Aimer, c'est avant d'aimer que ça arrive.....
L’écriture nous arrive d’un excès. D’un débordement. D’une abondance insupportable. Ecrire, c’est trop de voix dans la voix. C’est trop de vie dans la mort. Ecrire, c’est d’abord un dérèglement. Un ruissellement.
C'est toujours avant, que le moment se construit.
Au départ c'est la jungle. Des ronciers partout. Des herbes folles. Car c'est cela nos vies. D'abords des ronciers. Et à chaque fois on croit qu'en semant par-dessus cela suffira. Et on a l'âme dans tous les sens, avec des trous, des tourbières, et souvent on ne peut même plus avancer dans notre vie. Un jardin perdu. Et tout s'agrippe, tout s'attache, tout déchire, et même le soleil n'arrive plus à chauffer la terre, et la pluie fait des flaques, des vases, des boues. Ce n'est plus un jardin. Ce n'est plus une âme. C’est une désolation, nos vies. C'est une brousse où l'on ne se reconnaît plus. Où l'on n'est plus soi-même. Mais l'on continue à semer. On pense que les roses auront assez de convictions, assez d'épines pour étouffer cet abandon. Comme si s'était la rose qui sauvait le jardin.
Et nos amours arrivent dans nos vies comme sur des ronciers. Et nos amours meurent comme les roses. Aimer c'est avant d'aimer que ça arrive.
Certaines âmes, les plus rares, brûlent. Elles brûlent en permanence. On les croit même perdues. Non, elles font la terre des roses. Les plus exceptionnelles deviennent une étoile. Il faut le savoir. Chaque étoile est une âme consumée d'amour. J'en connais une ; et vous ne pouvez pas savoir le feu qu'elle a mis sur sa terre, chaque mot était un incendie et certains jours on pouvait croire que l'enfer brûlait, chaque jour le feu embrasait ses chairs jusqu'à ses os, et chaque mot, chaque parole grattait les tourbes, les vases, les boues. Un jour je l'ai vue nue dressée dans les flammes tenant à la main son cœur qu'elle arrachait, une vision bouleversante, saisissante. Aujourd'hui c'est une étoile et je sais le coin du ciel où elle se trouve.
Le feu n'est pas à la portée de tous. Alors c'est à la main qu'il faut y aller. Car il n'existe pas de désherbant pour les ronciers de la vie. Il faut y aller à main nue. Parce qu'il faut saigner.
Aimer, c'est avant d'aimer que ça arrive. Pourvu qu'on ai assez rêvé. Car les roses naissent d'abord dans les rêves. D'ailleurs elles y meurent aussi. Dans les rêves.
Le jardinier rêve de sa rose, et c'est cela qui lui donne cet air absent. Parce qu'il faut d'abord s'absenter, de soi, de sa maison, il faut se préparer au vide et au désespoir du vide. Et plus loin que le vide il y a le néant qu'il faudra traverser aussi.
Rêver ce n'est pas s'endormir sur ses ronciers, le rêve n'a rien à voir avec le sommeil, non, le rêve c'est d'abord le silence. Le jardinier se tait parce qu'il rêve. Il supprime des mots, et sa langue devient incompréhensible, il augmente les silences, et un jour tout n'est plus que silence. Alors il peut rêver. Le rêve s'appuie sur les silences, comme la ballerine sur son fil tendu sur le vide.
Alors, il peut commencer à creuser, à retourner sa terre, à arracher une à une ses herbes folles, les lianes... il peut tirer sur chacune de ses racines. Rien n'est assez profond, rien n'est assez silencieux pour le jardinier. L'avant de l'amour est épuisant. On ne le dit jamais assez.
Comment accueillir un sourire si on ne lui fait pas de la place ? Surtout qu'un sourire cela prend une place Gigantesque. Quelque fois il faut un ciel entier.
Alors il faut un gros silence, un beau silence, un silence d'eau de source, un silence bleu, et dans un affaissement de lumière l’espace se dilate. Oui, l'avant de l'amour est épuisant, notre sang déborde des blessures, la vie semble s'écouler, et l’on n'en voit pas la fin.
Derrière un souvenir, une autre ronce. Et derrière chaque buisson, on butte sur nos faiblesses. Et le pire ce sont nos pierres d'oublis. Car tous nos manquements se transforment en pierres. En pierres énormes, sur lesquelles nos rêves se brisent.
Ce n'est pas la vérité qui brise un rêve, ni la réalité, non, ce sont nos oublis, nos manques, absences, et quelques fois nos peurs. Et seules nos larmes arrivent à les user ses pierres.
L'avant de l'amour est épuisant.
Le jardinier se lève tôt, il sait que l'aurore lui est douce, il sait qu'il a besoin de rosée pour survivre, il sait surtout qu'il doit se mettre au travail, parce que son amour est en marche depuis longtemps. Il ne le connaît pas, mais dans la brume du jour qui naît, il peut sentir la lumière chanceler, c'est un indice. Quand l'air chancelle c'est qu'un amour est en marche, qu'il est en train de traverser l'univers.
Un véritable amour vient toujours de loin. Il doit, après l'univers traverser les mers d'indifférence, passer sur les ponts branlants du doute, affronter les déserts des mystères, croiser des foules hostiles et hurlantes, il doit lui aussi s'épuiser. Car c'est juste dans cet espace écroulé que la rencontre peut se faire.
Ecrire et jardiner c’est le même geste. Ecrire et aimer c’est le même épuisement.
L’écriture nous arrive d’un excès. D’un débordement. D’une abondance insupportable. Ecrire, c’est trop de voix dans la voix. C’est trop de vie dans la mort. Ecrire, c’est d’abord un dérèglement. Un ruissellement de manque.
Car ce n’est pas la solitude qui nous fait écrire, ce n’est pas le silence, c’est l’excès de solitude, c’est cette surcharge de silence, cette profusion soudaine qui s’élève sur l’horizon des heures. Ecrire c’est un geste d’attente envahi d’attente.
Ecrire vient de cette perte, de ce ruissellement vain.
Franck