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J'irai marcher par-delà les nuages
2 avril 2006

Généalogie de l'ombre.....

Je suis un océan et j’ai perdu mes rives et rien ne me contient hormis l’inquiétude et le froid et la langueur des temps. Un océan à la dérive, en quête de ses marées, en quête d’un ciel pour mourir ou pour se reposer. Un océan rongé de sel, et bousculé de vagues éparpillées. Il y a dans mes eaux la trace des plaies et des fractures et mes eaux saignent, hors de toutes rives, sans horizon, sans appuis sur le ciel. Simplement le froid, et l’inquiétude. Et encore le froid. Un océan déjà crissant des glaces qui percent les molécules de la mémoire. Un effritement, une dislocation du sens.
Epuiser l’ombre pour nous rétablir dans la lumière, nous replacer dans nous-mêmes. Et nommer. Comment tu t’appelles ? Il n’y pas de réponse. Jamais. Déchirure peut-être.
Il faut se mettre d’accord avec ses images. Celles qui envahissent. Quand je dis lumière ici, c’est une image. Ombre, lumière ce sont des images. C’est vrai. Mais ce n’est pas réel. Réel au sens où je tape en ce moment sur le clavier. Les vérités et le réel ne font pas bon ménage. Souvent. Aujourd’hui je m’appel four, flamme. Ce sont les images qui sont là. .Peut-être enfer. Là devant. Avant toute pensée. Ce sont des images, elles sont vraies aujourd’hui, à cet instant elles viennent de faire un trou dans le réel. Ce trou, je l’appelle la déchirure. C’est pour cela que je n’ai pas vraiment de lieu. Ecrire est un lieu. Ecrire est une géographie. Une géographie perdue. Ma main, un itinéraire inconnu. J’ai des souvenirs et pas de mémoire. A la place ? La déchirure. Encore, et pour toujours.
Mes temps sont inconciliables et mes espaces ravagés.
Ecrire c’est tracer un pont entre les deux bords de la déchirure. Une suture. Unir le corps à… à quoi au fait…... Parfois c’est tomber de ce pont. Souvent.
Entre le vrai et le réel.

Comment tu t’appelles ? Mon prénom c’est Franck, mon nom c’est Nicolas, oui comme le prénom. Déjà la confusion. Le nom, c’est lui. LUI. Lui, le père, la cendre dans la bouche, lui la mort, lui la haine et le silence de glaive. Le prénom c’est moi. MOI. Moi la source, moi le fleuve incendié, le fleuve qui tend ses bras et son temps vers la mer. La mère ? Ne compliquons pas. Théâtre de marionnettes fantomatiques, où sur la scène, les morts sont plus présents que les vivants. D’ailleurs on est toujours le vivant d’un mort. Ils nous veillent. Ils écartent les chairs pour y passer leurs faces de squelette blanchâtres et nous monter leurs rires d’os. Cliquetis. Raclement. Craquement. Théâtre d’ombres osseuses. Le matin lorsqu’on est décillé des rêves et que le souvenir remonte comme un haut-le-cœur. Nausée de la mémoire où il n’y a rien à cracher. Jamais.

Aujourd’hui je m’appelle four, flamme, enfer peut-être. J’en suis les cendres.

