La force des marées......
Car redire a deux portes. Je me souviens de lui. De la fin. De la fin de lui. De sa voix et de ses paroles. L’interminable redite, après les immenses silences. Entrecoupés de redites incessantes. Lancinantes. Obsédantes. A la fin l’alcool l’avait simplifié. Et les redites signifiaient comme une trame de tapis après l’usure. La redite était son affaire. Depuis toujours. Bien avant l’alcool. A la fin, c’était l’alcool.
Redire ce n’est pas raconter la même chose, la même histoire, pour lui, redire c’était employer les mêmes mots, les mêmes séquences de mots, les même expressions. Il y avait du scrupuleux là-dedans. La mémoire ne se souvenait pas des êtres, ou des choses, ou des événements, la mémoire se souvenait des mots, le reste avait été oublié. Oblitéré.
J’écoutais l’interminable redite. La simplification. La réduction. La trame. Certaines destiné deviennent la caricature d’elles-mêmes. Dans sa parole il n’y avait pas d’espace. L’autre n’y avait aucune place. Il trônait dans ses mots, articulant le ciment. Dans son illusion de puissance. Alors, il redisait, pour en être sûr. Avec l’alcool, à la fin, il pouvait redire plusieurs fois la même histoire dans la même soirée. Il parlait sa piètre mythologie. Il parlait ses exploits. Il parlait lui. Il se racontait, en insistant sur le mépris qu’il avait des autres. De tous les autres. De la terre entière. Avec l’alcool la haine c’est dévoilée. Quand on arrive à la trame, les sentiments se simplifient aussi. Ils retrouvent leur fraicheur originelle. Leur prégnance. L’ivrogne qu’il était n’avait plus de masque, seulement des rictus. Des grimaces.
A la fin, le destin nous a réservé un dernier face à face. Un long face à face. Plusieurs mois, l’un en face de l’autre. Entre nous deux, son vin et mon silence. Chaque jour, le même cérémonial. Et cette parole prise dans l’étau du néant. Les mimiques. La mort aime ces instants par lesquels elle s’insinue dans nos heures. Elle était là, entre son vin et mon silence. Elle attendait l’usure ultime. La fin.
Ne rien lâcher du silence. Me taire autant de fois qu’il redisait.
Son instinct lui disait de redire. Le mien, de me taire. Ici, à cet endroit de la vie, il n’y a pas d’amour, pas de compassion. Il n’y a plus de désespoir. Il y a seulement tenir un silence. Alors le porter jusqu’au lendemain. Et mordre dedans, et ne rien desserrer. Il y a des temps de violences qui n’ont pas l’évidence de la brutalité. La peau n’est pas de marquée, seul le sang l’est. Il a l’épaisseur des redites, et la couleur des silences gardés trop longtemps.
Je me souviens de lui, de sa voix, de sa mâchoire, de ses yeux, du mouvement ses mains. Et de ses redites incessantes. Lancinantes. Obsédantes. Et de ces temps sauvages.
Car redire a deux portes. Deux chemins qui s’éloignent, qui s’opposent. Le redire qui comble, qui colmate, qui empierre, et le redire qui creuse, qui évide, qui enlève. Il y a le redire qui gèle, le redire d’hiver. Et le redire de printemps qui accroit en en approfondissant. Il y a le redire de l’identique et le redire du différent, celui qui fait les vagues celui qui fait les marées, le redire océan. Il y a l’infinie variété du même, joyeuse et désespérante, et la redite épaisse et coagulante de la peur, de la violence. Et de la mort.
Ainsi face à face, redisant tous les deux la même chose, lui son histoire, moi mon silence. Il y avait deux versions. Deux chemins. Un peu comme dans les tragédies antiques. Il fallait bien l’ironie du destin, avec ses cendres qu’un coup de vent a ramené sur moi. Poussières grises qui m’ont couvert la figure, la bouche, l’intérieur de la bouche. Ses cendres dans ma bouche. L’ironie des redites faites au silence.
J’ai dans ma bouche les restes de ses cendres. J’ai dans ma bouche le goût de sa mort. Et dans mon sang l’infinie patience de redire toujours la même chose, jamais de la même façon. Comme ces vagues qui montent des marées, la suivante allant un peu plus loin que celle qui la précède. Ce qui les séparent c’est bien une frange d’écume, une frange de cendre, ce qui les sépare c’est bien ce « un peu plus loin ». Et ce creusement d’océan. Il y a dans chaque geste, dans chaque amorce de geste, la puissance d’une marée. Et redire n’est pas se répéter. Et redire invente plus qu’un monde. Redire c’est la force des constellations.
Dans redire il y a deux portes. Mon père en a pris une, et moi j’ai pris l’autre. Entre ses silences, il parlait. Au cœur du mien, j’écris.
Franck.