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J'irai marcher par-delà les nuages
28 décembre 2008

Georges.....

« Tu me fais chier ! » « Georges, arrête !.... Pas devant le petit ! » « Si je te dis que tu me fais chier, c'est que tu me fais chier !.... » Georges, c'est mon grand-père, le cuisinier. C'est les vacances et je traîne mon ennui dans la cuisine de l'auberge. Il s'engueule encore avec Claire, ma grand-mère. «  Et puis d'abord, vous me faites tous chier... ! ». Dans ces cas là, il avait sa tête de bouledogue. Il en voulait à la terre entière. Et à Claire en particulier. Ils s'aimaient dans cette violence, dans ces colères, dans ces excès. Inséparables, dans le fond, perpétuellement en guerre, dans la forme.

Ils sont dans la cuisine, chacun de son coté. Car il y avait deux cotés dans cet antre. La pièce était divisée en deux dans sa longueur par une très longue table surmontée dans son centre par une desserte. Il y avait donc le coté de Georges avec derrière lui, les fourneaux, et le coté de Claire. Chacun travaillant sa partie. Claire faisait toutes les entrées et les hors d'œuvres, Georges tout ce qui était chaud. Et ça tournait comme ça depuis des années.

 

 

 

Claire restait assise à cause de l'arthrose qui lui tordait les articulations, des hanches et des genoux. Pour les aider il y avait José, le réfugié espagnol, grand, maigre, légèrement voûté, une face de hache tourmenté. José, l'hidalgo taciturne. Et puis il y avait Mickey, maigre, aussi petit que José était grand. Mickey, l'ancien coureur cycliste belge que son vélo avait conduit dans les talus de la vie, dans les ornières, dans les culs-de-sac, petit, avec une tête de gargouille hilare. José et Mickey, deux âmes errantes, cabossées, vouant un respect démesuré à George et à Claire.

 

 

 

Pour moi, cette cuisine était un lieu de mystère, de profusion, de cris parfois, de larmes aussi. Elle se situait entre l'enfer et le paradis, entre la chaleur des fourneaux et le froid des grands frigos. Entre silences et insultes et vacarmes. Lieu de passions et de vie, et de brutalité, et de magie. Lieu des odeurs, des cruautés quand les hachoirs s'abattaient sur des cous de lapins, ou sur les entrailles des volailles. Flammes, bruits de casseroles, de marmites, crépitements, portes qui claquent. Lieu des gestes d'enchanteurs, des gestes de thaumaturges, des gestes amples et précis à la fois. Lieu des gestes dangereux, obscurs, les mains fouillant les viscères, les couteaux tranchant les chairs. On connaissait l'heure du jour à sa chaleur, à son odeur, on connaissait les saisons à sa lumière, aux bruits qu'elle rendait. Elle sonnait comme un orchestre.

 

 

 

C'était le matin, avant le service. Il étaient tous les deux, chacun à sa table, elle, assise lui debout. Face à face. « Georges, tu pourrais faire un effort, ça fait combien de temps que tu en a pas fais ?.... » « Et puis, j'en ferais plus... ils ont qu'à manger de la merde !...» « Georges, le petit !... » Alors il s'est tourné vers moi, et sa face de Chéribibi hirsute et colérique c'est transformée en une boule de chair tendre et souriante, et il m'a souri, en faisant un clin d'oeil. C'était un magicien.

« Non, je ne la ferai pas... ! » « Tu peux bien faire un effort, bon dieu ! » « Fous-moi la paix avec ton bon dieu... ! Pas dans ma cuisine !...» « Si tu la fais pas, c'est que t'as peur de la rater... voilà, t'as peur...! » « Peur ?...moi ?...mais tu t'es vu ?... Ma pauvre vieille... !» Il était écarlate, les yeux exorbités. Georges, était une force de la nature, rien n'aurait pu lui résister. Ses colères étaient monstrueuses. Heureusement elles s'apaisaient aussi vite qu'elles arrivaient. Des ouragans exotiques.