Four. A la fin il s’arcboutait sur le rebord de four. La tête penchée. Recherchant un souffle qui le fuyait. Il avait beaucoup maigri. Mais il voulait continuer à faire son pain. Albert. Il s’appelait Albert. Il avait trente quatre ans et il épuisait ses dernières forces en face de son four. Dans la famille on ne parlait jamais d’Albert. On l’avait laissé, lui et sa tuberculose, appuyé à son four. Je n’ai vu que trois photos de lui. Il parait qu’on se ressemblait. Même mon père ne parlait pas de son père. Comme si on en voulait au mort d’être mort. Trois photos. Sur la première il est en uniforme de marin. Sur la deuxième il est en costume. La troisième est celle de son mariage. Avec Claire, ma grand-mère. Elle est assise et lui se tient debout. Droit. Sur les trois photos il a le même regard, la même expression. De grands yeux de poissons qui regardent hors du bocal. Sur aucune il ne sourit. Il a des lèvres épaisses et bien dessinées. Il n’est n’y beau, ni laid. Il semble étrange. Voilà, c’est le terme. Etrange. Etranger pour être plus précis. Sa mère n’a pas voulu qu’il fasse des études. Il essayait bien de lire en cachette quelques livres. Mais sa mère ne voulait pas dépenser d’argent pour ça. Alors tout jeune il sera au pétrin. Je ne sais même pas s’il avait eu un père. C’est la mère qui régentait. Qui comptait les sous. Elle les comptait souvent. Trop souvent pour être honnête. Alors il s’est engagé dans la marine. Il a fait le tour du monde. Et il est revenu à Limoges. Rue Jovion. A la boulangerie. Il a connu Claire. Il avait vingt-cinq ans, elle, elle en avait quinze. Ils se sont aimés en cachette. Entre deux fournées. Quand elle venait à la boulangerie c’est lui qui la servait. Et très vite elle fut enceinte. Alors ils se sont mariés. Lui il faisait le pain, elle, elle le vendait. Tout aurait pu durer ainsi indéfiniment. Jusqu’à la première toux. Albert n’avait pas le goût du bonheur.
« Claire, parles-moi de lui, comment il était Albert ? »
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Albert, c’était un silencieux, il ne parlait pas beaucoup. Et puis tu sais, avec la boulangerie….c’était pas une époque très facile…. »
« Mais tu l’aimais ? »
« Est-ce que tu crois qu’on avait le temps de se poser ces questions….. »
« Je suis sûr que toi, tu te les posais ces questions ».
« Albert….oui, on s’est aimé, mais en cachette, toujours en cachette. Même mariés… Albert il avait des voyages dans la tête et dans le cœur… il avait des poèmes dans la tête et dans le cœur…. Il n’était pas fait pour la boulange… J’étais jeune c’est vrai… mais tu sais, dans ma vie j’en ai vu des bonhommes…jamais des comme lui…. »
Claire dit ça, avec les larmes au bord des yeux. Pourtant, cela fait pas loin de cinquante ans qu’il est mort.
« Tu sais il était fortiche pour le feu, pour la température du four… Et puis jamais il ne ratait une fournée… Il aimait son pain, ça lui faisait presque dépit de le vendre... Lui, il l’aurait donné. Tu sais à Limoges entre les deux guerres c’était chaud… les ouvriers, ceux de la porcelaine et des chaussures avec les syndicats….ça rigolait pas. Tu sais qu’ils on tué des ouvriers….il ont chargés et ils ont tué… »
« Oui, mamie, je sais…. Albert. Parles-moi de lui »
« Tu me fatigues avec tes questions, qu’est-ce que tu veux savoir ? »
« Tout… tout, lui, papa, moi… »
