardeau de plus.
***
Alors je flotte. Je flotte sans direction, considérant toujours les étendues devant et celles derrière, déchirant l'instant, écorchant les heures avec des mots, encochant chaque jour comme un bagnard, qui mesure le rêve à l'aulne de l'éternité. Prison sans porte, sans barreaux, simplement traversée de suspensions, de lassitude, d'affaissements inépuisables. Alors je flotte au centre de cet espace borné par les étendues devant et celles derrière. Espace infime, vulnérable, précaire.
***
Faute d'aller loin, j'ai cru aller profond, j'ai cru traverser l'épaisseur de mes catacombes, briser l'arche gothique de ma mémoire, désensabler l'édifice ombrageux  enseveli sous les gravats des jours, des saisons, ces citadelles invincibles et arrogantes. 
***
Le temps fuit par les deux bouts comme une hémorragie de
braises palpitantes, une messe d'adieux. Le temps fuit par tous les bouts avec cette indolente désinvolture.
***
Sur la page d'écriture il y a une tache. Juste à l'endroit du mot. Une encre noire. Epaisse qui absorbe. Elle n'est ni grande, ni petite, cette tache, elle est là, elle absorbe. Chaque parole écrite semble y tomber, comme si elle était un puits, comme si elle trouait toutes les pages de la création. La tache. Récif inévitable où chaque mot se brise. Elle est le lieu de l'instant, comme si toutes les étendues de langue, celles devant, et celles derrière, venaient y mourir.
Une souillure qui s'élargit sous ma peau, entre mes lignes. Souveraine. Corrosive. 
***
Qu'est-ce qui peut se dire une fois que tout a été dit ? Qu'elle est le premier mot qui vient, juste après les dernières paroles ? Quelle œuvre s'édifie sur les décombres de la langue ?
Car l'écriture n'est pas le radeau, elle n'a ni voile, ni rame, l'écriture c'est la mer, avec son infini mouvement, son infini tristesse solitaire. Elle épuise sans s'épuiser, elle s'étend sans rassembler, elle appelle sans jamais répondre, nul secours dans ses vagues, nul pardon dans son écume, nul recours dans ses lancinantes marée, seulement l'horizon qui se déploie. On ne traverse pas la mer. On ne traverse pas l'écriture.
***
Il y a une tache, juste à l'endroit du mot, large comme une mer. Une mer d'encre noire. Epaisse. Souveraine. Impitoyable.

Franck.

15 décembre 2013

Vacillant... ( nocturne )

Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre l’infime et l’immense. J'ai quitté chaque être, chaque chose, chaque lieu. J'ai quitté ma maison, mes ancêtres, ma mémoire, j'ai laissé derrière moi les aubes blanches et leurs promesses, j'ai ouvert des portes et franchi des seuils de chagrins, j'ai déplié un à un chaque souvenir, j'ai prononcé tous les mots pour me défaire des paroles vaines. J'ai déshabillé chacun de mes désirs. J'ai abandonné toutes mes richesses d'or et de pierres. J'ai oublié toutes les grandes pensées, toutes les morales, toutes les fois, j'ai renoncé à tous les dieux. J'ai rompu tous mes liens, répudié toutes mes épouses. J'ai parcouru les chemins les plus pauvres, traversé les landes amères, les déserts lumineux, j'ai grimpé sur les sommets les plus hauts, habité les grottes les plus profondes. J'ai eu soif. J'ai eu faim. J'ai eu peur. J'ai débarrassé mon sommeil de tous les rêves. J'ai attendu, jusqu'à ce que l'attente se lasse et se décompose. J'ai même aimé jusqu'à la douleur. J'ai agrandi l'univers pour y loger de plus grands désespoirs, j'ai inventé des océans violents pour être sûr de mes naufrages. Je me suis vêtu de silences et d'ombres. J'ai même connu l'ivresse et ce qu'il y a après l'ivresse. J'ai épuisé mon sang et ce qui reste après le sang. Car il nous faudra choisir entre le plein et le vide. Entre le trop plein et le trop vide. Entre l’infime et l’immense. Entre la pesanteur et la grâce. Car il nous faudra choisir entre les tremblements et les frissons. Et n'être qu'un souffle vacillant.

Franck.

14 décembre 2013

Nuit du ventre ... ( prélude et fugue )

