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J'irai marcher par-delà les nuages
27 janvier 2019

Lettre N° 178 - Ma perdue...

Mon Amour,

 

Cela paraît si simple. Lorsque je lis tes lettres, tu sembles si déterminée, si naturellement déterminée. Désormais tu te faufiles dans les parties disjointes de ma vie, occupant cette place vide de l’absente, de l’attente irraisonnée.
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Nous sommes faits de morceaux qui ne tiennent pas entre eux. Ils ne vivent pas aux mêmes heures. À la jointure, il y a des plaies, des cicatrices qui suintent. La douleur se fait sentir à l’aube. Chaque aube aggrave la substance de l’imprononçable.

Mon absente, mon égarée, ma perdue.

J’essaye de prendre appui sur la feuille blanche, mais je me perds dans cette apocalypse de blanc. Le blanc de la page recèle des pièges comme des crevasses sous les grands champs de neige. Avancer dans le blanc c’est à coup sûr aller à sa perte. La chute. L’inévitable avalanche. Chaque aube grince des illusions à venir. Tous ces morceaux de vie qui ne tiennent pas entre eux.
Les dieux avaient dit : « …c’était Elle, c’était Lui… ». Alors ils pleuraient, les dieux. Les dieux pleurent toujours lorsque quelque chose des humains leur échappe. Puis ils ont arrêté de pleurer. Ils sont désormais rassurés. L’ordre du monde, des constellations est sauvegardé.

Mon absente, mon égarée, ma perdue.

Nous resterons sur les rives opposées du fleuve. Nos regards ne feront pas l’arche de lumière. Tu étais faite d’océan, j’étais fait de landes, de bruyère, de vent. À nous deux nous faisions un monde. Mais aujourd’hui la ligne de nos retrouvailles est envahie par les grandes marées. La ligne de nos paroles s’efface dans l’immobilité crasseuse du soleil. Même les ombres s’essoufflent.

Mon absente, mon égarée, ma perdue.

La ligne de nos corps, elle aussi, s’efface dans une effrayante oscillation frémissante. On ne vit pas impunément à l’aplomb du soleil. Sur nos plages interrompues, le texte demeure introuvable. Le temps décortique l’espérance, en suce la moelle, l’os ;  c’est une litanie agenouillée, pantelante. Quelle est ma langue sans ta parole ? Que sont mes chuchotements sans tes murmures ?

Mon absente, mon égarée, ma perdue.

Que valent ces draps blancs, insolemment blancs, sans ta nudité pour en apaiser la violence de l’éclat. Ce matin la source dégorge des cris, ce n’est plus une eau, mais un ravage, un débordement lourd et carmin. Un cratère saccagé d’incertitude.
Avec ces morceaux de vie qui ne s’accrochent pas entre eux.

Mon absente, mon égarée, ma perdue.

Franck.

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20 janvier 2019

Lettre N° 153 - J'irai sur ton île...

Mon Amour,

J’apprends ce nouveau rythme, tes lettres plus rares, ta façon si singulière d’utiliser les textos, de ne pas te t’obliger à l’immédiateté des réponses, de maîtriser le temps et d’infléchir notre communication. Délibérément tu t’installes dans le contretemps, défaisant patiemment les synchronicités, les accords, les harmonies.
Je me souviens de certaines conversations du temps où tu étais là, de tes phrases qui maintenant résonnent comme des prémonitions : « En fait, il ne s’agit pas de trouver la voie quasi magique qui effacerait les contradictions de nos vies, mais plutôt à trouver le fil ténu d’une sorte de cohérence, secrète, toujours mystérieuse, qui relierait notre animalité, notre sauvagerie, à l’être que nous tentons de devenir… ». Tu rajoutas : « Harmoniser le dedans et le dehors… de combien de strates sommes-nous faits, qui parle à qui, nous nous croyons libres, mais nous ne connaissons même pas les vrais personnages de notre relation, nous parlons d’amour par facilité, pour faire un raccourci facile, convenu, rassurant… »
Pour être clair, j’ai toujours su que nous en arriverions là, à ces distances, durant des mois, des années, j’ai attendu ce moment où nous déferions nos liens.
Nous avons voulu échapper à la malédiction du couple, pour mieux nous livrer à nos propres démons. Aujourd’hui tu es loin, tu ne me dis rien de ton livre ou si peu, tu nous laisses dans un  no man's land, me laissant le soin de conclure. Nous avons cru que l’écriture nous sauverait, nous aiderait à éviter les écueils, nous obligerait à une vigilance mutuelle, à une bienveillance partagée. Aujourd’hui, nous le savons, il n’en est rien. Ce pacte d’écriture, cette passion commune, est devenu le terrain de jeu de nos vieilles souffrances, de notre irrémédiable passé, la porte ouverte à nos sauvageries. Tu aimais ce mot, sauvagerie. A te voir, tu sembles en être si éloignée, ta douceur première est si délicate. « Écrire, oblige à chercher le vieil animal en nous, ce bois primordial dont on est fait, et de lui faire une place pour l’apprivoiser… ».
Une nouvelle fois je renouvelle notre pacte, j’écris cette lettre, non pour te faire revenir, mais par simple fidélité, non par dépit, mais par un décevant orgueil, l’ultime recours avant l’indignité des ruptures.