« Ne me parle pas de ton père…. Et dire que je l’ai porté dans mon ventre cet indien !... dire que je l’ai porté dans l’odeur du pain, et des croissants, tu crois que ça a servit à quelque chose ? Dans la nuit je descendais avec mon gros ventre pour l’aider… lui faire du café… Tu sais quand il mettait notre pain au four, avec ses gestes rapides, sûrs, on aurait dit une danse. Les premiers pain qu’il plaçait dans le fond du four, j’avais l’impression que tout son corps allait y passer…Je le voyais faire en silence, il transpirait… il était beau… il faisait chaud, il faisait nuit et la première fournée craquait, le pain chantait, on savait qu’il allait être bon au chant, à la musique de la croûte sortie à peine du four…. Ah, ce four, c’est ça qui la tué… le chaud et froid… il était pas fait pour ça. Il l’aimait son four, son feu. Il s’en occupait de lui, ça tu peux le dire…. Plus que de moi…. »
« Tu exagères là… »
« Oui, on s’est aimé, mais c’était une autre époque, j’avais seize ans, un gamin et la boulangerie. Pourtant, quand il posait ses mains pleines de farine sur mes cuisse ou sur mes seins… »
« Attention mamie, tu dérapes… »
« Ah ah ! Je dérape…et tu dérapes pas, toi, des fois ?... Eh bien, je peux te dire qu’on en a fait devant le four… et pas qu’une fois !... dommage, il était triste, il ne savait pas dire pourquoi… il était triste, c’était dans son sang… à cause du lait de sa mère… cette garce ! Lui, il avait vu le monde… la nuit il me racontait, pendant que le pain dorait…les noirs, les jaunes, les café au lait…. Et l’océan… il parlait souvent de l’océan, des tempêtes, du ciel, des étoiles… il disait – quand je fais du pain j’y met tous mes souvenirs, c’est pour ça qu’il est bon mon pain, j’y met le bruit des vagues, la mousson, les sourires des filles- il disait ça pour me faire enrager. Il était timide. Alors le sourire des filles… tu vois ce que je veux dire…quand on s’est connu on était aussi niais l’un que l’autre… d’ailleurs t’as vu le résultat ?... ton père… »
« En fait, tes deux maris auront été marin, c’est une vocation chez toi… la marine, en plus à Limoges… tu aurais habité Brest ou Bordeaux…Mais Limoges, il faut le faire… non, je ne poserais pas la question… lequel des deux…. Parles-moi encore d’Albert. »
«  A la fin il faisait peine à voir…la tuberculose, plus des trucs qu’il avait aux poumons, peut-être la farine… et puis on pouvait pas fermer la boulangerie, tu comprends, c’était pas comme maintenant. Alors, je l’entendais tousser, en bas, devant son four. Il ne voulait pas vendre, il croyait que ça passerait. Eh bien, c’est pas passé ! c’est pas passer du tout même…. Ça l’a tué… presque d’un coup….Je me souvient de sa dernière fournée, comme si c’était hier. C’est lui qui avait pétri, c’est lui qui avait préparé tous les pains, tu sais, les gros pain, les tourtes…il toussait, il crachait… et puis ce four, j’avais l’impression qu’il lutait contre le feu, comme s’il défiait les enfers. Il avait beaucoup maigri, mais, même là, à l’article de la mort, ses gestes étaient beaux, harmonieux. Entre deux quintes. Quand tout fut finit, j’ai vu du sang sur son tricot blanc, du sang mélangé à de la farine, il me regardait en silence, ses yeux me parlaient. Tu comprends, il me disait plein de choses… c’est à ce moment là que j’ai su, que j’ai su vraiment. Il était pas fait pour ça… il avait des mains d’artiste. Mais surtout le cœur, et les rêves. Il était revenu mais quelque chose de lui était resté sur la mer. Je lui disais : Albert où tu es ? Il me souriait…..et répondait : au milieu du Pacifique…je le voyais à son regard qu’il était ailleurs… Pour le coup, il y aura été… ailleurs…. »

