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J'irai marcher par-delà les nuages
2 février 2008

Pourquoi... pourquoi.....

Pourquoi tu écris ? Je n'en sais rien. Je sais seulement que je le fais. Et que c'est la chose la plus difficile que je n'ai jamais faite. Qu'est-ce que tu écris ? Je n'en sais rien. Je sais seulement que ce n'est pas des histoires, c'est un mouvement. Toujours le même. Un geste, toujours le même. Et une attente. L'attente que ce geste se sépare de moi. L'attente que quelque chose me quitte. Avec ce désir souterrain qui me happe avec lenteur, une sorte d'élan décomposé, obstiné. N'être rien. N'être plus rien, sinon ce temps d'écriture, cette condensation. Comme une buée qui sort du ventre, parce qu'il s'exaspère de ses trop lourdes macérations. Une buée qui vient se coller aux parois des veines, du crâne, des yeux, et qui se condense dans le mot, et le mouvement, et le geste, et le sang, et les chagrins. Temps d'écriture perdu dans l'alchimie des heures dérobées au temps. Archipel des mots. Récifs acérés du verbe. Naufrage. Naufrage toujours recommencé. Lassitude. Affaissement. Avec l'exaltation des extases mélancoliques. Une sorte de jouissance ténébreuse. Un battement organique, qui donne cette sensation diffuse de tremblement des chairs. Il y a dans cette buée comme un froissement de la lumière, et dans cette condensation comme une hémorragie d'un liquide épais et noir. L'ombre liquide de l'existence. L'épanchement d'une solitude absolue. Irréversible.

 

Car il n'y a jamais d'histoire, il y a seulement le mouvement, le même geste de vie, le même élan sur le même chemin. Et au bout, le même écrasement. Les histoires ne s'écrivent pas, car il n'y jamais d'histoire. Seuls quelques éblouissements. Et l'illusion qui les suit.

 

Qu'est-ce que tu écris ? Je n'en sais rien. Je brasse les temps et mes peurs, je fais de mon passé un futur acceptable, je fais de l'avenir des souvenirs lumineux, j'étire les bords du présent, je déploie l'instant, agrandit l'impossible frontière des aurores. Que pourrais-je faire d'autre, sinon ces trous dans la durée, sinon brouiller les cycles et faire entrer en moi assez de folie, et effacer ma trace pour que la mort m'oublie ou qu'elle me sacre, qu'importe. Je n'écris pas ce qui se raconte, je n'écris pas ce qui se dit, j'écris ce qui se marmonne, ce qui se murmure, j'écris pour le souffle, pour rester en deçà du silence.

 

Mais comment tu écris ? Je n'en sais rien. A part le désordre et cette agitation qui nourrit mon attente, juste après l'appel. Car j'appelle, et certains mots me répondent, vagues échos en résonances. J'écris dans la lenteur, presque dans l'arrêt. Rumination de la langue. Pesant dégorgement. Mastication des humeurs amères. Mâchement de chaque souvenir où se mêle le souffle d'aujourd'hui. Incantation lancinante, jusqu'à l'envoûtement, jusqu'à la folie. Assonance de l'âme. J'écris crucifié sous le poids d'une interminable transfusion. L'inachevable échange des sangs. Et cette impression de séparation, de ruine. Atteindre mes défaites et ce point d'inflexion du destin, le point frontière, le point de la séparation des eaux. Le point invivable parce qu'il n'a pas d'espace et qu'il n'a pas de temps. Point mort, où la mort même s'épuise. Où certains jours elle recule terrifiée par sa propre image. Point juste assez vaste pour esquisser un pas de danse.

 

Alors, où écris-tu ? Je n'en sais rien. Ce n'est jamais le même endroit, et pourtant chacun se ressemble. J'écris sur des débris de néants, sur des restes, sur la trace infime et dérisoire que laissent le vol des oiseaux dans l'œil de l'amoureuse, j'écris sur les gouttes de pluies, parfois sur des larmes, j'écris dans les bourrelets des nuages entre la blancheur et le gris, entre les boursouflures et l'étirement, j'écris sur le fil de l'éclair dans les zébrures de lumière, ou sur des pétales de roses, ou sur l'élytre des cigales, sur le souffle des accordéons, dans mes landes froides, j'écris dans des lieux qui n'existent plus, dans les citadelles détruites, dans les villes incendiées, j'écris dans le recommencement, et dans la fin, ou sur la peau des mes amours perdues, j'écris sur l'ourlet de mes cicatrices, sur le cuir noirci des trahisons. Parfois, j'écris dans l'épuisement du rêve, ou sur des vertiges, ou sur le champ de neige qui s'étend derrière la vitre de ma mémoire. J'écris sur le rouge, et dans le rouge des amours, dans profusion et la parcimonie, dans l'avant et dans l'après. Jusqu'à l'incandescence. Jusqu'au pétillement de l'univers, lorsque les étoiles claquent leurs doigts pour accompagner le chuchotement, ou la prière, ou seulement le silence.