Le jour replie sa lumière, tire sa grande voile claire avec lenteur et faste, avec ce geste large et ample du crépuscule. Le jour se retire emportant dans sa ruine les lambeaux, et les hardes usées par le soleil, les images fatiguées, les paysages exténuées et toutes ces couleurs éreintés, ces nuances élimées par tant de regards frivoles, irréfléchis, par la pauvreté de nos regards, par l'insignifiance de nos croyances incertaines portées sur les lieux, le monde, les âmes. Capitulation du jour, défaite des vérités éphémères. Déroute de nos fraternités provisoires. De nos amours qui s'effilochent, nos amours trop lourdes, impossibles à endurer, impossible à hisser, oriflammes froissés, chiffons délaissés.
La nuit.
J'ai une nuit sur le bord des paupières et jusqu'au fond de l'œil. Une nuit dans la chair de mes mots. Tapie au creux de ma parole. Une nuit ouverte comme une déchirure florissante. J'ai une nuit plantée dans le ventre, une nuit de viscères. Une nuit intestinale. Une nuit archaïque, séculaire. Une nuit d'avant les temps, d'avant les saisons. D'avant le jour. Nuit ouverte et sans fin. Noire. Trop noire. Flots noirs de ténèbres. Hémorragie d'ombres inquiétantes. Car c'est la nuit que les choses irrévocables  adviennent, c'est la nuit que naissent les contrées que nous habitons.
C’est une nuit sans partage. Une vaste lande de solitude et de dénuement. Nuit du ventre. Car je viens de là, car nous venons tous de là. Du ventre et de la nuit. D'un ventre opaque et abondant, d'une nuit interminable. Nuit sans regard. Nuit du chaos primordial. Abyssal. Liquide de nuit. Flottement aveugle de nos peurs. Je suis de cette première nuit qui ne porte pas ne nom, de celle qui ne se dit pas, de celle qui s'invente elle-même, de celle qui se prolonge de sa propre épaisseur. Je suis de cette nuit qui s'arrache au néant, de celle d'avant la mort et d'après la mort. Temps cloaque. Temps du bercement. Temps sans mémoire, sans lendemain. Temps élémentaire, informe, brutal. Sans issue. Temps plat de mes premières noyades, de ce premier naufrage. Inondation des gestes, de la respiration, dans cette mer saturée de nuit, dans ce débordement d'exigences sans forme, sans mot. Rien. Rien, que cette nuit et ce premier désir confus. Rien, que cette surenchère, que cette excroissance, que cette tumeur d'envie cellulaire. Je suis un débordement de chair, de néant, d'ombres flottantes, une simple exagération de la nuit, une outrance des ténèbres. Je suis la démesure de ce rien, qui s'épuise à s'ennuyer, et à vouloir malgré tout. Un vouloir comme une fatalité, une damnation. Un vouloir sans grandeur, pourtant illimité. Monstrueux.
Nuit.
Je suis d'une nuit sans possible. Une nuit bordée d'aucun crépuscule, d'aucune aube. Une nuit sans étoile. Une nuit fascinée. Affolée. Une nuit d'épouvante. De linceul. Une nuit sans rivage, sans continent. Une nuit faite de nuit. Sans autre recours qu'elle-même. Enfantement de nuit. Ombre sur ombre. Agonie sur agonie. Océan sur océan. Pierre sans visage. Pierre tremblante. Pierre recouverte de la peau d'un seul et singulier rêve. L'unique soie d'un rêve sans sommeil. Unique viatique pour passer de la nuit à la nuit. Toujours de la nuit à la nuit. L'unique muqueuse d'un rêve interminable. Membrane inquiète du désir.
L'écriture vient de cette nuit, de cette membrane, de cette inquiétude. Ecriture du ventre. Ecriture intestinale. Ecriture ouverte, béante. Ecriture qui n'a pas d'autre issue qu'elle-même. Ecriture de viscères et d'ombres. Ecriture du premier mouvement, qui s'exagère pour se survivre qui s’excède pour s’épuiser.

Car juste après le chaos, il y a le premier mouvement, le premier mot, le seul, celui qui nous nomme, celui qui nous sacre, celui qu'on ne sait pas dire, celui qu'on cherchera tout au long du jour, celui qui s'effacera de nos encres. Mot trou. Mot néant. Mot nuit. Mot d'avant le silence. Mot creusé, excavé, évidé de son sens. Mot océan, au destin de marées infatigables. L'écriture vient de l'impossibilité de dire ce mot, de l'inventer même. Il est pourtant là, gisant dans le sang des veines, à l'affût de nos renoncements et de nos abandons. L'écriture est ce retour incessant au ventre de la mère, ce retour à cette première nuit sans forme. A cette première solitude débordante, comme un engloutissement. Et c'est un désastre. Et c'est une exaltation. Et c'est le seul chemin. De nuit. Toujours de nuit. Puisque c'est là que tout s'élabore. Puisque que c'est là que tout macère. Nuit, avec son suintement d'aurore. Nuit où les mots se dépeuplent ; du cœur au sang, et du sang aux premières lueurs du jour. Là où le rien s'effondre un peu plus pour laisser la place à la plus faible des lumières, à la plus fragile des paroles, la plus précaire, la plus vulnérable, celle née de sa propre impuissance à se dire, et de cette douleur qui accompagne les résurrections, et de ces chagrins accablants, et de ces souvenirs gluants.

Ecriture du néant posée sur la nuit, avec juste la peau d'un rêve autour des mots. Juste une membrane frissonnante dans la chair de la langue, juste ce désir comme la première étoile dans le tout premier ciel.

Franck.

7 décembre 2013

Quelques brindilles pour le feu... ( variations )

Je suis resté sur le bord du fleuve. Je ne sais plus combien de temps. Plusieurs jours. Là, sur le bord brûlant du fleuve. Il n'y avait rien, hormis le fleuve et le désert ; et moi, assis entre les deux, juste à la frontière des terres vides, et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. A l'endroit où le fleuve se met bien à plat, là où il s'étire pour passer sur les sables incendiés. Un fleuve à plat ventre, ondulant lentement comme s'il traversait des sables mouvant ou sa propre mémoire. Temps contre temps. Usure contre usure. Etalé dans le plus large de ses eaux aux risques de perdre ses rives. D'ailleurs elles se perdaient parfois derrière le pli d’une dune ou dans l'œil humide d'un mirage.

Si la mer parle à notre âme, le fleuve, lui, parle à notre histoire. Il y a dans le fleuve l'ébauche d'un dialogue avec ce qui était avant nous, et ce qui sera après. L'homme au bord du fleuve se sait mortel. Et cela le rend triste. Infiniment triste. Comme ces journées assis sur le bord du fleuve. Le Niger. Au Mali. Il y a longtemps. Tout au début des temps.

Six, peut-être sept jours à attendre, assez de temps pour la création des mondes et des univers, assez de temps pour que s'écoule l'infini tristesse, et pour sentir la lente mélancolie du fleuve. Fleuve des terres brûlées, fleuve des enfers aux langueurs mystérieuses. Fleuve lent. Grave. Aux flots austères et silencieux. Car il y a des lieux où les paroles n'accrochent pas. Rien ne peut se dire. Tout est écrasé par lutte lente des éléments. Lutte antique, immémoriale, puissante confrontation des silences, celui du désert, celui du fleuve et pour les sacrer tous les deux, celui du soleil. La rencontre du temps et de l'espace. Je suis resté sur le bord du fleuve. Assis, sur le lieu même de la folie, de l'incommensurable folie de l'existence, à regarder le fleuve, comme si l'apocalypse devait surgir de l'horizon consumé.