Je me revois devant la porte du crématorium avec le cercueil prêt à entrer. Avec ma tante nous avons eut l’autorisation de passer derrière, dans la coulisse. Il y a eut Albert, Jean et Franck. Et là Franck se prépare pour sa première fournée. Mon père revenait à son père dans une dernière fournée. Totalité des cycles. Emprise des symboles. Le livre se refermait dans la blancheur incandescente des flammes. Un corps qui appelait sa cendre. Un dieu qui réclamait son du.
Dieu ! que ton pain est étrange….
Et moi un piètre boulanger…
Epuiser l’ombre pour nous rétablir dans la lumière, nous replacer dans nous-mêmes. Et nommer. Comment tu t’appelles ? Il n’y pas de réponse. Jamais. Déchirure peut-être.

Franck

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Commentaires
L
Je continue l'exploration d'un monde qui n'est pas le mien, mais qui s'en approche tant. Quand les affres , les affreux, intiment à la mémoire un sursaut de conscience, et que nos déchirures deviennent cette évidente rançon des autres histoires dans notre histoire...<br /> Les autres histoires qui tendront à nous dire qui nous sommes et pourquoi nous sommes ainsi, fruit d'un bonheur ou d'une tragédie...<br /> Nous sommes toujours le résultat d'un histoire passée dont les stigmates tracent de longs , profonds sillons, lesquels nous ne cessons de creuser, pour mieux nous connaître, et faire que cette mélancolie connaisse un départ, puisque peut être elle ne connaîtra aucune fin.<br /> Un superbe texte encore, dans lequel on se prend les pieds de l'âme, et qui nous fait trébucher , ébahis, étonnés, sur les fragments intimes qui jonchent le parvis de notre existence, et de ce fait on ne peut plus ignorer qui nous sommes, forcés que l'on est de se souvenir, de se rappeler , de se voir comme un fruit d'une douce ou pénible histoire...le fruit d'un mythe ou d'une pauvre réalité, du laid ou du beau, du blanc et du noir, un amalgame né d'événements que l'on rapièce , et qui mis bout à bout, créeront notre image, notre nom, notre prénom,notre visage...
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J
Ton texte est très beau, très bien écrit car tu as un sacré talent d'écrivain et de conteur aussi..Plus le temps passe et plus on découvre ce besoin de retrouver ses racines, ses grands parents que l'on a plus ou moins connus<br /> Tes mots se campent immédiatement en images denses, fortes colorées...traveling arrière pour épuiser l'ombre de souvenirs qui se font lumière comme de superbes tableaux...où l'on perçoit la dureté de la vie et ses travaux épuisants...la "déchirure" de l'être qui veut toujours dépasser l'adversité...<br /> Bravo Franck...tu es un artiste...et tu as un don...celui de nous enchanter..!! Merci !
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J
Merci pour ton passage à la boulangerie...je ne crois pas si bien dire...mon grand-père entassait le pain dans la grande corbeille du vélo entre Saumur, Chenehutte les tuffeaux et cholet...il me racontait aussi des histoires de marins échoués sur les quais de la Joliette ou de Fort de France...Curieux écho que je retrouve dans tes mots, dans tes histoires...et la même déchirure, comme un coup de lame dans la pâte fraiche qui va se dilater à la cuisson...curieuse mythologie que celle des hommes du pain, de la boulange...du travail pour la vie...des obsédés du lever tôt...Curieuse rencontre que ton texte révèle et nourrit en moi.<br /> Merci (Ozalik)Franck
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F
J'aime bien que Lunar et toi parliez de mythologie... car c'est une intention qui m'a échappé... pourtant si je réfléchis... il y a quelque chose de mythologique qui traine en moi (en vérté ça traine chez tout le monde, tu connais ma théorie là-dessus)<br /> ... Quant au dialogue...j'avais la voix de ma grand-mère en tête et des brides de conversations... j'ai bien failli ne pas le publier...je n'étais absolument pas sûr de moi, d'ailleurs je ne lui toujours pas... c'est terriblement difficile, le dialogue (enfin, pour moi)
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P
J'aime beaucoup ce texte, cette entrée dans le récit par l'embrasure de l'image ; je trouve qu'il y a toujours beaucoup de puissance dans les portraits que tu fais de tes aïeux. Ici, avec en plus ces lueurs du feu, ces découpages d'ombres et de flammes, c'est vrai que ça touche à une mythologie. Et la reconstruction/réinvention de la parole de la grand mère, une nouvelle audace. <br /> <br /> Elle a beaucoup de présence, cette image tremblotante du grand père absent...
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