Il y a des jours où la mémoire est veuve, comme si elle venait d’enterrer le dernier souvenir, et qu’elle se préparait aux noces macabres de l’oubli. Rien ne pourra pénétrer ces instants, rien ne pourra les brûler, ils sont comme l’écume morte d’une vague qui s’est retirée, des instants vautrés dans une impudique langueur. Vautrée dans les draps d’une vie déboutonnée, déshabillée, détachée de son sens. Et c’est une pure béance. Et c’est l’indécence des heures repues, à la chair triste et flétrie, à la vulve offerte sur des temps catacombes. Vulve des temps inhabitables. Indésirable. Il y a dans ces temps de déficience, de défection, la sensation d’un décollement, comme une dislocation lente et acharnée. Une usure opiniâtre. L’assèchement lent du sang…
Et puis il y a dans cette vacuité pâteuse, assourdie, la sonnerie du téléphone qui vous annonce la mort de quelqu’un. Comme un réveil qui vient brutalement resserrer les chairs, et contracter le corps, le redresser. Comme si la mort attendait, là, tapis dans ces instants en creux. Rappel à l’ordre. A l’ordre des choses et des jours. Ordonnance de la fatalité. Comme si jamais rien ne lâchait vraiment. Sourdine sombre en forme de glas. Me revient en mémoire ce poème de Poe, le Corbeau.
Il s’appelait Robert. Au départ il fut l’ami de mon père. Puis il fut le mien. Nous traversions les mêmes univers professionnels, nous nous croisions souvent, et nous nous respections. Il avait un sens inné de l’accueil et de l’amitié. Une amitié, drue, ferme, solide et pourtant simple. Robert était un perfectionniste. A commencer par sa femme, plus jeune que lui et d’une beauté ravageuse et d’une probité sans faille. Perfectionniste dans son travail, dans ses jeux, dans ses sports. Mais surtout dans son amitié. Entrer chez Robert et Raymonde c’était tout d’abord être attendu. Attendu comme un roi. Chez eux ils n’y avait pas de temps mort, il y avait un temps doux qui s’écoulait, régulier et serein, un temps de bien-être clair.
Il fut le dernier à supporter mon père, à lui pardonner tous ses écarts, ses colères, ses excès d’alcool et de mots. Robert était anxieux mais fidèle. Fidèle en amour, en amitié, en sa ligne de vie, dans sa présence. Robert n’était pas un intellectuel, c’était un homme droit, généreux, attentif, conciliant, sa colère il la réservait, à ses moteurs, ses voitures, son bateau, jamais pour les siens, ses proches, ses amis. Non, il n’était pas parfait, mais ses imperfections n’entamaient jamais l’essentiel.
Voilà, c’est fait. Mort. Pris par un Alzheimer évolutif. Plus des trucs qu’il avait dans le cerveau. Huit ans à désapprendre chaque geste. Terrible quand la vie oublie la vie. Raymonde n’était pas là, hier, quand il est parti pour sa longue promenade. Huit ans de veille et le jour des adieux elle n’était pas là. Elle venait juste de se faire opérer. Alors il a profité de son absence pour échapper à sa vigilance. Pied de nez du destin. Une présence qui s’oublie. Et tout s’effiloche, comme si la vie passait sous la carde. Arrachement des dernières chairs. Séparation des derniers fils tressés. Déroute silencieuse. Raccourci écrasant. Lente agonie des siècles.
Il est des jours sans dimension, sans réelle durée, sans étendue. Ils ne prolongent rien, ils n’aboutissent à rien, ils ne sont que le corps mou du temps, un débordement vain où les heures s’étirent comme si l’on remontait lentement un suaire sur tout ce qui nous parait être notre vie.
Robert, c’est lui qui m’accompagnait le jour des cendres. Des cendres de mon père. C’est lui qui conduisait le bateau. Ce bateau qu’ils avaient acheté ensemble, lui et mon père. Un bateau pour la pèche, un bateau pour les soupe de poisson, pour le vin rosé, les casses croûte, pour le bleu de la mer, et le soleil, et l’amitié. Un bateau qui restait au port, parce que mon père rendait tout impossible. Alors Robert, entretenait le bateau, l’astiquait, le préparait en espérant que l’amitié reprendrait le quart.