Il y a des lieux où la pensée devient inutile,  vaine, presque indécente, où la raison ne peut plus se survivre, où l'intelligence n'est qu'une excroissance du malheur et d'un mauvais hasard. Il y a des lieux où toute pensée n'est qu'une écorce morte, l'enveloppe desséchée de nos vanités. Il y a des lieux où si tu ne sais pas rêver, tu meurs.

Six jours, peut-être sept, à me demander ce que je faisais là, sur les rives du fleuve, pris dans l'étau primitif, originel, radical des lieux. Lieux métaphores. Assis dans la gueule même des mythes. Il est paradoxal d'imaginer que toutes les paroles sont parties de ces lieux impossibles. Sans doute que pour poser le premier mot fallait-il un espace infini ? Peut-être fallait-il un feu solaire pour compenser le feu du mot ? Peut-être est-ce le premier mot qui brûla tout ? Peut-être...Peut-être faut-il faire traverser à notre verbe un néant embrasé, et rester assis six jours, ou sept, pour qu'il puisse signifier ?

Prends une parole, fais lui traverser un désert, et si au bout tu peux la dire sans trembler, sans pleurer, si tu sais dire chaque mot, articuler chaque syllabe, sans que ta langue ne tombe de ta bouche, alors cette parole est vraie. Alors cette parole est puits qui désaltère, fruits juteux qui nourrit, elle est chemin des étoiles, et ceux à qui tu l'offriras, entendront le puits, et recevront les fruits, et recueilleront l'or de chacune des étoiles apportées. C'est comme si les portes de la cathédrale s'ouvraient.

Le silence est beau d'une parole qu'il porte, comme le désert qui recèle un puits. Le silence est riche de l'enfant qu'il porte. Le silence est un champ labouré gorgé des graines de la moisson à venir, il est mûrissement de l'absence. Ainsi dieu et son infinie mesure, et son immense retrait. Car depuis qu'on fait parler les dieux on ne les entend plus.

Six jours, peut être sept, sans action, à rester là, assis, à raboter les gestes, à façonner l'attente, et à se laisser pénétrer par le fleuve, lent, large, comme un sang ancien chargé du temps qui passe. Comme un arbre qui devine la sève dévorer sa fibre. Car il y a des lieux où toutes actions s'épuisent, il y a des lieux où agir est dérisoire, où l'acte n'atteint plus que son propre néant, où précisément le désir de l'acte s'effondre sur lui-même. Il ne reste plus que les gestes simples, chercher l'ombre ou l'inventer, préparer le thé, manger des gâteaux secs avec quelques dattes, arpenter la rive pour trouver assez de petits bois pour faire un feu le soir. Étirer chaque geste, pour lui donner l'ampleur suffisante, le souffle, et la parcimonie, et l'efficacité nécessaire pour maintenir la vigilance, l'attention précautionneuse, sans rien oublier de l'essentiel : regarder le ciel, se perdre dans les horizons, et tout le jour désirer intensément la nuit, et la nuit venue, souhaiter  avec encore plus de force, le jour.

J'ai peu prié dans ma vie. Pourtant, là, je me souviens avoir risqué mes premières prières. Je me souviens de la timidité de ces premiers élans. Les lieux imposent bien sûr, encore faut-il vouloir s'y soumettre, accepter, et ne pas craindre l'immense vide au fond de soi ; cette peur qui surgissait. Accepter l'envahissement par le fleuve, par le sable,  cette sensation de perte absolue, comme si rien ne pourrait jamais nous sauver. Et que désormais c'était sans importance. Oui, sans importance...

Durant six jours, peut-être sept je me suis appliqué à mettre une majuscule pour honorer l'aube naissante,  j'ai mis des virgules après chaque heure, j'ai ouvert des parenthèses pour envelopper le fleuve, posé un point à l'instant du zénith, au bord de la nuit je n'avais plus que des étoiles à accrocher aux points de suspensions...

Ecrire me renvoie à ces temps où je pouvais m'assoir juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps se perdre et s’oublier. Cela devait être un peu avant Bourem. Bien avant mes premières morts, bien avant mes premières renaissances. Chaque texte est comme un jour passé sur les bords du fleuve, à retenir les gestes, et à ramasser quelques mots, comme des brindilles sèches pour allumer le soir venu le feu de ma parole, afin qu'il ne reste rien. Rien. A chaque fois rien. Ecrire est un horizon consumé.

Franck.

1 décembre 2013

Je sais des plaines froides... (sonate)