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Tu as regagné ton île et c’est moi qui suis en exil, désormais. Tu as rejoint ton royaume, me laissant un désert, vaste comme mille saisons, ou comme une galaxie. Tu es dans le mouvement de ton île, dans ses affluents de lumière, de vent, d’embruns, et chaque jour tu peux croiser la ligne d’horizon avec ta ligne de vie.

Tu es sur ton île avec toutes ses rigueurs qui s’opposent à l’océan, et ses consentements, et ses complicités. Ses résistances, aussi. Les marées recouvrent, découvrent le temps, inlassablement, infatigablement. L’azur, l’azur avec son carnage, sa véhémence. L’azur, impossible continent, intouchable, inaccessible azur. Un horizon nous sépare, avec la houle pulpeuse, avec son balancement, avec son indifférence, et son détachement.

Tu as rejoint ton royaume me laissant un néant, avec la maigreur d’une saison miséreuse à la dérive. Alors désormais tu peux croiser l’horizon avec ta ligne de vie, effilochant imprudemment ma ligne de cœur.

Tu as regagné ton île, c’est moi qui suis banni, relégué dans mes terres, à user les vieux pavés des veilles villes, à périr chaque fois un peu plus dans de nocturnes fournaises.

Tu t’es éloignée sur ton île, sur cette roche marine martelée de colère, sur ce coriace heurtoir à tempête. À présent, tu es sur ton rocher comme une figure de proue, transie, résignée. Les bras tendus vers le large, les yeux grands ouverts.

Ta terre îleuse est sans moisson, elle est tout en crainte orgueilleuse, tout en brûlure de sel, le vent s’y frotte, s’y blesse sur ses rocailles sorties de l’eau, comme un os qui percerait une peau humaine. Le squelette d’un fantôme naufragé, cuirassé de granit. Le vent s’y frotte, geint, supplie, il est tout à sa douleur, à ses hurlements, mélangeant ses cris, aux cris des macareux et des grands goélands.
Les semeurs de ton île jettent leurs grains aux cieux pour les faire fleurir, pour conjurer le sort en guise de prières, pour faire rire les étoiles, ou pour les faire pleurer.
Les semeurs de ton île jettent leurs filets au loin pour attraper un peu de ciel, un peu de lumière, une brassée d’éternité.
Alors le temps sur ton île s’effiloche entre le clapotis, les marées, entre la patience et les larmes trop salées. Les vœux des îles ne sont jamais exaucés. Trop de hasards, trop de fatalités, trop de pleines lunes mortes avant le petit jour, trop d’accablement, trop de saisons défuntes, de cimetières fatigués, trop d’attente. Oui, trop d’attente. Bien trop d’attente.
Et ton île se gonfle comme si elle respirait, comme si elle était le cœur d’un grand géant de pierre allongé dans ces vagues qui bordent son sommeil austère de draps brodés d’écume et de rumeurs sauvages.

Tu es sur ton île rugueuse, sévère, sur le contrepoint de nos enlacements. J’ai beau gratter mes mots jusqu’à la transparence, les râper, les user, ils ne peuvent rien contre cet éloignement et la désarticulation de nos caresses. Tu es sur ton île, ton île plus habitée par les morts que par les vivants, ton île où les aubes se lèvent toujours sur des jours ancestraux, des jours déjà vieux, vieux de souvenirs et d’attente vaine.

