J'aurais du.....
Quand on est jeune on ne sait rien. Quand on est vieux on oublie. En fait, on passe sa vie à oublier ce qu’on ne savait pas. Drôle vie. Drôles d’humains. Et le peu qu’on sait ne nous sert jamais à rien, puisque nous refaisons toujours les mêmes erreurs. Inlassablement. L’ignorance. Voilà, je suis dans un perpétuel état d’ignorance. Je me sens toujours aussi dépourvu. Comme si le monde ne m'apprenait rien. Cela doit venir de ma nature. Un morceau qui manque. Le morceau du savoir et de la sagesse. Tout me traverse. Tout me blesse. Mais rien ne reste à part les cicatrices. De l’eau qui passe dans une passoire. Rien. J’étais un rêveur. Donc, pas fait pour ce monde. Il aurait fallu me faire disparaître. Un monde parfait, m’aurait fait disparaître, ou alors m’aurait reprogrammé. Mais le monde n’est pas parfait, alors j’ai traîné mes rêveries comme on traîne une misère. Toujours dans l’à coté, dans l’en-deça, dans l’au-delà. Jamais au bon endroit. Jamais dans le bon temps, le bon rythme. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir entendu le discours de mon père, qui avait avec le réel un rapport d’évidence, la preuve il est mort alcoolique. Si ce n’est pas une preuve ça ! " C’est comme ça ! ", " Ça marche comme ça… ! " " C’est la réalité… ! " Sous-entendu : c’est la vérité. Les évidences du monde ne m’ont jamais atteint. J’avais la faculté de m’abstraire. Ou de dénier. Ou de résister. Résister, je préfère. Le rêve est une résistance, pas un abandon. Résultat, je me suis heurté à tous les murs de la réalité. Et j’ai conjugué tous les temps des verbes devoir, falloir, pouvoir. Et je continue encore, comme autant de marques de ratages. D’occasions manquées. D’actes inaboutis. Des milliers de bifurcations, des milliers de choix possibles. Et en fait, on fait toujours les mêmes. J’aurais du dire à ma mère que je l’aimais, j’aurais pu, j’aurais du. Mon orgueilleux silence n’était que bêtise. Enfantillage. Perte de temps. J’aurais du casser la gueule à mon père plus tôt. Ca n’aurait rien changé, mais ça m’aurait fait du bien, plus tôt. Je n’aurais pas du me marier avec Ghislaine. Je le savais, avant. J’aurais du écouter ce que j’entendais. C’était le temps où je confondais aimer et aimer être aimer. J’aurais pu faire carrière dans l’armée. J’aurais du reprendre mes études de psycho. J’aurais du rester chez " Hachette ", je serais maintenant un gros con de cadre (peut-être supérieur), avec une grosse voiture et plein de certitudes et d’ennui, avec un avenir aussi droit que le passé. J’aurais du être patient, ne jamais trépigner devant l’indignité des uns et des autres. J’aurais du faire des économies pour acheter une maison et cultiver un bout de jardin. Le samedi j’irais à Bricorama ou a Jardiland. Je n’aurais jamais du boire, à part de l’eau ou de la grenadine. Parce que la grenadine c’est joli. J’aurais du avoir le courage de rester, au lieu d’avoir celui de partir. J’aurais du être un bon citoyen pour faire partie du groupe et chercher là, le surcroît d’existence qui m’a toujours manqué. J’aurais pu ainsi commenter " le 20 heures " avec juste ce qu’il faut d’exaltation et d’intelligence sage et pondérée. J’aurais du partir en vacance tous les ans u bord de la mer l’été et au ski l’hiver. Franck.
J’aurais pu être mercenaire en Rhodésie, et brûler ma vie dans le feu, l’alcool et la violence. J’aurais pu être moine pour m’abandonner aux prières, à oblation, à l’holocauste. J’aurais du vaincre mes scrupules. J’aurais du entretenir un bon carnet d’adresses. J’aurais du passer à Tamanrasset au lieu d’aller tout droit. J’aurais du pardonner plus facilement à ceux qui m’ont offensé. J’aurais du être moins excessif, plus tolérant avec les autres et avec moi. J’aurais du être moins exigent en amour, accepter l’indifférence et l’habitude, j’aurais eu des maîtresses et le temps aurait passé, ni mieux, ni pire. Passé. J’aurais du tomber amoureux de celles qui voulaient au lieu de toujours aimer celles qui ne voulaient pas. J’aurais du continuer mon analyse. Et ne pas démissionner sur des coups de têtes de ces emplois bâtards mais rémunérateurs. J’aurais du me réjouir plus souvent du simple soleil, du printemps qui arrive, des fleurs de leurs pétales. J’aurais du aller aux concerts, aux vernissages. J’aurais pu parler aux gens plus souvent, mieux. J’aurais du me contenter des jours, de leurs grâces, de leurs douceurs, au lieu d’être dans cette exigence puérile et vaine. Il aurait fallu que j’ai un frère ou une sœur. Une sœur j’aurais adoré. Il aurait fallu que je sois plus sot, plus bête, plus stupide ou alors carrément beaucoup plus intelligent. Mais ce cerveau bon à tout, n’est en fait bon à rien. Toujours trop ou pas assez. J’aurais du continuer l’équitation, je pourrais passer mes loisirs au grand air. J’aurais du lire " Belle du Seigneur " plus tôt. Ne jamais lire Malraux. D’ailleurs je n’aurais jamais du, rien lire. Ni rien écrire.
Et aujourd’hui ? j’use les dernières scories. Je ne bois plus. Je fume encore un peu. Je vis dans un appartement qui n’est pas à moi. Je n’ai pas un pouce d’avenir précis devant les yeux. J’attends ma prochaine paye pour acheter un nouvel ordinateur. Pour taper des textes qu’y irons vers l’oubli sitôt écris. Je devrais lire " Le Monde ", compulser chaque semaine " L’officiel des spectacles " pour avoir des sorties intelligentes. Je devrais être écologiste, acheter un vélo. Pratiquer le tri sélectif. M’inscrire sur les listes électorales. Je devrais militer pour des causes. Et surtout arrêter d’être amoureux. Ce n’est plus de mon age n’y de ma condition. En fait quand j’y réfléchis, c’est ce seul petit truc, qui a toujours fais la différence. J’ai un cœur amoureux, c’est ça qui a toujours fait dévier mes routes. L’amour et le désamour. Souvent le désamour. Le rêveur amoureux renonce à jamais, sans le savoir, au bonheur. A la paix. Le rêve c’est résister. C’est résister même au bonheur. C’est comme écrire.