Je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal brunes et cassantes. Je sais ces pays désolés d'être encore, et toujours là. Ces terres d'absence où seul le vent du nord trouve son souffle dans les bruyères, et sa nourriture aux bouches des pierres usées. Je sais ces pays de brumes sur lesquelles les rêves s'écorchent et saignent, ces lieux cabossés par tant d'oublis, martelés par le temps et la corrosion des désirs insuffisants. Je sais ces lieux nécessiteux, miséreux, qui ne tendent plus la main pour survivre, préférant l'agonie lente des siècles. Je sais ces landes qui gémissent aux portes du ciel, ces landes sans prière, sans salut, je sais les plaintes déchirées des terres sauvages, et je sais les âmes qui les hantent, je sais leurs voyages sans fin, leurs appels, leurs errances au bord des neiges éternelles, leurs traversées des crachins de glaces, et des froids monotones. Je sais cette tristesse qui blanchit leurs regards et cette mélancolie redoutable qui séjourne sur la peau de leurs complaintes. Les landes frileuses ne sont pas des landes amoureuses, elles ont abandonnées leurs chairs et leurs soupirs et leurs tentations. Elles produisent du silence, des distances, façonnent nos éloignements, célèbrent nos séparations et bénissent nos accablements.
J'ai souvent cherché le chant dans ces landes fracassées de vents, sans jamais en trouver un d’audible, car les déserts et les landes du nord dépassent les complaintes, trop de silences les inondent ; en vérité les mélopées qui suintes des glaces blanches sont l’ultime de la musique, ce qui la suit lorsqu’elle s’épuise. Car tout part de là, et tout y reviendra. Ce sont les lieux de la totalité, puisque défait de tout. Des lieux qui préparent, ou qui prolongent. Qui exigent avant, et qui exigent encore plus, après. Ils se laissent traverser,  jamais pénétrer. Si la main est assez ferme et assurée, elle peut parfois les caresser, sans jamais pouvoir les abuser. Ce sont les lieux de la totalité et de la simplification, de la première perfection, et de la dernière.
Je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal mauves et sévères, sans arbres, sans racine. Comme une mer de bruyères tranchantes et brutales, une mer raidie dans son mouvement âpre, une écorce cornue et rêche et rugueuse. Je sais ces landes persistantes, ces terres usées, brisées de solitudes graves, suffoquant sous la vapeur compacte des bouillards immuables. Terres saturées. Imprégnées. Imbibées de désespoirs primitifs et obstinés.
Je sais mes plaines froides, mes landes du nord, mes lacs de brumes grises. Je sais ce sang engourdi, et ces absences, ce vent qui m'observe, et ces neiges démembrées qui tombent au fond de mes os. Je sais tous mes jours dépourvus, arides, insignifiants, et mes mains si pauvres, et mon regard si maigre. Je sais tout cela. Mille fois traversé. Mille fois disséqué. L'infini retour de mes landes mordantes, de mes terres sans horizon, de mes journées sans lumière. Mes terres abondantes sans limites.
Je sais ces plaines froides qui dévorent la langue, chaque mot de la langue, et l'écriture qui creuse la glace, et le texte pris dans les hurlements des bourrasques de l'impossible dire. Comme si la parole était traversée dans sa chair par une lame d’acier. Impénétrable parole qui me laisse désarmé, en exil, banni de mon propre désir, relégué, refoulé de ma propre demeure. Et mon œil inquiet fixe dans l'ombre du ciel le vol bouleversant des oies sauvages. Comme un destin mille fois répété, comme une usure lancinante et troublante. Sur le ciel gris et noir de mon enfance. Le vol des oies sauvages vers le nord. Comme une fatalité. Mille fois répétée. Laborieuse berceuse qui ne survit plus à la nuit qui s'approche. Et cet effondrement. Et cette envie de nord. De glace. De fin....

Franck

30 novembre 2013

Ce soir à la bougie.... (Nocturne)

Il y a dans cette flamme de bougie quelque chose qui souffre. De l'infime qui souffre. Tout ce qu'il y a de pauvre sur terre se rassemble et se reconnaît dans cet étirement du feu, dans cette hésitation verticale. La chandelle dit l'infinie solitude et le dénuement, elle dit aussi la foi comme si celle-ci avait besoin d’une aile éphémère pour s'envoler. Le simple et le pauvre, marchent de concert, ainsi la chandelle qui offre ses ombres pour taire l'insupportable, et sa lumière pour clamer l'irréductible.
La flamme pauvre nous défait de nos rages, elle accompagne nos rémissions, et parfois elle sacre nos résurrections. Elle est une amie délicate qui nous apprend le silence, une amie généreuse qui écoute en dansant, une amie qui console parce qu'elle est attentive et qu’elle ne juge point. Un soleil à notre dimension, simplement du bleu, du jaune, un peu de rouge, du noir, du blanc. Soleil de l’accablé et du seul, elle berce, elle adouci, parfois elle chante, elle enveloppe d'une soie étrange notre rêverie épuisée.
Il y a dans cette flamme quelque chose qui rassemble nos morceaux éparpillés, qui maintient l'unité de notre désir, qui contient notre abandon. Il y a, là, un espace de temps et lumière qui nous protège de nous-même, de nos affaissements, de nos écroulements, c’est la vie suffisante, la vie tolérable, la vie tolérante. Là, les ombres deviennent conciliantes. Il y a dans cette chandelle quelque chose de digne, d'infiniment sérieux et sage ; une gravité dépossédée de sa lourdeur. Rouge. Etrange silence que celui du rouge de cette flamme solitaire. Etrange lumière vacillante, qui appelle en nous la mesure et la lenteur. Etrange puissance que cette fragilité tremblante.
Le temps de la flamme pauvre est toujours le temps des aveux, le temps des chandelles est un temps de soupirs, de respiration profonde, comme s'il s'agissait de faire remonter nos douleurs sur la mèche du cœur et de les consumer. Temps sombre et clair à la fois, temps de puissance désarmée, temps qui fabrique du temps. Comme si le temps du feu était un temps gagné, arraché au néant. Comme si précisément ce feu frissonnant, ne pouvait plus être brûlure, comme si sa vocation ultime était la caresse et le murmure. Au coin des chandelles les larmes peuvent être douces, les chagrins pardonnables, les regrets légers. Il y a du sang dans cette lumière, c'est pourquoi on la sait vivante, il y a des chairs dans ses ombres, c'est pourquoi on la sait aimante. Il y a des lèvres et des peaux à aimer dans ce feu désolé ; dans ce singulier instant chancelant, comme si l'émotion trouvait enfin une issue, un devenir qui la dépasse et la bénit. Temps concentré, temps rassemblé. Lumière pour les corps nus, et les effleurements, lumière des baisers indécents, couleur rouge comme les chairs qui s'offrent, ou comme la gorge des volcans.
Au creux des bougies qui éclairent, l'ivresse disparaît et la folie s'efface, car c'est le temps des premières ou dernières vérités, et même au-delà des vérités, car si les vérités simples ont besoin du soleil pour se dire, les vérités primordiales ne se délivrent que dans cette presque lumière, dans ces presque ombres, dans cette presque nuit.
Les âmes de la chandelle sont des âmes errantes, elles ont perdu leurs corps et cherchent un point d'appui pour porter leur voyage, comme des navires effarés  qui chercheraient une île pour faire enfin escale. Parce que plus qu'une flamme elle est un lieu, parce que plus qu’un lieu, elle est un séjour, parce que plus qu’un séjour  elle est un refuge, parce que plus qu’un refuge, elle est un royaume. On y naît, on y meurt, mais y vit-on vraiment ? Est-ce un temps réel ? Ou le simple raccourci de nos destins inquiétés ? Ou le simple squelette de nos chimères démantelées ?
Quelque chose habite cette lumière, quelque chose soupir dans sa danse, est-ce une plainte ? Est-ce un gémissement ? Est-ce que mon âme appelle ce soir à la bougie ? Ou n'est-ce qu'un songe, ce songe lancinant qui traverse mes veines et ma chair, un songe toujours exténué ?
Oui, quelqu'un habite ici, au cœur de cette flamme, quelqu'un qui me connaît mieux que je ne le connais, quelqu'un qui me regarde, qui parle dans ma voix et qui choisit mes mots.
Il y a dans ces petites flammes le chant d'une présence. Du vivant qui exige, des visages qui implorent, il y a des mains qui se joignent, comme si l'humanité avait besoin d'opposer aux enfers ce simple feu humain.