Entre Claire et lui, il y avait de la complicité, de la haine, mais de l'amour aussi. De la violence, mais de la pudeur aussi. Claire était une femme forte. Assise, mais forte. A l'intelligence pétillante, à la répartie cinglante. Elle savait où l'atteindre. « Tu as peur ! » Elle le regardait en coin, faisant semblant de s'affairer sur les hors d'œuvres du jour. A la dernière engueulade elle avait reçu un morceau de foie de poulet sur ses lunettes. Ce foie, cru, sanguinolent, brusquement collé sur les lunettes de Claire, les avait fait éclater de rire. Et la colère était partie. Il s'était senti honteux.

 

 

 

Et puis le lendemain quelque a changé dans la cuisine, elle ne rendait pas le même son que d'habitude. Il y avait une sorte d'agitation. Une tension. José traversait la cour au pas de course pour aller cherche du charbon. Beaucoup de charbon. Mickey transportait tout un tas de cageots remplis de tomate, d'ail. Une agitation silencieuse. Appliquée. Studieuse. Minutieuse. Précise. Un ballet longtemps répété.

Claire avait un petit sourire en coin. « Ca y est... il s'y met.... » «  A quoi, mamie ? » «  A l'Américaine... »

 

 

 

Dans la famille ce seul nom résonnait comme un mantra. Un mot magique. La sauce Américaine. Le chef d'œuvre de Georges.

Georges était saucier. Saucier ça sonne comme sorcier. Et Georges était un sorcier mélancolique et colérique. Il n'aimait pas ses contemporains. Il avait connu les violences dès l'enfance. A dix sept ans il s'était engagé dans la marine comme mousse. Alors le tour du monde. Et c'est là qu'il a rencontré la cuisine, les fourneaux. Un hasard. Après la marine, la galère. Les javas, les débauches, les bagarres. Le chef saucier du George V l'a pris en sympathie. « Faire la cuisine c'est aimer, mais la sauce... c'est plus qu'aimer. D'abord il faut être humble, ensuite il faut la rêver ta sauce... une sauce c'est d'abord un rêve... après elle devient un voyage. » Le vieux chef avait une vraie tendresse pour ce jeune marin déluré. « D'abord il faudra que tu apprennes le feu. Et le feu c'est l'enfer, et l'enfer c'est la vie...tu devras apprendre la chaleur qui est l'âme du feu, et ton corps sera le feu, et tes yeux seront le feu... pour faire une sauce, petit, il faudra que tu apprennes à te taire, à fermer ta grande gueule, il faudra que tu la veuilles cette sauce...que tu t'y soumettes, à la sauce, il faudra que ton âme soit forte, et ton geste pur. » Le vieux chef était dur avec Georges. Il l'aimait bien, alors il était dur. « On ne cuisine pas avec des livres, on cuisine avec de la bonté, et de la grandeur d'âme... on donne, on s'étripe, on s'éventre...je t'apprendrais les gestes. Le geste, petit, c'est l'élan de ton amour, c'est la forme de ton destin. Saucier, c'est aller droit au paradis. Oui, petit, droit au paradis... » Le vieux chef était un mystique, et Georges aimait ça, ces paroles qu'il ne comprenait pas encore. Alors il travaillait comme un forcené. Georges appris la discipline. Il arrêta les bagarres. Il apprenait les sauces avec un sorcier. Il apprenait la patience. Il apprenait le désir. Il apprenait à vivre. Il apprenait le feu.

A la fin le vieux chef lui donna ses secrets, ses tours de mains et, cadeau suprême : l'Américaine. « Tu feras fortune avec elle... »

Et George est devenu cuisinier, il n'a pas fait fortune, mais il aurait pu. Un bon cuisinier qui s'ennuyait, et qui ne pouvait pas faire la cuisine qu'il souhaitait faire. L'auberge du Vieux Moulin fut sa dernière création. L'auberge où j'ai grandit. Une auberge perdue dans la campagne.

