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J'irai marcher par-delà les nuages
9 octobre 2011

Elle n'a pas de nom.....

Elle, elle n'a pas de nom. Ou alors elle les a tous. Maintenant elle est vieille. Et elle n'a plus de nom. Elle a usé le sien à force de silence. De repli. Et maintenant elle est seule. Et vieille. Et sa maison est trop grande.

Il faut imaginer la Creuse. Et dans la Creuse au pied du plateaux des Mille Vaches quelques maisons perdues. Il faut imaginer le froid, la neige ou la pluie. Il faut imaginer l'inconstance du soleil. Il faut imaginer les nuits sans étoile, et l'agonie des horizons dans les replis brumeux des bois, des vallons.

Il faut imaginer que dans certaines parties du monde le silence est plus lourd, le temps plus lent. Il y a des endroits du monde où aucune philosophie n'a de prise, aucune poésie. Des endroits sans exotisme. Des endroits en dehors de tout langage pour les dire. Alors ils se taisent. Et le jour se lève avec hésitation, et le soir et la nuit arrivent comme des fatalités. Il y a des endroits de la terre qui ne portent rien, à part quelques tombes sur lesquelles l'hiver s'assoit.

Les dieux ne passent jamais par ces lieux. Les dieux préfèrent les déserts, les montagnes, les océans, les grandes étendues, parfois les villes. Les dieux ont besoin d'espaces pour s'étendre et peser sur les humains, pour jouer avec eux. Mais là, que pourraient-ils faire, les dieux, à par s'ennuyer, que pourraient-ils faire à part pleurer sur leurs créations.

Les âmes qui habitent ces lieux sont des âmes revenues, des âmes à qui l'on ne peut rien conter. Elles ne sont pas perdues. Elles sont là. Coincées entre l'ombre et le silence. Elles regardent le temps qui suinte, effarées, muettes. Sans tristesse, mais sans joie.

 

 

 

Elle, elle n'a pas de nom. Ou alors elle les a tous. Elle est venue ici il y a plus de quarante ans. D'un autre continent. D'un continent de soleil. Elle suivait son amoureux. Elle l'aurait suivit au bout du monde. Et le bout du monde fut la Creuse. La basse Creuse. Elle venait d'Algérie, lui était militaire. Après la guerre ce fut La Courtine et ses environs, comme on aurait put dire l'enfer et ses dépendances. Comme on aurait pu rien dire. Elle suivait son amoureux et c'était tout. Et c'était ça l'important. Elle pourrait s'appeler Aïcha, ou Fatima, ou bien Djamila ou Leila ou Tahira, mais qu'importe son nom. Plus personne ne l'appelle. Plus personne ne se souvient. Elle est là, sans savoir vraiment pourquoi elle est là. Et maintenant elle est seule. Le mari militaire est mort, les enfants sont partis, et la maison est pliée dans le silence.

 

 

 

Elle se souvient de son départ d'Algérie, ce dernier jour de soleil où la ville éclatait encore d'une blancheur insolente. Elle savait bien les torrents de sang sous cette blancheur, mais elle suivait son amoureux. Elle voyait Alger dévaler la colline comme l'écume scintillante d'une vague, alors elle a pleuré. En silence. Elle a regagné sa cabine pour cacher son visage et commencer à expier.

Maintenant elle a soixante quinze ans, lui il est mort, les enfants sont partis et elle reste seule, là dans ce lieux impossible du monde. Et chaque jour la solitude agrandit un peu plus les murs de la maison, et chaque jour le silence la ride un peu plus, la tasse un peu plus, l'accuse un peu plus.

Alors elle a décidée. Elle a décidé d'aller régler ses comptes une bonne fois pour toute. Puisqu'elle est à l'âge des folies. Il est temps de commencer. Car il y a un temps pour le silence, et il y a un temps pour la vie.