La lueur des bougies, comme celle des cierges, éclaire en nous ces endroits oubliés, ceux qu'on a délaissés, cette part de nous-même qu'on ne visite plus, nos jachères, nos ronciers, elle préside à l'office de nos noces intimes et nocturnes, comme un fuseau ardent qui déroule le rêve, et tisse entre nos larmes un voile charitable, et console, et soulage, et apaise, et apaise, et apaise...Ce soir, j'ai vu dans cette flamme un doigt incandescent qui me montrait les cieux....

Franck

24 novembre 2013

La vague...encore...toujours... (sonate)

Parce que la vague est un envoûtement. Sa puissance vient de loin. D'ailleurs. D'un autre temps. Elle a commencée bien avant notre regard, comme la lumière des étoiles. Comme un long écho du temps. Les vagues naissent d'un endroit secret de l'océan. Nul n'en sait le lieu. Tous le redoutent. C'est un lieu de puissance et d'effondrement. C'est un lieu de la mer qui invente les naufrages. Là, au centre de ce lieu, il a un point, un point minuscule, si petit, qu'il n'a pas d'espace, pas d’épaisseur, pas de poids, c'est sans doute un point d'orgue, on sait qu'il existe, mais nul ne l'a vu, et nul ne pourra jamais le voir, c'est là que naissent les vagues. Toutes les vagues. Elles naissent d'une inquiétude de la terre, et d'une résonance, d’une sorte de vibration, elles naissent d'un murmure des dieux, elles naissent d'un désenchantement, d'une affliction, comme ces mères qui accouchent, et au moment de l'apparition de l'enfant hésitent entre la joie et le désespoir.
Il y a dans la naissance des vagues comme un haussement d'épaule de l'océan. A peine. Mais suffisant, comme un désintérêt, une sorte de dédain ou d'indifférence, comme si l'océan était déçu par les rêves de l'humanité, comme s'il s'en retournait chez lui au centre des abîmes, et que le haussement d'épaule, ce tremblement de colère rentrée, fasse naître les vagues. Un long frissonnement venu des âges de l'univers. Dans l'envoûtement de la vague il y a cette mémoire douloureuse et cette oscillation, cet ébranlement des eaux du dédain, et le rappel incessant de notre indigence, cette espèce d'absence, cette perpétuelle défaillance.
L'écriture de l'eau qui roule tente de reprendre le mouvement d'avant, celui dont on vient, celui qui nous précède toujours. Reprendre la main sur le tangage des rêves et la vacillation de la raison. Comme la danse du chamane, comme s'il s'agissait de rappeler à soi les forces premières, celles du sang ancestral, de retrouver le pur, le non corrompu. L'inaltérable. Appeler la démence et l'ivresse du balancement, les faire rentrer sous sa peau, les faire glisser le long des os, tendre ses viscères à ce brassement monotone jusqu'à l'écœurement, jusqu'au vomissement. C'est l'écriture de la mémoire et de l'oubli, de l'amour impossible, et de la mort trop lente et trop loin, et pourtant si présente, c'est une écriture qui s'aveugle sur l'horizon, et qui tremble, et qui s'essouffle. L'écriture de la mer ce n'est pas l'écriture du voyage, elle n'a pas cette tension secrète et sourde, ce n'est pas l'écriture de l'ailleurs, du partir, du lointain, elle a trop de retour dans sa langue, trop de langueur dans sa perte, trop de folie dans son ignorance. L'écriture de la mer ne porte pas l'espérance, elle n'est pas la bouteille qui contient le message, elle n'est qu'une vague. Que la vague. Une et innombrable. Elle n'est qu'une eau dans l'agitation de son errance, elle n'est qu'elle-même, dans cet au-delà d'elle-même. Elle n'est que simple extension de la clarté. Expansion de l'abandon. Elle n'est que son instant dilaté, sans autre volonté que de l'être pleinement. Infiniment perdue, infiniment retrouvée. Elle se contient, elle se résiste, et si elle ploie parfois, si on l'entend se briser, c'est pour mieux se recomposer, mieux se concentrer. Aller de l'éclat du mot à l'esquille de la parole. Aller de l'identique défait de l'habitude, à l'identique enveloppé de sa propre recomposition. Embrun paradoxale de l'infime et de l'immense. Paradoxe de la plénitude et du doute. De la dérive.
Il y a dans l'écriture de la vague une sauvagerie insoupçonnée, née des profondeurs immobiles qu'elle recouvre, et de cet entêtement à ne signifier rien d'autre que le mouvement, que la présence. Une présence débarrassée de l'ombre, car elle est l'égale du soleil. Elle porte sa propre lumière, c'est ce qui la rend si étrange. Si envoûtante. Et le soleil si révérencieux à son égard.
Il y a sur le bord de la vague un rire d'enfant, ou un rayon de lune, c'est ce qui la blanchit et lui donne la force d'aller au bout de son enroulement, d'aller au bout de son outrance dans la profusion du verbe, et dans cette démesure lancinante.
Le soleil dit : « Je suis... ». La Mer dit : « Je consens... ». Et la vague murmure : « Je m'efforce.... Comme la graine et la fleur, je m'efforce... ! Comme l'arbre, je m'efforce ! »
Que pourrais-je dire, moi l'insolent, moi le piètre, moi le vivant fragile ? Que pourrais-je dire, sinon,  «  je m'efforce… ! »
Dans l'écriture de l’eau je m'efforce, comme dans une prière inlassable débarrassée de ses faux dieux. Une prière sans adresse, sans retour, comme le rire franc d'un enfant qui perce la lumière....