 

 

 

Dans la cuisine la tension montait. Combien seraient-ils dimanche ? Deux cent ? Trois cent ? Il en fallait de la sauce. Des kilos et des kilos d'étrilles, des kilos et les kilos de tomates, des épices, des bols entiers de gousses d'ail, des kilos et des kilos de beurre. José et Mickey s'éreintaient à dépiauter les carcasses brûlantes des grands crustacés. C'était le début. Les immenses marmites étaient prêtes. Et la température montait. Les fours au charbon ronflaient. Le piano. A droite le plus chaud, à gauche le plus doux. Entre les deux un dégradé de température. Josée veillait. C'était lui le responsable de l'entretient des feux. Un honneur. Georges criait : « Charbone ! charbone ! » et José : « Ca foume la camina ! » et il courrait chercher du charbon.

Les tomates réduisaient avec lenteur, avec patience. Elles transpiraient leurs saveurs, par usure, et par consentement. Deux jours, deux jours. Georges surveillait. Même la nuit, les marmites restaient sur les feux doux du piano. Georges trempait son doigt dans des substances brûlantes. Goûtait. Reniflait. Secouait. Et la cuisine devenait une forge, les casseroles cognaient, les plats fumaient. Et peu à peu l'odeur envahissait l'auberge. Les gens parlaient à voix basses. Il ne fallait surtout venir le déranger.

Georges ne parlait à personne, il tisonnait. Et quand il flamba les étrilles ce fût l'embrasement, comme un volcan. Les flammes l'entouraient, il en en avait plein les mains, et les bras, du feu. Il remuait, il secouait ces immenses marmites en flammes. Il était à son aise, là. Dieu ou Satan, peu importe, il était magnifique. Un taureau dans les forges de l'enfer. Ah, je l'ai aimé ce grand-père !

Plus tard il me dira « L'américaine c'est facile...d'abord tu cherches la consistance... après la couleur... enfin l'odeur... » « Oui, mais il y a bien autre chose...y'a bien un truc... » Il me regardait avec un regard plein de malices et dans un rire « ... non, y'a pas de truc... » et on parlait d'autre chose.

Une autre fois. « Le truc, le fameux truc, c'est que tu marches sur un fil, et tu dois garder l'équilibre. Il faut savoir où tu vas, sinon tu te casses la gueule. Il faut tout équilibrer, le feu, les épices, les piments.... Et puis du temps, beaucoup de temps, du temps en équilibre.... Et beaucoup d'ail...et quand tu vois les yeux des graisses remonter à la surface tu sais que tu es sur la bonne voie...leurs formes, leurs couleurs... c'est les yeux de la sauce... ils te regardent, et tu ne dois pas te laisser impressionner. Ils te parlent et toi, tu dois écouter.» 

 

 

 

Cette sauce lui ressemblait, haute en couleurs, épicée juste ce qu'il fallait, rouge, ocre, carmin, comme du sang. Un feu. Un soleil sur le point de naître. Elle alliait la colère et la tendresse. Le muscle et la chair. Puissante comme un orage, elle sentait le pacifique, avec une pointe de mer rouge, elle embrasait la bouche, la gorge, la poitrine, elle ravageait toutes les pensées, effaçait toutes les peines, elle avait au cœur de sa cuisson quelque chose de sacré et de miraculeux qu'elle rendait au centuple. Les plus frustres se découvraient une âme pure lorsque l'assiette arrivait. Il y avait quelque chose de religieux dans l'harmonie sauvage qu'elle provoquait dans le corps. Ce n'était pas une sauce, c'était un poème, un cantique, une révolution. Des grains d'or plein les papilles, plein la bouche, plein la gueule. Elle ne se dégustait pas le petit doigt en l'air, elle se mangeait comme on aime. Sans réserve. Sans retenue. Je n'ai rencontré personne qui ne s'est pas soumis à sa tyrannie douce et vigoureuse. Invincible. Il y a des plats qui ne sont pas fait par les hommes, les anges s'en mêlent, la recette de ces mixtures n'est inscrite nulle part, hormis dans le cœur de certains magiciens, et peut-être aux cieux. Mais cela n'est pas sûr. Cette sauce atteignait un au-delà incompréhensible. Il suffisait de l'avoir en bouche pour qu'elle vous bouleverse. Et ce n'est pas un excès de langage, j'en ai vu certains, faire des centaines de kilomètres, uniquement pour elle. Elle arrivait, et c'était un opéra, elle en avait la violence et la profondeur. C'était un chant. Rien que son odeur ouvrait en deux nos poumons, brisait nos certitudes, désarmait nos pouvoirs. Le plus arrogant des hommes devenait le plus simple des humains. Elle déployait, comme un arc-en-ciel qui reliait tous les sens. Océan de goûts et de saveurs. Pluie de bonheur, de sensualité. Elle appelait l'ivresse et le désir. Le désir assouvi, une satiété qui montait comme une marée de plaisir. Généreuse. Opulente. Majestueuse.

