Pure perte......
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Entre deux vies il faut inventer. La mort nous oblige souvent à inventer. Mais dans la mort, dans l’entre deux, il reste des traces. Des traces d’avant. La mémoire ne nous laisse jamais en paix. Même dans ses oublis. Il faudrait pouvoir revenir à la simplicité du sable, ou à l’écriture de sable. Sable. Sable à l’infini. Sable dans le jeu des vents, dans les brûlures des soleils. Sable dans le déploiement du même, dans la création perpétuelle de ses formes, dans ses déplacements, ses envols, ses glissements, ses enfoncements. Sable dans ses couleurs. Le sable se souvient qu’il n’a pas toujours été sable, qu’il vient d’ailleurs, d’autre chose et c’est cela sans doute cela qui me fascine. Il vient d’une usure, à ne pas confondre avec la décomposition. Il vient d’une usure, d’un épuisement et d’une résistance. Il est un souvenir. Trace. Il ne produit rien, rien d’autre que de l’éternité. Il ne fait rien, rien sinon engendrer des formes, des couleurs et du rêve. Du silence. On n’habite pas le sable, on ne peu que le traverser, comme les souvenirs, comme l’espérance, comme le malheur, comme un trépas ou une naissance. C’est lui qui loge en nous et qui tisse nos déserts et nos miséricordes, et qui crie nos vanités, nos orgueils, il entre dans nos blessures pour les élargir. Béance et solitude. Etendue morte où il faut enfanter et bâtir nos heures. Etendue d’attente et de renoncement.
Je suis revenu à Paris. Comme un voyageur sans terre. L’obligation de répondre aux appels, aux codes. Mais à Paris je n’ai plus de lieu. Alors, il a bien fallu trouver une solution. Estelle m’a proposé une cohabitation passagère. Estelle, généreuse et désespérée. Elle est toujours dans son deuil. Trente mettre carré. Trente mettre carré de générosité et de désespérance. On habite à trois. Estelle, le vin d’Estelle et moi. Les surfaces sont mal réparties. Le vin et sa parole ont pris toute la place. Estelle n’est plus là. Plus très souvent. Ne pas faire de bruit. Deux pièces, pour moi c’est important. Deux pièces. Dans la première une cuisine et une banquette. C’est là que je dors. Dans un sac de couchage. Trop petit pour ouvrir la banquette. Le sac c’est pratique. Dans la deuxième la chambre d’Estelle et un petit bureau. Sur le bureau j’ai mis mon ordinateur portable. Mais c’est la chambre d’Estelle. Ici c’est tout petit. Comme dans ma vie. C’est tout petit et surchargé d’objets. Sur les murs, sur les étagères, des objets qui s’empilent les uns dans les autres, qui se touchent les uns les autres. Comme des grains de sable. Ici, il faut être précis dans ses gestes, parce qu’on vite fait de renverser, de faire tomber, de déranger. Je ne sais pas si je dérange Estelle. Si, certainement. Je dérange certainement le vin d’Estelle. A trois, c’est encore plus petit. Chaque soir il est là. Il trône. Il occupe l’espace, le temps, il coule comme un déluge, comme une catastrophe, comme une tragédie. Essayer de parler, d’aider, de dire. Impossible. Pourtant je connais bien le langage du vin. Il a failli avoir ma peau. Et je l’ai vu sur la face ravagée de mon père. Père de vin, grimace de haine obscure. Parole d’effondrement, d’écroulement. Je le connais bien, le vin. Et me revoilà en face de lui. Egal à lui-même. Tristesse. Déferlement pathétique. Je regarde. Je me tais. Pourtant je lui ai déjà parlé à Estelle. Pour qu’elle entende. Pour qu’elle se sauve. Pour qu’elle arrête. Elle m’écoute avec l’oreille de l’amitié, et puis le lendemain tout est oublié. La bouteille est cachée. Pas très loin. Dans l’ombre d’une étagère. Aujourd’hui, j’ai été récupérer l’adresse d’un alcoologue dans le quartier. Je lui ai dis que si elle voulait, je pourrai l’accompagner. Mais, je sais que c’est inutile. Elle n’entend rien. Elle n’est plus là.
