Questions...?
Pourquoi tu écris ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que je le fais. Et que c’est la chose la plus difficile que je n’ai jamais faite. Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce n’est pas des histoires, c’est un mouvement. Toujours le même. Un geste, toujours le même. Et une attente. L’attente que ce geste se sépare de moi. L’attente que quelque chose me quitte. Avec ce désir souterrain qui me happe avec lenteur, une sorte d’élan décomposé, obstiné. N’être rien. N’être plus rien, sinon ce temps d’écriture, cette condensation. Comme une buée qui sort du ventre, parce qu’il s’exaspère de ses trop lourdes macérations. Une buée qui vient se coller aux parois des veines, du crâne, des yeux, et qui se condense dans le mot, et le mouvement, et le geste, et le sang, et les chagrins. Temps d’écriture perdu dans l’alchimie des heures dérobées au temps. Archipel des mots. Récifs acérés du verbe. Naufrage. Naufrage toujours recommencé. Lassitude. Affaissement. Avec l’exaltation des extases mélancoliques. Une sorte de jouissance ténébreuse. Un battement organique, qui donne cette sensation diffuse de tremblement des chairs. Il y a dans cette buée comme un froissement de la lumière, et dans cette condensation comme une hémorragie d’un liquide épais et noir. L’ombre liquide de l’existence. L’épanchement d’une solitude absolue. Irréversible.
Car il n’y a jamais d’histoire, il y a seulement le mouvement, le même geste de vie, le même élan sur le même chemin. Et au bout, le même écrasement. Les histoires ne s’écrivent pas, car il n’y jamais d’histoire. Seuls quelques éblouissements. Et l’illusion qui les suit.
Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je brasse les temps et mes peurs, je fais de mon passé un futur acceptable, je fais de l’avenir des souvenirs lumineux, j’étire les bords du présent, je déploie l’instant, agrandit l’impossible frontière des aurores. Que pourrais-je faire d’autre, sinon ces trous dans la durée, sinon brouiller les cycles et faire entrer en moi assez de folie, et effacer ma trace pour que la mort m’oublie ou qu’elle me sacre, qu’importe. Je n’écris pas ce qui se raconte, je n’écris pas ce qui se dit, j’écris ce qui se marmonne, ce qui se murmure, j’écris pour le souffle, pour rester en deçà du silence.
Mais comment tu écris ? Je n’en sais rien. A part le désordre et cette agitation qui nourrit mon attente, juste après l’appel. Car j’appelle, et certains mots me répondent, vagues échos en résonances. J’écris dans la lenteur, presque dans l’arrêt. Rumination de la langue. Pesant dégorgement. Mastication des humeurs amères. Mâchement de chaque souvenir où se mêle le souffle d’aujourd’hui. Incantation lancinante, jusqu’à l’envoûtement, jusqu’à la folie. Assonance de l’âme. J’écris crucifié sous le poids d’une interminable transfusion. L’inachevable échange des sangs. Et cette impression de séparation, de ruine. Atteindre mes défaites et ce point d’inflexion du destin, le point frontière, le point de la séparation des eaux. Le point invivable parce qu’il n’a pas d’espace et qu’il n’a pas de temps. Point mort, où la mort même s’épuise. Où certains jours elle recule terrifiée par sa propre image. Point juste assez vaste pour esquisser un pas de danse.
Alors, où écris-tu ? Je n’en sais rien. Ce n’est jamais le même endroit, et pourtant chacun se ressemble. J’écris sur des débris de néants, sur des restes, sur la trace infime et dérisoire que laissent le vol des oiseaux dans l’œil de l’amoureuse, j’écris sur les gouttes de pluies, parfois sur des larmes, j’écris dans les bourrelets des nuages entre la blancheur et le gris, entre les boursouflures et l’étirement, j’écris sur le fil de l’éclair dans les zébrures de lumière, ou sur des pétales de roses, ou sur l’élytre des cigales, sur le souffle des accordéons, dans mes landes froides, j’écris dans des lieux qui n’existent plus, dans les citadelles détruites, dans les villes incendiées, j’écris dans le recommencement, et dans la fin, ou sur la peau des mes amours perdues, j’écris sur l’ourlet de mes cicatrices, sur le cuir noirci des trahisons. Parfois, j’écris dans l’épuisement du rêve, ou sur des vertiges, ou sur le champ de neige qui s’étend derrière la vitre de ma mémoire. J’écris sur le rouge, et dans le rouge des amours, dans profusion et la parcimonie, dans l’avant et dans l’après. Jusqu’à l’incandescence. Jusqu’au pétillement de l’univers, lorsque les étoiles claquent leurs doigts pour accompagner le chuchotement, ou la prière, ou seulement le silence.
Et quand écris-tu ? Je n’en sais rien. Tout le temps, ou jamais. Je suis sur le rocher et j’attends la marée. La noyade. L’échouement. Lorsque la véhémence me submerge, ou que l’arrachement me cloue. Quand écris-tu ? J’écris aux temps creux. Au contre temps du temps. Au temps du naître. Au temps du mourir. Dans les fissures des crépuscules et jusqu’aux affleurements des aubes. J’écris surtout dans les autres saisons, celles qui viennent après, ou celles que l’on a oubliées. J’écris dans les temps ouverts aux quatre vents, dans les temps des mille solstices, celui des roses des temps égarés, ou dans le cœur brûlé des éclipses. En fait, j’écris dans les temps pauvres, les temps abîmés, dépossédés de leurs durées, les temps usés, délaissés. Dans ces temps qui nous quittent, dans ces temps qui nous manquent. Ou ces temps cueillis, au hasard, comme l’on cueille une mûre sur les ronciers des chemins. Temps pèlerinage. Temps des cortèges ombreux ou des longues processions.
Alors je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux et sauvage, et lorsque je trébuche, l’eau fraîche des mots me désaltère et me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit et douloureux, remontant l’eau des mots… et jusqu’à la source symphonique de leurs silences.
Franck.