Nous étions tous les trois ce jour là. Mon père en cendre. Presque inoffensif dans son urne. Le temps était couvert sur le golf de Saint Raphaël. Robert pilotait avec gravité. Avec précision. Avec cette sorte de détermination puissante qu’il faut aux actes importants. Le visage fermé, les yeux sur la ligne d’horizon. Le reste c’est passé en silence. Il a arrêté le bateau, il fixait toujours le large, pudiquement il me laissait à mon œuvre. Et puis, il y a eut ce petit coup d vent. Ce petit coup de vent du destin. Ce petit coup de vent qui rabattit les cendres. J’en fus couvert. Le visage. La bouche. Le goût de ces cendres. Et puis les gestes pour m’épousseter, j’en avais partout. Il y en avait aussi sur le bateau. Du plat de la main je nettoyais. J’enlevais les dernières traces. Après je lui tapoté l’épaule. Il a remis les gaz. Droit devant. Tout les gaz. Le bateau a bondi, le vent froid de février nous glaçait. Il allait droit. Droit devant. Alors j’ai vu les larmes couler sur son visage. Il allait droit, il aurait voulu crever l’horizon. Et le bateau tapait sur les vagues. Et Robert était fidèle, même à son ami félon.
Nous sommes rentrés au pas. Lent retour vers la terre. Toujours en silence.
Et le bateau est resté au port. Et le bateau fut vendu. La messe fut dite.
Il y a dans ces temps de déficience, de défection, la sensation d’un décollement, comme une dislocation lente et acharnée. Une usure opiniâtre. L’assèchement lent du sang…
Ce que j’aimais chez cet homme c’était sa capacité à affronter ses peurs. Car il en était plein. Jamais je ne l’ai vu reculer, esquiver, il prenait ce qu’il y avait à prendre. Peur ou pas. Il disait ce qu’il avait à dire, de façon direct, mais avec humilité, souvent avec compassion, toujours avec générosité. Il ne s’est jamais renier, et je n’ai pas connaissance qu’il pu blesser quiconque. Non, il n’était pas parfait. Il essayait seulement d’être juste. Il savait ses imperfections. Mais il essayait. Comme un enfant têtu. Il essayait.
Il était devenu une ombre sans mémoire. Il était devenu un chaos. Il était devenu une terre brûlée. Sauvage et vaine. Il était devenu un vent fou, il n’était que le souvenir de ses souvenirs perdus. Qu’un ciel déchiré. De l’absence sur l’absence. Le clown triste d’une pauvre tragédie.
A la fin il n’y avait plus rien de lui, tout était parti, il ne restait que la trace de ses peurs, qu’il ne pouvait plus affronter, il ne restait que la forme de ses angoisses archaïques. Comme si la mort attendait, là, tapis dans cette lande ouverte, dans le désert aride de la débâcle.
Écrire ne sauve pas, tout au plus cela permet d’occuper le terrain, d’occuper la lande, et le désert. Écrire ne sauve pas, mais chaque mot est cette tension pour faire reculer le fatal, l’inévitable, et le rêve fou d’inventer un pays que la mort ne connaît pas, inventer ces lieux impossibles à trouver.
Écrire, c’est comme Robert, mettre les gaz à fond et vouloir trouer l’horizon. A chaque instant. Tenir serré les mots comme la manette des gaz, et jusqu’à faire exploser la parole, et si la langue tape, cogne, contre les vagues, il faut encore accélérer… je sais des bateau qui on pu décoller, je sais des bateaux qui deviennent des étoiles…
A bientôt Robert… par-delà les nuages….
Il y a des jours où la mémoire est veuve, comme si elle venait d’enterrer le dernier souvenir, et qu’elle se préparait aux noces macabres de l’oubli…
Franck.