Stridence.....
Je crois avoir perdu la mémoire au fond d’une chambre d’enfance, la chambre noire des premiers cauchemars. Il y a une stridence dans la peur, une haute fréquence invisible, inaudible qui perdure. Je l’entends encore. Elle semble avoir toujours existé. Elle est là depuis le commencement des temps. Elle sera la dernière musique. Alors je repartais vers le noir. Dans la peur il y a une stridence une haute fréquence. Quand la vie sature elle vient résonner avec cette stridence. C’est pourquoi les blessures ne se referment plus. L’âme à jamais reste recroquevillée, tassée dans le noir d’enfance. Lente décomposition de l’âme à la fadeur de cire. La porte est à nouveau fermée. Silence étourdissant. Vertige obscur. Mes nuits furent longtemps écaillées d’angoisses. Une partie de moi est restée prisonnière de cette nuit archaïque et sauvage avec son cortège d’ombres. La stridence oblige à une crispation. Celle-ci se niche au creux du ventre, au creux fragile de l’oubli. Pesanteur sourde, constante. Tension des muscles de l’âme au lieu précis du corps par où l’hémorragie de vie s’écoule. Franck.
Expérience insignifiante, banale. L’ordinaire de l’enfance.
Mais quelque chose, ici, s’est cristallisé dans un silence absolu. Un silence noir.
Au départ il y a cette effraction de peur fulgurante, insondable, brutale qui réveille. Une peur comme un vertige à quoi rien de réel ne semble correspondre.
C’est une peur absolue puisqu’il n’y a pas de mot pour la dire. Elle est là comme si rien ne pouvait l’arracher. Elle vient de l’écoulement même du sang.
Du plus profond de cette peur j’ai appelé.
J’ai appelé avec des cris de sanglots.
J’ai appelé pour que la mère, le père viennent d’un coup d’aile dissiper l’horreur indicible, pour qu’ils viennent effacer la nuit.
Personne n’est venu. Personne n’est jamais venu.
Poussé par l’Autre de la peur je me suis levé quittant le chavirement du lit. Fuir. Rejoindre un continent clair. Rejoindre l’amour, la tendresse, la chaleur. Rejoindre la solidité du temps réel. Rejoindre un rivage. Rejoindre sans fin et pour toujours.
Rejoindre les bras de la mère.
Chaque pas m’éloignait de cette peur, chaque pas me rapprochait d’une autre menace. Impossible traversée.
Cette autre menace avait la force des yeux de mon père. Un regard sévère. Une face crispée. Un masque fait d’éclats de verre brisés d’où des reflets d’éclairs jaillissaient. Chaque pas me rapprochait de la menace de mon père de ce regard violent que je recevais en plein cœur à l’endroit même de la joie, de l’amour, de la lumière. A l’endroit même de l’enfance, du cœur battant de la vie.
Sa voix suivait le trajet précis de ses yeux, en avait la couleur, la brutalité de hache.
Il fallait que j’aille me recoucher, il fallait que j’arrête de pleurer. Il fallait que j’arrête ma comédie. Il fallait… il fallait……
Cette voix ne laissait aucun espace, rien qui ne permette le moindre espoir. Voix pleine de vacarme. D’écume.
En face de lui ma mère.
Silencieuse.
Ma mère qui le regarde. Ma mère qui me regarde. Ma mère que je regarde cherchant un salut, un souffle d’espace.
Je n’ai jamais vraiment compris ce regard.
Elle désapprouvait mais ne bougeait pas. Peut-être désapprouvait elle autant mon père que mon insomnie. Peut-être avait-elle peur.
Je n’ai jamais rien su de son immobilité, pourtant j’en ai encore la cicatrice aux contours frémissant.
Il y a dans cette scène quelque chose d’une violence banale et pourtant absolue. Une violence toute dans la contrainte. Violence accrue par l’économie des gestes. Presque silencieuse. Situation sans issue, sans espoir.
A chaque fois sans espoir.
Toujours sans espoir.
Alors je repartais lentement vers le noir, vers l’autre peur. Je repartais vers ma nuit constellée d’insectes, de gouffres, de forêts sans fond ; l’amour abdiqué, calciné de stupeur, enseveli par un revers de silence et une parole fendue par le fer.
Encore aujourd’hui je repars toujours vers le noir.
Procession amère désarticulée.
La nuit crépite sur un océan instable. Je suffoque. Noyade. Des algues filandreuses ondoient la gueule ouverte prêtent à mordre dans le gras du cœur, là où j’ai trouvé refuge.
J’ai fermé les yeux. Je vois un ciel où pullulent des ombres guerrières aux regards de père. Tonnerre d’absence.
Personne ne viendra.
Peu à peu l’incendie dévore mes résistances.
S’abandonner dans les trous noirs des galaxies affamées.
S’abandonner aux assauts de la solitude.
Glisser dans le vide du sommeil. Epuisement du monde. Mort de fatigue.
Mort.
Maintenant je suis de cette nuit d’enfance. Nuit sans réponse. Plus que la confiscation de la lumière c’est amour, la tendresse, la confiance qui à jamais furent dépouillées.
Abîme de nuit.
Je suis de cet appel qu’aucun baiser n’est venu apaiser, qu’aucune caresse n’est venue soulager.
Le monde et ceux qui le peuple sont restés définitivement muets.
Et moi sourd, chacun de son coté de la lumière.
A part cette stridence venue d’un néant infini et qui continue à me vriller les oreilles.
Vriller l’âme.
Nuit éventrée, blessée.