 

Franck.

23 novembre 2013

Aller au bout de la jetée...

Car ce qui compose nos vies est si insignifiant, si négligeable, si futile, les grands événements sont si rares, et Il y a tant d'heures oubliées, vaines, tant de gestes ternes, inconsistants. Un immense gruyère où ne subsisteraient que les trous, les vides, les riens. Les attentes interminables. Les gestes répétés. Les naufrages dans des sommeils de pierres. Et toutes ces paroles prononcées avec des mots si creux, si absents d'eux-mêmes. Chaque heure se tisse dans la banalité, l'imperfection, la platitude. Chaque heure rejoint le fleuve des jours, des ans, dans la perte et le manque et l'infinie tristesse des flots qui s'écoulent.

Car ce qui composent nos vies, c'est le malentendu, c'est l'espérance désenchantée, c'est tous ces cul de sac, ces labyrinthes inextricables, ces occasions gâchées, c'est notre entêtement à vouloir comprendre ce qui n'a pas de sens, à désirer ce qui est hors de notre possible, et au bout, à se lamenter, ou à se taire. Et continuer.

Et pourtant c'est là, au cœur cette piètre et médiocre tragédie, c'est là, dans notre dénuement et notre déficience, dans cette langueur, là, au point d'orgue de notre irrésolution, que l'écriture déploie sa palette la plus tremblante. Car l'écriture nous vient d'abord d'un creux, d'une insuffisance et de l'hémorragie qui s'en suit, d'une rareté, d'un déficit. Elle vient de nos dernières résistances quand elles cèdent, quand l'être en nous, s'abandonne et se perd. Elle vient de notre marche sur la jetée, quand celle-ci s'arrête et que l'océan est ici, devant, démesuré,  terrifiant, et que tout en nous se projette vers l'infini. L'écriture vient de cet arrêt brutal, et de ce prolongement. De ce saut dans l'immense. De cette marche sur les flots. Quand plus rien ne nous soutient, à part le fil tendu de la langue, une ombrelle de désir dans la main droite, et quelques notes de musique dans la main gauche. Pour écrire il ne faut rien, puisque l'écriture vient de là, de ce plus rien. Et qu'elle y retournera. Il ne faut rien, sinon se quitter.

L'essentiel de nos vies se construit à l'insu de nos envies, à l'insu de nos rêves. Pour un acte posé, cent stériles ou inoccupés. Pour une rébellion, cent abdications. Pour une aubaine miraculeuse, cent nullités ternes. Alors accepter la faille comme l'unique possible. La faille qui recueille l'encre, l'encre des mots de l'écriture. La faille qui nous nomme, qui nous désigne. Interminablement. La faille comme dernière exigence, le lieu des empilements, des étreintes ou des serments ou des éloignements. Le lieu de nos vertiges.
Car il nous faut aborder mille fois ces rivages dévastés de la mort, reproduire sans cesse l'agonie de nos jours, affronter à chaque texte l'effrayante nécessité de disparaître. A chaque fois plus loin. A chaque fois plus profond. A chaque fois plus définitif. Comme si chaque mot devait enlever des morceaux de peau, les arracher à leur obstination. Jusqu'aux dernières chairs. Jusqu'au dernier sang. Car l'écriture, c'est bien déterrer des ciels vacillants d'étoiles en réveillant les gisants. Est-ce bien ce creusement de l'ombre ?

Et toujours cette lente avancée sur le fil, comme une entrée dans la cathédrale : de l'arche à l'autel, du soleil au fanal, et tenter le passage impossible du clair au lumineux, du crépuscule à l'aube, des secrets au Mystère. Et accepter l'envoûtement. Et l'appeler. Messes noires pour noces blanches. Toujours. Toujours. Et infiniment recommencer, jusqu'à ce que plus rien ne subsiste de nous. Est-ce bien cela ? Est-ce bien cette folie ? Est-ce bien cet impossible orgueil des vaincus, qui sachant leur défaite, se cambrent une dernière fois, face néant ? Est-ce cet impossible orgueil des déshérités, des dépourvus, des dépouillés ?
Rien.
N'avoir rien, que sa langue, que des mots, qu'une musique. Rien d'autre. Et avoir assez de désespoir, de contradictions, de frontières,  pour pouvoir les déborder, les excéder. Est-ce bien cela ? Dites-moi que c'est bien cela ! Car sinon il faudra que je brûle chaque mot prononcé, chaque mot écrit ; il faudra que le silence ne soit plus le sacre de la parole, mais son unique sépulcre. Il le faudra bien. Si mon errance me conduit auprès de cet écueil, au tout près de ce croc insolent, il faudra bien que j'aie la force de m'y clouer ! Si la pauvreté de nos vies n'est pas assez cher payée le passage de la nuit à la nuit, si notre dénuement ne suffit pas à dédommager Charon ou ses frères, il faudra bien déchirer le pacte et incendier jusqu'à nos plus intimes paroles ! Si consentir n'est pas la route, il faudra bien consumer la terre et ses environs !
Puisque pour signifier, j'ai épuisé tous les actes, toutes les routes, tous les chagrins, puisque j'ai osé tous les effleurements, frôlé toutes les peaux, puisque je me suis rassasier à tous les seins, et dormi sur tous les ventres,  caressé toutes les cuisses, puisque tout cela fut fait, puisque je fus chevalier, prince, jardinier, conquérant, puisque j'aurais pu être roi, puisque j'ai tenu des étoiles au creux de mes mains, puisque j'ai bravé tous les échecs, toutes les abjurations, toutes les reniements, puisque j'ai été courageux et veule, puisque de tout cela il n'en reste que les cendres que le vent demain effacera. Et qu'au bout de tout cela, rien, rien ne fut signifié. 
Alors...
Alors, en attendant la révélation, le dévoilement des limbes, il faut bien continuer à arpenter la langue qui nous reste, à raboter la parole,  à élargir la faille, et à esquisser des pas de danse sur le fil tendu, il faut bien risquer l'équilibre pour tenter de le trouver, il faut bien écrire, puisque c'est seulement cela qu’il nous reste, puisque c'est la seule dignité possible avant la prière, puisque je n'ai que mon silence à opposer au vacarme du monde, puisque je n'ai qu'une ombrelle de désir dans la main droite, et quelques notes de musique dans la main gauche.
Alors...
Alors, il ne me reste que l'incendie des mots, la brûlure de la solitude pour invoquer les dernières heures et les ultimes insignifiances. Et me dire que là, juste là, à cet endroit de ma vie, à l'endroit de la tremblance, commence le plus grand des voyages. Le plus immobile. Et le plus terrible. Puisque tout est exigé, là, dans l'instant du mot. Alors il faudra rassembler toutes les forces de l'amour. Aller au bout de la jetée et tenter une fois encore le saut dans l'immense. Au plus nu. Au plus près de l'étoile. Ecrire !