 

 

 

Que reste-t-il d'elle ? Depuis longtemps elle ne se regarde plus dans les miroirs. Elle n'ose même plus se souvenir d'avant. Avant quand elle était jeune et qu'elle courrait pieds-nus dans les sables. Petite gamine effrontée à la longue chevelure brune. Elle passait ses vacances dans le M'Zab. Petite princesse des dunes toujours essoufflée d'une course. Une poignée de dattes dans la poche elle disparaissait tout le jour. Elle n'avait pas une seconde à perdre. Courir. Jouir du soleil. Se rafraîchir aux sources.

Et puis on l'a mariée. Fini les courses folles à demi nue dans les sables. Fini les couchers de soleil. Fini les ciels du désert. Et puis ce premier mari est mort. Et puis il y a eu la guerre. Et puis il y a eut ce Français. Et puis le départ. Et puis Alger belle comme un poignard qui traverse le cœur. Et puis la Creuse. Et d'autres enfants. Et une longue nuit. Longue, large comme un désert. Silencieuse comme un désert. Et puis la flamme c'est peu à peu rapetissée. La lumière de ses yeux c'est peu à peu éteinte. Elle a perdu sa langue, ses prières, ses rêves. Elle a appris à oublier, à ne plus se souvenir. Elle a appris le temps de la Creuse, lent, lourd, infini. Epuisant. Triste. Temps humide et froid, et vain.

 

 

 

Que reste-t-il d'elle ? Son corps aujourd'hui n'a plus de forme. Sa poitrine est aussi lasse qu'elle, ses hanches sont épaisses et pesantes. Sa peau s'est creusée, ravivée, sillonnée, plissée, depuis longtemps elle a perdue cet éclat ocré des sables et de la joie et des rires.

 

 

 

Alors c'est venu doucement. Au début s'était comme le goût d'un bonbon sucré. Elle y pensait, et s'était tellement fou qu'elle riait d'elle-même.

Les pensées essentielles nous viennent d'abord des chairs, du corps. Quand elle y pensait, elle se sentait transpercée. C'était une pensée immense, elle croyait, au début, qu'elle ne pourrait pas la faire entrer dans son esprit, tellement elle était grande et folle, cette pensée.

Ça lui est venu après la mort de son homme. Ça lui est venu d'une stridence du silence. Ça lui est venu par derrière, en cachette. Ça lui est venu de l'épaisseur des murs et du froid. Oui, vraiment ça lui est venu comme une folie de joie.

Le temps de Creuse est un temps arrêté. On peu s'y asseoir et y rester des siècles à.... A quoi au juste. Méditer ? Non, on ne médite pas dans ses lieux. Rêver ? Encore moins, quels rêves pourraient venir à part quelques cauchemars vagabonds. On s'assoie dans ce temps de Creuse et on attend, et on s'ennui d'attendre la mort, et on est là, simplement là. A attendre rien.

 

 

 

Alors c'est venu doucement, comme si ce désir s'était mis en marche à la création du monde, un petit désir de rien du tout, qui aurait traversé l'univers, un désir d'une fragilité impensable, un désir sans forme, comme une petite lumière qui entrerait dans le sang par la petite porte. La plus petite. C'est venu comme un printemps. Et elle se surprenait à sourire quand l'idée lui piquait l'intérieur du cœur.

Et elle ne voulait pas y croire.

Et c'était une folie.

 

 

 

Et puis un jour elle a dit : « Je vais aller à la Mecque... »

 

 

 

Elle, la sans nom, la sans langue, la sans dieu. Elle, la perdue, elle, la naufragée, allait partir pour cette longue remontée du temps. Elle, elle allait remettre en marche les horloges de l'univers. Elle irait. Elle s'expliquerait de vive voix. Elle, la sans voile, la sans foi. Elle irait. Elle, la sans lieu, la sans mémoire, elle irait. Elle, la ridée, l'épuisée, l'ignorée. Elle, l'effacée, elle irait. Elle réapprendrait les prières qu'elle a oubliées.

