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J'irai marcher par-delà les nuages
10 juin 2006

Des mains pleines de terre.....

Nos actes ne sont que la peau. Une forme. Nos actes recouvrent la chair du sens qui se tait. Comme si un geste recouvrait toujours un silence. L’acte n’est rien. Il est le reste visible d’un autre combat. Il est cadavre. Humus. L’acte seul ne vaut rien, s’il n’est pas porté par un murmure. Par une prière. Il n’est rien s’il ne s’accompagne pas du souffle, de la respiration d’un rêve. Ce qui compte ce n’est pas nos actes, mais ce qu’il y a entre. Le désir qui le précède, le désir plus grand encore qui le suit. Car agir n’est pas s’agiter. Ainsi l’arbre. Ainsi le lion et son frère l’aigle. Ainsi l’homme qui rentre dans sa maison de silence. Car agir c’est rentrer dans la matière, s’est épouser l’inconnu et le mystère, entrer dans la matière pour que celle-ci nous arrache à nous-même. Agir c’est s’arracher. Voilà. Peu d’actes, contre beaucoup d’agitation, jalonnent notre vie, de cette agitation qui nous épuise le sang.

Ne rien faire, avec intensité et conviction, c’est la première marche de l’agir, comme s’il fallait nourrir longtemps l’œuvre de ce non-faire.

L’œuvre. Le grand-père d’Isabelle était un vieil homme. Un vieux paysan. Un vieux paysan de la Creuse. Avec une face ravinée de labour épais, et des mains pleines, des mains abondantes et lourdes, encore nerveuses quand elles agrippaient un coin de table ou une chaise pour aider sa marche chaotique de vieil homme. De vieil homme usé. Une armature en acier lui tenait la colonne vertébrale, une armature à l’intérieur des chairs. Cela lui donnait une attitude raidie, empruntée. Alors ses gestes étaient lents, engourdis, presque cassants. Quand il se déplaçait, malgré cette fragilité, il donnait l’impression de tirer une charrue. A quatre-vingt ans passés, se dégageait de lui une puissance de cheval de trait. Sans doute l’entêtement du pas. Même usé, même déformé, un pas de seigneur. De seigneur de la terre. De sa terre. De ce petit plateau qui surplombe la vallée de la creuse, tout près de St Médard. Mais la plus part du temps il restait assis, pour économiser ses os dans lesquels étaient plantées les broches d’acier. Assis appuyé sur sa canne, avec sa casquette légèrement sur l’arrière de la tête. Il maniait le silence avec la dextérité d’un vieux sage, l’entrecoupant de quelques paroles sur le temps, les bêtes, le jardin. Quand son dos lui faisait mal, on voyait à peine ses mains se crisper sur la canne, et ses yeux se perdre au loin. Des yeux bleus, délavés par les ans et la pluie et le froid et la pauvreté de chaque jour. « Appelle moi pépé, comme la petiote… »

C’est quoi l’œuvre sinon une façon d’être présent. D’être là, et pas ailleurs. D’être là dans ce lieu de misère. Sa voix avait une drôle d’intonation, une sorte de fléchissement et de remontée vers l’aigu. Chaque phrase dans sa modulation donnait l’impression de l’évidence. Un étonnement inattaquable. « Moi ? j’ai rien fait…. Je suis resté là… à la ferme… j’y suis né, et je vais y mourir… là… ».

Chaque matin il partait au jardin. Il ne pouvait plus y travailler comme avant à cause de son dos. Mais il arrivait encore à gratter la terre, à la racler, pour s’assurer par ses bras, par ses doigts de sa propre existence. Avec un tabouret il pouvait atteindre le sol, pour cueillir, arracher, être là, utile. Utile aux siens, à lui, à la terre, pas au monde, à la terre, la sienne. Celle incrustée dans ses rides, dans les sillons de ses mains. Sa terre noire et dépourvu, gorgée de douleurs et d’hivers froids, rassasiée de souffrances. Sa terre de lenteur, d’affrontement. Il était d’un lieu, qui l’avait désigné, assigné, nommé. Mazeaubouvier. La maison du bouvier. C’était lui. C’était son lieu. C’était inscrit. « Ici, la terre tu la transforme pas… tu l’accompagnes… tu essayes de marcher à son pas, à chaque saison…. Tu n’imposes rien, ici… pour rester… il faut que la terre le veuille… et si elle veut pas, alors tant pis pour toi… Ici, tu ne peux pas te plaindre, personne t’entend… le bon dieu, il vient pas ici, il sait même que ça existe, ici… personne ne sait… mais moi, oui… je sais… et ça suffit.

Tout autour, c’est une terre vallonnée, chaotique, faite de parcelles, de petits prés, de bosquets, de talus, de ronciers. Chaque parcelle est un lignage, une histoire, une généalogie Chaque morceau raconte la vie et la mort, les drames des familles, la race, les ancêtres, la descendance. L’âpreté du destin. Ici la terre ne vaut rien, c’est pour cela qu’elle n’a pas de prix. Elle s’achète, parfois elle se loue, parfois on en hérite, avec les mariages certaines parcelles s’agrandissent. Terre des hommes. Terre d’échange. Terre de malheur, et d’usure, et de clôture, et de cailloux et de rochers qui brisaient les socs des charrues. Il aurait fallu la travailler à mains nues, pour s’assurer de sa définitive conciliance. Terre à vaches. Mazeaubouvier. C’était inscrit. Tout aurait été différent si le lieu c’était trouvé un peu plus haut sur le plateau, ou un peu plus bas dans la plaine. Mais là, il était coincé dans ce vallonnement où l’eau ne se trouvait jamais au bon endroit.