Maintenant que tu es sur ton île, ma seule boussole est ton nom, et mon texte un bien pauvre navire pour franchir l’océan, un radeau halluciné plutôt. Ma voix est une saumure saturée de sel.
Les îles sont sans sommeil, elles sont seulement nues, silencieuses, elles veillent sur l’absence, c’est leur façon d’aimer. Elles craquent, comme les vieux arbres, elles râlent comme des fauves blessés, c’est leur façon de résister.
Elles hurlent, c’est leur façon de désirer.

Alors j’irai sur ton île. Même mort j’irai, pour qu’une dernière fois nos silences se mêlent. Alors mes lèvres salées sur tes lèvres salées, et mon souffle épuisé sur ton souffle océan. Alors j’irai sur ton île, mon amour, offrir ma main paysanne à ton âme marine, et mêler ma terre noire à l’écume de ta chair. J’irai sur ton île, mot après mot, et je ferai un pont sur les deux rives de l’horizon. Et je traverserai, et tu traverseras. Et nous chevaucherons l’atlantique, comme deux cavaliers fous, c’est le vœu des enfants, c’est le sort des amants.
Le destin des étoiles.

Franck.

6 janvier 2019

Lettre N° 101 - A quoi servent les prières…

Mon Amour,

Notre correspondance nous condamne - pour être plus honnête - me condamne aux souvenirs, au retour, à dire ou redire ce qui fut un jour le présent. De charger un temps présent d’un autre temps présent déjà passé, c’est le prix à payer pour notre pacte. Revivre sans cesse dans le décalage des temps et des émotions que ce décalage entraîne. L’écart que cela crée dans nos chairs. Nos lettres ne sont pas là pour combler l’absence, mais pour aller de l’autre côté du miroir.
Peu à peu elles sont devenues un enjeu imprévu dans le réel de nos vies. Un jour elles en seront la trace, l’empreinte effacée de nous. J’ai l’intuition que ce pacte nous détruira, il épuisera en nous l’innocence. Tu m’avais dit : « La littérature n’est jamais innocente… et l’écriture est une arme de destruction massive… » Tu avais ri en prononçant ces derniers mots. Tu avais rajouté : « oui, je sais c’est banal de dire ça…. Sans doute que destruction n’est pas le bon mot…  écrire ne laisse pas indemne, c’est tout… il faut le savoir, et l’oublier… ».

Nos lettres se répondent, parfois lorsque nous nous retrouvons, je ne sais plus qui rencontre qui ; toi et moi ? Ou les auteurs des lettres ? Comme si les mots écrits avaient créé une autre réalité. Plus grave, plus profonde, plus dangereuse, révélés d’autres personnes. Il faudrait peut-être dire personnages. Cet écart me trouble.

Nous nous étions donné rendez-vous dans ce parc qui surplombe le port, et qui s’ouvre vers le large lorsqu’on arrive au bout de la petite côte, après l’ombre des grands arbres.
Souvent nous y allions. Te souviens-tu de ce jour d’été ?
J’en ai un souvenir si net. Ce jour où tu m’as parlé la première fois de ton livre. Du projet de ton livre. Il y avait quelque chose de nouveau sur ton visage, dans ta voix. Une profondeur ? Une distance ? Une détermination ?

Lorsque je suis entré dans le parc, je t’ai aperçu. Tu étais assise sur un banc dans l’allée ombrageuse qui montait vers le sommet qui débouche sur le large. Tu lisais.
Je fus traversé d’une évidence : l’émouvante beauté d’une femme en train de lire. Tu étais assise seule, au milieu du banc, tu avais replié une jambe sous

Jean-Baptiste-Camille_Corot_031[1]

toi, tu tenais le livre à deux mains, tu avais penché ton visage au plus près du livre, tu semblais rassemblée, absorbée. J’ai eu ce sentiment étrange qu’une bulle de silence t’entourait, il me sembla la voir très clairement dessinée dans l’ombre des arbres. Les promeneurs qui montaient ou descendaient donnaient l’impression de vouloir éviter cette bulle presque religieuse, comme si ce qui émanait de toi, de ta posture, demandait les plus grandes précautions. Lentement je m’approchais, et lorsque je franchis le seuil de la bulle j’eus l’impression de marcher sur un tapis moelleux, quelque chose de cotonneux.
L’image d’une femme en train de lire m’a toujours saisi d’émotion, comme s’il n’y avait rien de plus beau et de plus mystérieux. Seules les femmes savent lire. Le livre est leur royaume.
Ce jour-là c’était toi. Toi, mon royaume.
Dans ma poitrine le serrement du cœur pris dans les frôlements des battements d’ailes d’un oiseau.