 

Franck.

20 novembre 2013

Sur le bord de l'écume....

Car il me faudra toujours revenir aux mouvements des marées, sur cette eau qui m'habite. Sur l'océan qui s'agite sous ma peau, dans mon ventre, dans mes veines. Océan obscur et lancinant. Mes étendues sont sans fin. Comme l'errance. Et l'impossibilité de l'île, de l'oasis, du repos. D'une rémission. L'impossibilité du soulagement. Etre enfermé dans l'ouvert. C'est sans doute cela la béance. Cet inachevable qui gît en nous. Cet immense toujours trop large, trop vide. Cette masse flottante qui fait de moi un continent à la dérive. Et chaque vague qui entraîne un désordre nouveau, insupportable, invivable et pourtant vécu dix fois, cent fois, mille fois. Et au bout un naufrage sans noyade. Avec la mort en suspens. Lisse. Interminable horizon. Avec le scintillement des abîmes au grand large de l'existence, aux grands vents des tempêtes. Toujours revenir sur le mouvement des marées, comme une mémoire qui gonfle et qui déferle avec la précision de l'orfèvre qui taillerait l'endroit impur de la pierre, qui l'userait au point du péché, du manque, de l’oubli. Toujours ces vagues lentes qui ramènent sur mes épaves, avec ces carcasses éventrées, tous ces restes d'engloutissements. Il y a de sombres charniers dans cette eau abandonnée à son propre mouvement. Il y a la remontée des fonds marins et des algues géantes qui viennent agripper chaque souvenir. L'écriture s'éloigne de moi comme un radeau à la dérive, comme un tronc mort, flottant, gorgé de sel et de désespoir, saturé de vagabondage. Un tronc qui n'a plus rien de l'arbre qu'il fut, ni racines, ni floraisons. Il reste le balancement ininterrompu, le tangage. L'absence. La dérive. L'infini dérive. Les grands troncs flottants ne se souviennent plus de la terre, de sa texture grasse et lourde, du fourmillement, de l'humus, des odeurs, des couleurs,  ils sont vidés de leur sève, vidés de leur temps et de leur verticalité. Longues baleines rétrécies. Raidies. Squelettes paralysés, pétrifiés. Où chaque mot devient cassant, friable - murmure inaudible. Seulement le mouvement. L'oscillation de la langue. Paroles inconstantes. Incertaines. Rares. Désertées. Simplement les remous, le grouillement des restes d'écumes, comme les dernières convulsions. Ecriture submergée. Suffocation. Parole engloutie. Défaite de ses propres mots. Démantelée. Démunie. Misérable et vaine.

Les eaux des mots s'affaissent, fléchissent toujours plus bas. Les mots s'enroulement dans leurs formes, sac et ressac des réminiscences. Des mots déshabillés, dépossédés de leurs vertus réparatrices, de leur force printanière, de leur chant. L'incantation devient une longue litanie, dans le dénombrement des heures, et l’inventaire sordide, interminable de la houle. De cette houle qui roule sur l'ombre, qui l'enveloppe comme une louve attentive et sauvage. Sans impatience, mais avec cette constance exténuante. Alors il ne reste que le mouvement, le bercement d'une mémoire infirme, estropiée, amputée. Dont les visages s'effacent, filigranes qui s'insinuent entre la ligne de vie et la ligne de cœur. Ligne de mort dans cette mémoire sans fin. Marée de l'intérieur des chairs. Souffle des eaux qui montent vers un destin qui les achèvera. Lent fracas mouvant. Lente tension vouée à son propre reflux. Puissance du démembrement. Les eaux se dévoilent dans leur montée, dans ce déploiement, dans cette insistance à effacer le temps. Les eaux se dénudent et se recomposent, elles dépassent l'impossible frontière des rivages. Ces eaux sont grosses car elles enfantent encore des hasards ou quelques sortilèges. Au cœur des nuits, les eaux qui montent, enfantent des silences monstrueux, les eaux qui montent décrochent l'horizon de nos yeux effarés, elles se bousculent, s'enlacent elles-mêmes, se brassent dans leurs bouillonnements, se gonflent de leurs propres mythes. Il faut les entendre souffler comme des dragons froids, imperturbables, inébranlables dans l'indifférence de notre écrasement. Il faut entendre ses marées, en nous, qui montent inexorablement, comme pour faire déborder notre vie. Hors de tout secours. Il y a dans ces marées profondes un sombre vouloir farouche, méprisant, carnassier. Il y a dans le mouvement des eaux l'étrange prémonition de l'anéantissement. Il y a dans mes eaux qui montent tant de digues rompues, tant de rêves perdus, tant de lumières blessées, il y a tant de tout ce qui brise, lamine, accable. Tant de dérisoire, d'insignifiance, d'inconsistance, d’usure. Tant de silence. Tant de solitude grave. Tant de gestes inaboutis, égarés. Tant de baisers tombés dans l'espace vide des incompréhensions, tant de caresses inachevées, tant d'amours sacrifiées. Tant de sang. Et tant de peurs.