C’est quoi l’œuvre « pépé », sinon accorder tout son temps à la sauvagerie tranquille d’une terre oubliée des dieux. Sinon s’arque bouter à chaque heure des jours. Sinon résister aux insuffisances, aux manques, aux appétits, à la faim. A la faim et à l’épuisement.

« Moi ? Je n’ai rien fait, j’ai essayé de m’appliquer, c’est tout… m’appliquer… Quand je suis rentré de captivité, après la guerre, j’avais deux vaches. Deux. Ca a été dur. Dur, vraiment dur. J’allais louer mes bras dans les fermes, ici c’étai plus petit, il y avait l’étable et une pièce à coté et la porte restait ouverte pour la chaleur, il n’y avait pas l’électricité, simplement le puit, dehors… » Avec ses doigts noueux il me montrait l’endroit, il me montrait la petitesse de sa pauvreté quotidienne entre la paille et le granit des murs. On pouvait imaginer la lampe à huile, et les ombres flottantes dans cette caverne, et les jours, et les nuits, et les longs silences, et l’empilement de la fatigue. Facile d’imaginer cette constance et le renoncement qui l’accompagne, facile de définir ce qu’est le courage et de quoi est fait un homme simple.

« Ici, ça sert à rien de courir, c’est trop petit ou trop immense. Vivre ici, c’est trouver la juste mesure du geste, pas par économie, mais pour l’accord… sans l’accord tu fais une mauvaise musique… » Souvent je l’ai vu, au jardin, prendre une poignée de terre et l’effriter lentement dans sa main, souvent je l’ai vu respirer cette terre. Il aurait pu la manger ou s’en couvrir le visage cela ne m’aurait pas étonné.

« C’est la mémé qui a été courageuse…. ». Il lui arrivait de passer de long moment à regarder la vieille femme qui s’activait dans la cuisine. Il ne s’en lassait pas de la regarder, comme au premier jour. Avec admiration. Elle était là, elle aussi. Là sur cette terre. Là, se déplaçant en claudiquant entre les silences du pépé. Elle aussi, a accompagné chaque saison, elle aussi a eu froid l’hiver, elle aussi c’est épuisée sous le soleil d’été, elle aussi à craint l’orage et la foudre, elle aussi a tiré sur les pattes des vaux pour les faire naître. C’est elle qui comptait chaque sou, reprisait chaque bouton, pétrissait chaque pain, préparait chaque soupe avec cette mine coupable quand elle était trop claire.

« C’est un drôle d’endroit ici, avec cette terre qui se refuse comme une jeune vierge… alors il faut l’apprivoiser, et tous les matin tu dois te préparer comme si tu allais la demander en mariage. Il faut que ton cœur soit propre ici, et que tes gestes ne viennent rien blesser. C’est un long apprentissage que d’être un homme ici. Quand tu es jeune tu forces, tu as des muscles, alors tu forces et rien ne vient plus vite, au contraire. Faire vite, pour faire quoi après ? Le temps de la terre te rattrape toujours, le temps des saisons te fait mettre au pas. Alors tu apprends à écouter… Ici, tu ne fais pas de grandes choses, tu en fais de petites, souvent, longtemps, toujours les mêmes, mais toujours un peu plus juste, toujours un peu plus près et c’est sans cesse. Ici, ce n’est pas toi qui décide, c’est la terre, et c’est bien ainsi. Elle sait ce qui lui faut la terre, c’est elle qui fait de toi un homme, un paysan. Tu ne pars pas à sa conquête, elle te choisi et toi tu la sers comme une reine ombrageuse… »

Et comme en écho ses paroles : « Moi ? j’ai rien fait…. Je suis resté là… à la ferme… j’y suis né, et je vais y mourir… là… » et il rajoutait « eh, oui… » de son ton d’évidence tranquille. L’acte seul ne vaut rien, s’il n’est pas porté par un murmure. Par une prière. L’acte n’est que la croûte d’un silence longtemps mûrit. Le geste qui ne sait pas se taire est souvent un geste inutile. Une agitation toujours vaine. Un bruit qui s’ajoute au chaos. Agir sur le monde c’est agir contre lui. Alors peut-être agir avec ? C’est sans doute cela trouver l’accord. L’accord, malgré la mort qui hante. Surtout à cause de la mort qui hante. Ainsi l’arbre. Ainsi le lion et son frère l’aigle. Ainsi l’homme nourrit de son seul silence dans la lumière tremblant d’une bougie.

Franck

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Commentaires
N
En lisant ce texte, j'ai revu l'image de mes parents et grands parents usés par un vie de travail, des souvenirs qu'ils me racontaient quand j'étais un enfant.<br /> Je suis fils et petit fils de paysans creusois.<br /> <br /> N'oublions pas qui nous a mis au monde ainsi que leur peine pour nous nourir et nous éduquer.<br /> <br /> En bref, n'oublions pas qui nous sommes.<br /> <br /> alors, merci pour cela , merci pour ce texte qui reflete bien la vie de la creuse.
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L
tout comme mon clavier parfois...me voici éclairée, merci :)
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F
Disons, écriture dyslexique...
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L
en aparté et parce que tu as piqué ma curiosité, pourquoi ce choix de l'orthographe Loubna,en mon chez moi, quitte à ce que Lubna songe, je crois que tu as bien compris comment on le prononce, écriture orthophonique donc ?
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L
jamais rien n'est acquis et de peu s'effondre, mais l'effort est tenace , tout autant que l'envie...mon frère est homme de terre, depuis son plus jeune âge ,il travaille la vigne...et il a de cette dignité, de cette sagesse qu'on les gens qui travaillent en accord avec une autre horloge, que celle des cadrans.<br /> Il est celui qui m'apaise, il est ce patriarche de mon chaînon manquant...et je l'admire parce qu'il peut être digne, d'être un homme de Terre, un homme racine, un homme arbre, un Homme.
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