Soixante quinze ans c'est le temps des folies et de la vie. C'est le temps des noces divines. C'est le temps des amours incommensurables.

Elle, ces histoires de religions, ne l'intéressent pas. Ce qui l'intéresse, elle, c'est Dieu. C'est cette chose impossible qui la bouleverse, qui brasse ses chairs et sa mémoire. C'est ce truc immense de bonté. Ce qui l'intéresse c'est les prières de sa langue, l'odeur de sa langue. Ce qui l'intéresse c'est les sables de l'enfances, ces ses courses dans le désert, c'est la chaleur, la transpiration. Ce qui l'intéresse c'est d'avoir un nom. Voilà, un nom. Un nom inscrit dans le ciel des vivants et des morts.

Depuis combien de temps n'a-t-elle pas porté le voile ? Ne l'a-t-elle jamais porté ? Le soir dans un petit village de Creuse Aïcha, essaye son voile. Elle apprend à le mettre, devant le grand miroir de sa chambre, elle apprend de nouveaux gestes. Aïcha est une enfant. Parce que son cœur est rempli d'une tempête de printemps. « Je m'appelle Aïcha et je viens du désert... et j'y retourne... je suis Aïcha, la petite fille des sables... et j'y retourne... » Et c'est sa seule prière. Et c'est beau et simple comme un conte des mille et une nuit.  « A Soixante quinze ans il est temps de choisir le bon époux... ». Bien sûr elle se sent un peu maladroite avec ce voile, elle n'a pas l'habitude. Mais son cœur bat. Fort. Elle s'apprête. Chaque soir elle relit quelques pages du Coran. Ce vieux livre qu'elle avait ramené dans ses bagages il y a si longtemps, et qu'elle n'avait jamais ouvert. Et quand elle l'ouvre, dans ses soirées de Creuse, elle sent l'odeur d'un pays, les épices et la chaleur d'un soleil. Elle tourne les pages dans l'autre sens, elle remonte le cours du fleuve. Elle remet avec patience sa langue dans sa parole. Elle mâche chaque mot avec délice. Elle récite les prière en articulant et en cherchant la musique de son sang. Et c'est un printemps. Et elle est heureuse.

Aïcha la Creusoise est comme une amoureuse, car elle connaîtra son nom et ira l'inscrire au temple de son sang. Et ça sera naître à nouveau.

Les bateaux, les avions, les trains ne connaissent pas les chemins qui vont de La Courtine en basse Creuse, à La Mecque en Arabie Saoudite.

Il faut bien que les hommes inventent les routes.

Au départ d'un chemin, quel qu'il soit, même le plus petit, même le plus pauvre, surtout le plus pauvre, il y a toujours un désir, un amour à rejoindre, un rêve à cueillir.

Aïcha invente aujourd'hui une route qui n'existait pas, et c'est ce qui la fait belle sous son voile. Et cette route, maintenant est inscrite. Inscrite dans le livre des étoiles. Cette route portera son nom jusqu'à la fin des temps, et après la fin des temps. Et si au moment du départ Aïcha a peur elle sait bien que cette peur fait partie de sa joie.

 

 

 

Aïcha n'est plus vraiment seule. Elle est d'un voyage au loin, et d'une prière interrompue il y a si longtemps. Aïcha est d'un silence intenable et d'une solitude insupportable, mais elle est aussi d'un rêve, et d'un sang, et d'un désert. Elle est de cette terre, de cette terre misérable de la Creuse, elle est de toute la terre. Elle n'est plus perdue puisqu'elle à un nom, un seul, et quand Dieu la nomme elle se retourne, elle sait que c'est elle. Elle, Aïcha la Creusoise, fille du désert et des larmes, fille de l'oubli, et du mépris.

Et tout est en ordre. Elle a fermée la petite maison de Creuse. Elle a respiré, et pour la première fois elle a senti cet air vif et pur d'un lieu impossible ou seuls quelques miracles arrivent encore à survivre.

Franck.

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