 

Et quand écris-tu ? Je n'en sais rien. Tout le temps, ou jamais. Je suis sur le rocher et j'attends la marée. La noyade. L'échouement. Lorsque la véhémence me submerge, ou que l'arrachement me cloue. Quand écris-tu ? J'écris aux temps creux. Au contre temps du temps. Au temps du naître. Au temps du mourir. Dans les fissures des crépuscules et jusqu'aux affleurements des aubes. J'écris surtout dans les autres saisons, celles qui viennent après, ou celles que l'on a oubliées. J'écris dans les temps ouverts aux quatre vents, dans les temps des mille solstices, celui des roses des temps égarés, ou dans le cœur brûlé des éclipses. En fait, j'écris dans les temps pauvres, les temps abîmés, dépossédés de leurs durées, les temps usés, délaissés. Dans ces temps qui nous quittent, dans ces temps qui nous manquent. Ou ces temps cueillis, au hasard, comme l'on cueille une mûre sur les ronciers des chemins. Temps pèlerinage. Temps des cortèges ombreux ou des longues processions.
Alors je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux et sauvage, et lorsque je trébuche, l'eau fraîche des mots me désaltère et me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit et douloureux, remontant l'eau des mots... et jusqu'à la source symphonique de leurs silences.

 

Alors je vais pieds nus, car je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal brunes et cassantes. Je sais ces pays désolés d'être encore là. Ces terres d'absence où seul le vent du nord trouve son souffle dans les bruyères, et sa nourriture aux bouches des pierres usées.
Je sais ces pays de brumes sur lesquelles les rêves s'écorchent et saignent, ces lieux cabossés par tant d'oublis, martelés par le temps et la corrosion des désirs insuffisants.

 

Je vais pieds nus car je sais ces lieux nécessiteux, miséreux, qui ne tendent plus la main pour survivre préférant l'agonie lente des siècles. Je sais ces landes qui gémissent aux portes du ciel, ces landes sans prière, sans salut, je sais les plaintes déchirées des terres sauvages et je sais les âmes qui les hantent, je sais leurs voyages sans fin, leurs appels, leurs errances au bord des neiges éternelles, leurs traversées des crachins de glaces, et des froids monotones. Je sais cette tristesse qui blanchit leurs regards et cette mélancolie redoutable qui séjourne sur la peau de leurs complaintes. Les landes frileuses ne sont pas des landes amoureuses, elles ont abandonné leurs chairs et leurs soupirs et leurs tentations. Elles produisent du silence, des distances, et façonnent nos éloignements et célèbrent nos séparations et bénissent nos accablements.

 

Je vais pieds nus et je cherche la musique dans ces landes fracassées de vents et je crois qu'il n'y en a pas d'audible, car les déserts et les landes dépassent la musique ; en fait, ils ne sont que musique pure. Tout part de là, et tout y reviendra. Ce sont les lieux de la totalité, puisque défait de tout. Des lieux qui préparent ou qui prolongent. Qui exigent avant, et qui exigent encore plus après. Ils se laissent traverser mais jamais pénétrer. Si la main est assez ferme et assurée elle peut parfois les caresser, mais sans jamais pouvoir les abuser. Ce sont les lieux de la totalité et de la simplification, de la première perfection et de la dernière.

 

Alors je vais pieds nus car je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal mauves et sévères, sans arbres, sans racine. Comme une mer de bruyères tranchantes et brutales, une mer raidie dans son mouvement âpre, une écorce cornue et rêche et rugueuse. Je sais ces landes persistantes, ces terres usées, brisées de solitude grave, suffoquant sous la vapeur compacte des bouillards immuables. Terre saturée. Imprégnée. Imbibée de désespoirs primitifs et obstinés.

 

Et je sais mes plaines froides, mes landes du nord, mes lacs de brumes grises. Je sais ce sang froid et ces absences, et ce vent qui m'observe et ces neiges démembrées qui tombent au fond de mes os. Je sais tous ces jours dépourvus, arides, insignifiants, et mes mains si pauvres et ce regard si maigre. Je sais tout cela. Mille fois traversé. Mille fois disséqué. L'infini retour de mes landes mordantes, de mes terres sans horizon, de mes journées sans lumière. Ces terres abondantes sans limites.

 

Et je sais ces plaines froides qui dévorent la langue, chaque mot de la langue, et l'écriture qui gratte la glace et le texte pris dans les hurlements des bourrasques de l'impossible dire. Comme si la parole était traversée dans sa chair par un fil barbelé. Impénétrable parole qui me laisse désarmé, en exil, banni de mon propre désir, relégué, refoulé de ma propre demeure. Et mon œil effaré fixe dans l'ombre du ciel le vol bouleversant des oies sauvages vers le nord. Comme un destin mille fois répété, comme une usure lancinante et troublante. Sur le ciel gris et noir de mon enfance. Le vol des oies sauvages vers le nord. Comme une fatalité. Mille fois répétée. Laborieuse berceuse qui ne survit plus à la nuit qui s'approche. Et cet épuisement. Et cette envie de nord. De glace. De fin....

 

Alors je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux et sauvage, et lorsque je trébuche, l'eau fraîche des mots me désaltère et me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit et douloureux, remontant l'eau des mots... et jusqu'à la source symphonique de leurs silences.
Cette envie de nord, de glace, de fin.
Toujours plus seul, toujours plus loin.

Franck

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Commentaires
G
Beau texte sur l'écriture, votre écriture.
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B
Superbe. Violences unifiées, splendides.
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S
Ce texte est "l'opéra fabuleux" de toute écriture.<br /> Son aurore et sa disparition, sa lumière étale à l'est des miroirs, son geste et son immobilité.<br /> <br /> Tout ce pourquoi sans pourquoi j'écris se trouve ici, cousu de tendresse et de vérité.
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