Hier, tout c’est passé en silence. J’avais le cœur pris dans un étau. Elle titubait. Butait, dans tous ses objets. Les objets moqueurs tombaient. Elle se raccrochait au vide qui l’entourait. Impossible à vivre. J’étais envahie de compassion inutile, et de colère inutile. Cette colère que j’ai gardée des cendres de mon père. Elle titubait. Même ses mots ne sortaient plus. Ils n’arrivaient pas à se dégager de la pâte collante d’où ils essayaient de sortir. Mots décomposés, en dehors de tout langage, de tout sens. Ecroulée sur la table, toussant, hoquetant, reniflant, pleurant. Et la tête qu’elle ne tient plus, qui se balance de droite à gauche. " Estelle.. Allez vous reposer…. " Entêtement du vin. Estelle s’accroche à des habitudes. Presque minuit, c’est l’heure de nettoyer la cuisine, les plaques chauffantes. Les nettoyer en détail. Cent fois passer l’éponge au même endroit. Tous les deux on est dans le silence. Il faudrait qu’elle s’arrête. Mais elle continue. Jusqu’au bout. Elle titube. Le verre se brise. La cigarette tombe. " Estelle…. S’il vous plait allez vous reposer… posez cette éponge… " Mais rien n’est fini, rien n’est assez propre. Les objets autour d’elle s’affolent. Ils volent, ils tombent. Je voudrais ne pas être là. Pourtant c’est bien là que je suis. En face d’un déluge. Ou d’une tempête de sable.
" Je sais ce que pensez….. " " Non, Estelle vous ne savez pas…. " Vous ne savez pas la dérision des instants qui se succèdent dans une vie. Vous verriez mes abîmes…. Elle a posé l’éponge. Elle s’est assise sur le banc. A coté de la banquette ou je suis empaqueté dans mon désordre. Je lis. Non, je fais semblant de lire. Je voudrais être seul. Moi aussi je voudrais mourir un peu. Ses yeux se ferment. Le coude glisse. On pourrait en rire si ce n’était pas une désespérance. C’est tout petit. Elle est là, posée à coté de moi. Je voudrais m’enfuir. Pas un mot ne peut être échangé. Je ne peux plus parler. Cela fait longtemps que je ne parle plus au vin. Le temps s’est étiré. Rien n’avance. Tout est figé dans cet accablement.
Il est tard, il est tôt. Elle se lève et s’effondre sur son lit. Il faut imaginer le corps qui refuse d’aller plus loin. Le corps qui coupe tout. L’écroulement des os sur la chair sans résistance.
Les jours passent et n’en ai pas encore fini de ma vie. Alors, entre deux vies il faut inventer. La mort nous oblige souvent à inventer. Mais dans la mort, dans l’entre deux, il reste des traces. Des traces d’avant. La mémoire ne nous laisse jamais en paix.
Ou revenir à la simplicité du sable, à l’écriture du sable. Est-ce possible ? Je ne sais plus vraiment. Une écriture identique est toujours renouvelée, vaste comme un océan. Solide et fluide et coulant, et portant. Poussière et mer. Une et innombrable.
Empaqueté dans mon sac, je suis transpercé par des déserts. Les anges me manquent. Ils ne passent plus dans ces paysages de dévastation. La nostalgie, c’est ce qui permet de remonter le temps, de nouer le présent avec le passé. De les nouer avec les fils de la perte et du manque. Oui, mes anges me manquent.
Ecriture de sable. Dépeuplée mais traversé de louanges. Dénudée, lente et minérale. Ecriture de sable où trébucher fait surgir d’autres créations. Ecriture du lieu élémental, archaïque. Le premier, donc le dernier. Donc le seul. Lieu limite, juste posé entre soi et la mort.
Mes nuages ne sont plus assez hauts. Trop proche des fumées d’usines. Même les anges les ont désertés.
Nous ne sommes que pure perte, croire le contraire nous rassure. Mais nous ne sommes que pure perte.
Franck.