Il y a bien une peur dans le désir qui se déploie. Les temps qui adviennent sont des temps terrifiant. L’amoureuse regarde l’amoureux. Leur présence est accrue du désir. De l’imminence. Ils sont menacés par la joie. Ils le savent. La jouissance signe la fin d’un monde. La fin du monde. Ce qui menace le feu, ce sont les cendres. Le rêveur devant la flamme les voit déjà, c’est pour cela que sa mélancolie s’accroche si bien à l’âtre. A cause des cendres. L’amoureuse regarde l’amoureux. Elle a dans sa chair un feu. Mais elle sait les cendres. Au moment des corps, les amoureux sont graves. Les gestes s’alourdissent, ils sont pris dans une sorte de pesanteur et d’épuisement. La jouissance ouvre la porte des enfers. Les amoureux le savent. C’est une traversée. Comme Orphée.
Les dieux immortels ne connaissent pas l’amour. Parfois ils forniquent, jamais ils n’aiment. L’amoureuse regarde l’amoureux, ils savent brusquement qu’ils devront aller plus loin que leur désir de chair, ils devront aller jusqu’à la cendre, jusqu’à la mort. Ils savent qu’il faudra tout effacer. Qu’il faudra tout oublier.
Les amoureux évitent les miroirs de peur que ceux-ci ne gardent le souvenir de leurs gestes. Qu’ils impriment le masque mortuaire de leur jouissance. Les amoureux sont sans image, puisqu’ils sont sans langage. Les amoureux sont sans mémoire, puisqu’ils sont sans langage. Puisqu’ils sont sans miroir. Les amoureux lorsqu’ils se regardent ne se voient pas. Ils se touchent. Se voir les tuerait. Alors ils se regardent et ne se voient pas. Ce regard sans vision, nous envoûte. Il est débarrassé de la mort encore quelques instants. On avait prévenu Orphée. « Ne te retourne pas !»
Dès que le regard se met à voir, c’est la mort qui surgit.
Mon amour, nos ombres sentinelles nous parlent à mi-voix. Nos ombres sentinelles se sont détachées de nous, pour vivre des frôlements que nous ignorons. Tu sais mon amour, nos ombres ont leurs exubérances, leurs sacrements. Leurs pénitences, aussi.
Nos ombres sentinelles, sont des ombres courageuses, sans orgueil, qui savent se relever après le trébuchement, qui savent se réchauffer après le tremblement. Nos ombres sont muettes, sans ornement, débarrassées de nos pudeurs frivoles. Elles vont sans nous. Défaites de nos corps, de nos peurs, de nos hésitions. Elles vont l’amble, nos ombres, profitant de nos rêves, elles ne craignent ni le feu, ni la nuit, ni nos deuils, elles vont comme des eaux tranquilles.
Nos ombres, loin de nous, s’entrelacent et s’unissent, elles n’ont que faire de nos apitoiements. Elles se bercent du roulement de la nuit, et elles n’ont pas de saisons, et elles n’ont pas de maison, et elles vont légères, sans corps pour les retenir, sans chaîne pour les accabler, sans jugement pour les opprimer. Elles vont, elles vont, passant d’un silence à l’autre, choisissant nos absences pour se rejoindre, et nos tristesses pour nous abandonner.
Petite sœur, petite sœur des mots, petite sœur des murmures, approches-toi, l’automne arrive avec ses détresses, et ses renoncements. Petite sœur du silence et de l’amour je pose sur tes paupières toutes mes Afriques, tous mes déserts. Je pose sur tes lèvres tous mes fleuves languissants, je pose dans le creux de ta main toutes mes ivresses, et sur ton ventre toutes mes nuits perdues.
Petite sœur, il est temps, approches-toi. Nos ombres nous attendent, elles réclament nos corps pour blanchir les linceuls de leurs fiançailles.
Petite sœur d’écriture, le vent se lève, et l’encre brûle nos derniers mots.
Il y a bien une peur dans le désir qui se déploie. Les temps qui adviennent sont des temps terrifiés.
Et l’amoureuse regarde l’amoureux. Et l’amoureux regarde l’amoureuse.
Petite sœur prends ma main, et allons !
Franck.