Mais il y a un point de ma vague qui échappe à l'océan, et c'est une joie trouble que d'aller l'arracher à mes dernières écumes. Il y a dans mes eaux qui montent encore assez de déraison, encore assez de flamboiement, encore assez de tentation pour les soleils orange, encore assez d'orgues ruisselantes, assez de lunes pâles pour ramener mon corps d'arbre vaincu aux rivages des vivants. Il flotte tout au bout de mes marées l'éclat d'une chandelle farouche et fière, la part indomptée d’une bête sauvage, le galop sourd d'une horde primitive invincible. Et dans l'infime qui persiste, j’ai assez de couleurs pour embellir un ciel entier, et dans mes dernières écumes, il reste encore l'offrande et l'abandon, et le saisissement.

Il y a dans mes eaux qui montent l'instinct de la prière et du renoncement, et dans l'ultime vague la lueur si fragile de la miséricorde, cette empreinte brillante, fugitive, murmurante, qui lie les eaux aux cieux, comme des étoiles filantes qui surgiraient des flots.

Franck

16 novembre 2013

Ce grand champ de neige...

Recherche du lieu. Géographie impossible. Cartographie de nos vies, de nos actes. Impossible chemin qui s'enroule en forme de destin. Impossible traversée du sens. Besoin de nommer, de dire ce qui n'a pas de nom, ce qui n'a jamais été dit. Relevé cadastral dans le champ vacant des rêves, des désirs, du temps qui se déploie. Resituer les mots dans un espace, une localisation. Il faut les ancrer dans la chair vivante. Encrer le désossement de la parole.
Jamais rien n'est dit. Il faut s'en convaincre. Puisque la vérité se trouve dans l'entre-mot, dans l'entre-texte, dans cet élan de nous qui nous échappe et qui pourtant nous révèle. Sans nous. Dans notre absence même. Qui nous condense.
Qui nous recouvre. Linceul de la langue.
Hors-lieu qui s'agrippe aux parois vertigineuses de la mémoire.
Frottements des lieux impossibles sur l'arrête d'un temps impossible. La déchirure c'est le premier lieu, grand vortex pour cette traversée impossible.
Impossible comme l'ultime forme de notre devenir. Notre dé-présence. Notre dé-naissance.

Quand il n'y a plus rien il reste le mouvement. Le seul mouvement. L'invisible mouvement. Comme la vague qui résume l'océan. Insaisissable vague que rien ne fixe. Qui est là, sans être là, qui est déjà ailleurs. Mouvement incessant de retour, de redéploiement. Déséquilibre du vivant à la recherche de son centre, de son lieu fictif. Centre de gravité. Gravité. Grave. Comme la pesanteur de la joie.
L'écriture dessine les contours de ma peau. En creux. Par défaut. Le vivant se révèle là, dans le silence. Un silence pochoir. Qui cache et révèle. Qui tait mais donne à entendre.
Oppositions des formes pochoir qui se répondent à l'inverse d'elles-mêmes. Là, dans la béance. Lieu suture, lieu coupure.

Ici il n'y a pas de vérité. Seulement une résonance. Le corps qui résonne avec la chair des mots. Avec le mouvement. Le balancement des vagues dans le corps. Lent. Comme un labour profond qui trace les dessins de la cicatrice. Un labour qui va chercher la terre d'en-bas. La terre maudite. La terre noire. Celle des moissons futures.

Jamais rien n'est dit. Hormis le mouvement, l'élan vers une forme qui nous échappe toujours.
Mes textes chuchotent entre eux. Ils se répondent dans un espace inconnu de moi. Textes. Sous-textes. L'espace de la déchirure. Lieu des métamorphoses. Les textes construisent une forme que je ne vois pas encore. Une matrice invisible. Forme pure du mouvement. Comme si les bords de l'infini s’agrandissaient, dévoilant des étendues nouvelles et des profondeurs étranges. Je ne peux que m'accrocher au mouvement, au seul rythme. Au brassage des eaux. A la scansion. A la stridence.
Sortir du ventre des mots, de leur chaleur, accoucher d'une autre respiration. Une autre chair. Et la déchirure, comme la forme pure de l'avènement.
Je suis sur la coupure. Juste là. A l'endroit où tous les mots ont été épuisé. Accepter cet épuisement. Consentir, à ce grand champ de neige, et aux cendres. Consentir à l'hémorragie. Lent cheminement du renouvellement. Marche vers l'aube. L'aube qui sacre la fin de l'épanchement de nuit. L'enfin, de la fin.
L'aurore arrache ses derniers lambeaux de nuit, sa parole vivante ouvre sur un nouveau baptême, l'alliance rayonnante de la lumière et du printemps, noce du jour et du consentement.
J'ai traversé ce grand champ de neige, ni vivant, ni mort... autre...
J'ai traversé ce grand champ de neige afin que s'épuise le passé.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour que chaque mort trouve sa place. Sa juste place.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour rejoindre la rive des vivants.
Innocent de rien, mais le pas plus pesant. Comme la joie : grave. J'ai devant moi un océan et cette lumière qui troue les vagues, et ce mouvement vers l'aurore calme, comme un premier matin.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour blanchir ma parole et pour pouvoir l'offrir lavée, nettoyée, purifiée.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour changer de saison.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour ouvrir la déchirure. Pour la bénir aussi. Et l'aimer, puisque c'est le sens de demain. Puisque c'est le seul endroit habitable. Puisque c'est mon lieu. Le lieu des résurrections. La déchirure comme seule naissance possible.
J'ai traversé ce grand champ de neige enfonçant mes mots jusqu'à la perte du sens, grelottant d'effroi, glissant d'un vide à l'autre.
J'ai traversé ce grand champ de neige pour voir fleurir un grand champ de blé, piqué de rouge par le frissonnement des coquelicots, bruissant de bleu par une source d'eau claire....
….quelle que soit l’histoire, nous  n’écrivons toujours qu’au présent.

Franck

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J'irai marcher par-delà les nuages
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