Nous avons marché vers le haut, là où le château domine la mer.
Toujours ta parole qui semblait sortir d’un monologue intérieur. « J’ai commencé l’écriture du livre… de mon livre… nous nous verrons moins…tu devrais t’y mettre toi aussi, au tien… »
Je n’avais entendu que le nous nous verrons moins.
Je crois me souvenir t’avoir dit que j’y pensais de plus en plus, que j’avais en tête l’idée d’une biographie, d’une sainte de préférence. Tu avais ri. « Je ne crois pas que la sainteté soit le bon angle d’attaque…ni la biographie d’ailleurs... tu peux mieux faire, tu dois mieux faire… »
« Les saintes, c’est encore ta façon d’échapper à la femme, la vraie, la bien vivante… celle qui pourrait te mordre, ou de tuer…avec un peu de chance t’aimer ». À nouveau tu as ri. Une légère brise venait agiter tes cheveux. « Peut-être que j’ai envie des trois pour toi.. » Ton visage éclatait de lumière. Tu as ouvert le livre que tu avais mis dans ton sac, tu l’as ouvert à une page que tu avais cornée. Tu as lu. « Le plus beau d’un homme, c’est sa patience, cette tension maintenue de la corde de l’âme. »* Tu cherchas un autre passage : « Ce qui ne nous sauve pas immédiatement n’est rien. »*. Tu rangeas le livre. « Tu vois la littérature c’est ça : la patience, la tension, et l’urgence… c’est pour cela qu’elle est invivable, presque toujours impossible. Toi lorsque tu écris, je le vois et le sens dans lettres, tu veux aller trop vite, tes mots te piègent, une fois prononcés ils sont usés. Tu ne peux plus les utiliser. Tu veux tout, tout de suite, comme pour nous deux. Tu veux saisir, capter, tu veux du définitif, tout de suite et maintenant. Ton écriture est délicieusement faite pour les introductions ou les conclusions… J’adore te lire, tes lettres m’enchantent… une page, tout va bien, imagine trois cents pages…cela deviendrait insoutenable, tu ne laisses pas assez d’espace, de respiration. Parfois j’ai le sentiment que tu confonds la phrase et le livre… ce n’est pas la phrase qui doit signifier, mais le livre. La phrase n’est rien, le livre est tout… »
Je t’avais répondu : « Ne me fait pas le couplet sur Proust… » Tu avais alors déposé un baiser rieur sur la commissure de mes lèvres. Je t’ai serré fort contre moi, j’avais besoin d’être rassuré. Tu l’as compris. Au large le soleil approchait de l’horizon.
Tu as repris ton livre et me l’as tendu : « Lis-le… de la nourriture pour tes saintes… ».

Le soir je l’avais fini. « La beauté nous change plus que la mort. »*. « La bonté c’est pour les forts. »*. Tu avais souligné la phrase et dans la marge tu avais écrit Franck.

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Mon amour, à quoi servent les prières ? - à rien.
Seulement à orner le néant, elles séjournent frémissantes dans les parties les plus noires de l'univers.
Elles ondoient aux vents ténébreux des étoiles…
Loin, loin, très loin…
Ma prière est effondrée dans l'eau verdâtre d'un marais où seule l'attente règne.
À nouveau je ferme les yeux…
Je te vois…
C'est un matin qui offre sa carcasse désossée comme une relique sur l'autel de la nuit.
Je suis la sentinelle d'un royaume de lumières
L'espoir est une veilleuse tremblante, un phare improbable au bout de la tempête, la mort qui recule un peu plus…
Mon amour,,. à quoi servent les prières ?. 

Franck.

 

*Christian BOBIN : La Nuit Du Cœur (Gallimard)
Tableau : Jean Batiste COROT La liseuse

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