Le silence des amants...
Il y avait ces instants où nous restions silencieux. Dans cette petite maison. L’hiver. Avec simplement le feu qui crépite. Je me souviens. Les lentes après-midi. Patientes. Sereine. Chacun en soi et en l’autre. En même temps. Avec parfois un regard vers l’autre pour s’assurer de l’épaisseur du temps. Eprouver la présence. L’éclat de son œil. Son sourire. Nos gestes se ralentissaient. S’adoucissaient. Les moindres mouvements devenaient concentrés, appliqués. La lecture du livre s’approfondissait. Et le feu accompagnait nos présences. Andante. Les heures se lovaient dans de grands coquillages moelleux. Interminables spirales de ces instants où nous restions silencieux. Instants de velours pourpres. Lents affaissement. Avec seulement la respiration de nos regard. Infiniment proches. Infiniment seuls. Infiniment souverains. Deux îles d’un même océan. Même dérive dans la saison des lenteurs et des ombres amicales. Instants défaits de toute attente, dénoués de toute fièvre, déliés de tout enjeu. Le fil de soie des siècles brodait des heures lumineuses sur la dentelle de nos mystères. Je me souviens de cet hiver d’avant la fin, d’avant la neige, je me souviens de ces instants où nous restions silencieux, de sa peau blanche et de ses yeux baissé sur son livre de poésie, de la lenteur de ses gestes pour tourner les pages, du froissement de tulle de son visage lorsque sa rêverie trébuchait et qu’elle la relançait un peu plus loin, un peu plus fort. Transparence vacillante de la lumière d’hiver, souffle lent d’un voyage à travers nos temps mélangés. Hors de soi, loin de soi, et en soi pourtant. Sans langage pour le dire. Sans langage pour nous dire. Uniquement nos respirations pour le vivre. Le prolonger. Temps débordé de nous-même. Offert. Accueilli. Temps des marges, en dehors de nos chronologies. Et nous étions comme survivants de nous-mêmes. Eternels dans ce temps suspendu, à l’arrière des mondes connus, devant nos vies décomposées. Ignorants de tout sauf de ce temps incrusté dans le silence. Instants sans mémoires, dépourvus de tout. Même de l’écho. Même de la menace. Même de nos chairs. Même de nos sexes.
Instants tenus dans l’équilibre d’un songe. Tendus entre les rives d’un océan étrange, à la fois immense et tellement étroit. Familier. Bienveillant. Chaud.
Fragile.
Il y a un moment où le silence se nourrit de lui-même, il s’encourage. Il vit. Et il veut vivre plus. Il s’additionne. Alors il appuie un peu plus fort sur les yeux, sur les poumons. Il se recroqueville au fond de la gorge. Il se met à vibrer pour éprouver nos faiblesses, nos chemins, nos désirs, notre jouissance. Temps du silence où la mort est douce. Parce que nous avons quittés les lieux, le temps des horloges, quittés les malentendus. Car le silence n’est pas l’absence de bruit, ou de mots, le silence est un surcroît, la saturation de l’existence singulière, l’extrême tension de la signification. C’est entrer dans une cathédrale.
Le silence à deux c’est comme un livre aux pages blanches qu’on lirait à deux. Et au fur et à mesure des pages, le texte s’écrirait. L’histoire du monde ou des amants des neiges, texte océan, texte aux lenteurs cruelles et belles, texte étrange sans rimes ni contours, sans ponctuation, une interminable litanie aux dialogues entrelacés, aux souffles entremêlés.
Il y a dans ce silence partagé, ce silence à deux, comme l’augmentation d’une danse. Car le silence possède sa propre grâce, une élégance particulière qui appelle la miséricorde. Il vient pas à pas de l’arrière de nos vies pour nous débarrasser du poids de nos chairs et préciser l’exacte définition de notre présence ici. C’est pour cela que le silence est parfois douloureux. Comme l’amour, comme l’extase. L’extrême nudité de la parole. L’extrême passion du don, comme une épiphanie des amants.
Franck.