 

 

 

Et puis se fut dimanche. Trois cent vingt couverts. Il y en avait partout dans les salles, sous les pergolas, dans la cour. En cuisine Georges se préparait à la messe, à la grande bouffe. Il y avait un long soupirail au bout de la cuisine, lequel donnait sur le parking. Quand Georges entendait les clients arriver, il criait « Fumiers !... Fumiers !... » « Georges, il vont t'entendre ! » « J'espère bien qu'il vont m'entendre tous ces fumiers de lapins...Fumier ! »

Ils venaient de Limoges, d'Angoulême, de Périgueux, de Brive. Le même menu pour tout le monde. Quatre entrées, une volaille, la lotte à l'américaine, la salade, les fromages, les tartes les glaces. Mais il venait surtout pour l'Américaine.

 

 

 

Je l'ai retrouvé assis sur le petit muret derrière la cuisine. Assis. Calme. Le service était fini pour lui. Il soufflait. Il fumait tranquillement une celtique. Dick, son chien, était couché à ses pieds. Au loin on entendait les rumeurs du repas qui se terminait. Les rires, des ventres repus.

« Qu'est-ce que tu fais gringeole !... » Il avait toujours des noms particuliers pour chacun d'entre nous, où il mélangeait le patois, l'argot et des mots de son cru. « Tu as fini, pépé ?... » « Oui... » Et après un long silence. « Elle était encore meilleure que la dernière fois... »

 

 

 

Je crois qu'il était déjà ailleurs. Georges avait ses univers, ses landes pour s'évader. Il avait des rêves. Des tours du monde dans la tête. Des magies dans les yeux.

 

 

 

Je me suis assis à coté de lui. Il m'a tendu son paquet de cigarettes. Du haut de neuf ans je ne me suis pas dégonflé. C'est lui qui l'a allumé. Les celtiques étaient fortes. A chaque fois que je toussais, il riait. J'aimais bien quand il riait, Georges.

 

 

 

A bien y réfléchir, je crois bien que c'est lui qui m'a donné le goût de la poésie. Lui, qui ne lisait jamais. Lui qui ne savait rien hormis le feu, les couleurs, les odeurs. Il avait des rêves, c'est pour cela, qu'il pouvait traverser les flammes, c'est ça aussi la poésie. Il avait des soleils dans les yeux.

 

 

 

Il s'est levé. « Aller ! la natchave, maintenant... ils me font tous chiez, ici... tu viens ? ». Cote à cote sur le chemin de pierre, on devait donner une drôle d'impression, il était aussi corpulent que j'étais chétif. Et je toussais. Et ça le faisait rire. « Non de dieu !...encore meilleure que la dernière fois... ! » Et il lâcha un pet monumental. « Tiens, celui-ci aussi était réussit... »

Franck.

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Commentaires
P
Bonjour<br /> Je souhaiterais joindre Franck Nicolas: qui peut m'aider?<br /> Amateur de poésie, je travaille "de midi à minuit" et vais bientôt oeuvrer sur le rocher pour soulager les âmes tourmentées...<br /> Philippe
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S
Des portraits de cette ampleur, portés par un tel souffle, on n'en voit pas souvent. <br /> C'est pas le tout de bien écrire, il faut surtout le faire oublier.<br /> Chapeau bas.
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A
première visite ici. Depuis chez Lutin<br /> <br /> Envie de dire ils se cherchaient ... ou cherchaient l'émerv eillement des premiers jours? <br /> <br /> comme on oublie les chemins d'espérance. <br /> <br /> très bien observé
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L
Tous mes voeux de petits bonheurs au quotidien et de santé pour 2009.<br /> <br /> Bises
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C
Ce texte m'a complètement soufflée.C'est extraordinaire.Du Carmina Burana...
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