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J'irai marcher par-delà les nuages
8 janvier 2017

Pesanteur et grâce... (sérénade)

Dissonance. Souvent, trop souvent la lumière du jour m’écorche en frottant ma peau. Mes gestes sont noués. Ils manquent d'élan, de souplesse, comme noués ou pris dans l'étau d'une drôle de fatalité. Pour avoir accès au geste léger, il faudrait se quitter. Mais il y a une épaisseur invincible. La profondeur d'une ombre collante, grasse, visqueuse.
Je cherche le mouvement. Celui de l'arbre. Floraison de puissance calme. Je ne suis qu'une racine noyée de terre.
Je cherche le mouvement. L'allègement d'un élan pur. Net. Clair. Chantant. Vaincre le paradoxe, car il faut s'absenter de soi pour être présent. Là. Tout entier fait d'accueil et de don. Juste là, posé sur le fil, léger, dansant. Mon geste est pris dans la rigueur d'une saison perdue. Mon mouvement à froid. Pris dans la glace du silence, d’une parole empêchée. Parole de terre noire, austère, glaciale. Impossible germination. Essor vaincu. Défait. Grouillance obscure.
Fermentation acide d'une parole stagnante. Une vase filandreuse, puante. Mon geste est dans l'enfouissement, dans la consistance de son retrait, de son en deçà. Comme si le corps ne portait plus la parole, avec la sensation d'une chute lourde, sans grâce, l’impression d'une déchéance, une déliquescence qui n'en finit pas.

Elle s'appelait Fleur. Quelques étoiles nous ont rassemblés, l'espace d'un passage de comète. L'espace d'une sonate ou d’une sérénade. Elle avançait dans la vie avec un grand regard effarée. Un visage de lune inquiète, d'une beauté fragile, de ces beautés que l'on n'ose déranger. Comme si elle nous venait d'un autre monde, d'un autre mystère. Grande, mince, des gestes lents et gracieux, toujours à la recherche d'une harmonie secrète, d'une perfection étrange. Grande, mince toujours vêtue de noir, ce qui faisait ressortir la blancheur de sa peau, et la lumière de ses yeux étonnés. Quand elle posait sa main sur mon bras, j'avais l'impression d'une chaleur diffuse, d'un frisson soyeux comme si un moineau au cœur battant était là, à portée de souffle. Délicate élégance de l'âme incarnée. Noce de la pudeur, de la grâce, de l'émotion, du désir désarmé de ses violences.
Elle habitait la rue du Mont Cenis dans une petite chambre cachée sous les combles où elle récitait ses rôles. Comédienne. Jeune comédienne, qui cherchait son souffle dans le verbe, qui cherchait son corps dans des morceaux de paroles, qui habillait la vie de mots, de poésie, raccommodant chaque jour la dissonance des heures avec son violon. Surtout cette sérénade de Schubert. Fleur, c'était son nom, j’aimais prononcer son nom : Fleur, Fleur, un ornement sacré de la voix. Ce qui touchait en premier c'était sa légèreté, puis juste derrière, son inquiétude, une sorte de désarroi sans lourdeur, comme si elle était perdue, ici, sur une terre incompréhensible. Seulement perdue. Je ne lui ai jamais connu de tristesse, elle marchait sur son fil, elle dansait sur son fil ; le soir elle sortait son violon pour jouer Schubert ou Vivaldi.
Il faut imaginer la scène : la petite chambre, la pénombre d'un soir d'été, par le velux ouvert une sereine fraîcheur, sur le bord de son petit bureau une bougie allumée, et elle, droite, simplement vêtue d'une chemise rouge sombre, une chemise d'homme qu'elle portait déboutonnée, les manches relevées, avec ses longs cheveux noirs défaits. Elle inclinait doucement la tête, glissait l'instrument au creux de son épaule, posait sa joue sur le bois brillant du violon, comme pour un baiser, comme pour une tendresse, comme elle aurait fait sur la peau d'un amour. L'étroitesse de la pièce la rendait encore plus grande, encore plus droite. Pénombre grandissante dans cette lumière orangée, ensanglantée du rouge de sa chemise ouverte. Et son corps nu. Blancheur palie. Droite sortie directement d'un mystère, d'une légende. Sorti d'un rêve. Elle posait avec lenteur l'archet sur les cordes, alors la chambre était envahie d'ombres dansantes. Instants singuliers. Fleur jouait Schubert, presque nue, presque immortelle. Et le jour fléchissait encore, comme pour rendre grâce, ou pour la protéger un peu plus, et le violon appelait une à une chaque étoile. Fleur appelait la nuit, la nuit des premiers temps, la nuit prodigieuse, saisissante des premiers temps. Et la nuit lui répondait. Et la nudité de son corps s'estompait peu à peu emportée par chaque note. Alors Fleur appartenait à la nuit, la flamme vacillante dansait, cherchant l'accord avec les sons du violon. Nuit ruisselante de chaleur musicale, d'émotion traversée, feuilletée note à note, comme si à cet endroit du monde, dans ce temps précis, une source naissait, répandant son eau lustrale, comme si un trou de lumière perçait le néant. Fleur savait remettre en ordre le monde, elle harmonisait ici, ce que d'autres défaisaient plus loin. Car Fleur n'avait pas de lassitude, le mouvement de son geste sortait de son long corps nu, comme la houle nous arrive l'été, de ces grands champs de blé brassés par une brise amoureuse. Elle inventait le geste pur, elle inventait la nuit, elle inventait l'impossible temps de la présence révélée.
Il y a dans le jeu de l'ombre et de la musique un accord particulier, comme si du vivant cherchait du vivant, comme si nos égarements trouvaient enfin leur issue. L'amour se dresse dans l'ombre, dans les alvéoles d’or que sèment les notes d'une sérénade de Schubert à l'approche de la nuit.

Fleur a posé son violon. Fleur s'est allongée sur le lit, j'ai simplement placé mes mains sur son ventre, j'ai simplement baisé ses seins, j'ai simplement goutté sur ses lèvres la saveur de la nuit, j'ai simplement caressé le long silence qui recouvrait son corps, j'ai simplement enfoui ma figure dans sa chevelure, j'ai simplement entendu son cœur battre, j'ai simplement senti dans mon cou son souffle mêlé de notes insolites...

Fleur parcourait la vie avec l'élégance rare des funambules. La pièce qu'elle répétait l'accaparait beaucoup. « La valse des hasards », elle y jouait une morte si vivante, en prise avec un ange si facétieux. Jouer, pour elle, c'était d'abord se battre avec son corps, c'était trouver le geste, le mouvement. Chercher dans le mot, sa chair, le mouvement juste, celui qui fait tinter le ciel. Jouer c'était surtout chercher la voix, celle qui va dire le corps, c'était chercher le souffle qui porterait le geste.

Fleur s'épuisait dans cette descente joyeuse dans l’abîme des mots. Jouer c'était devenir un arbre dans sa croissance, dans ses fruits à venir, dans ses craquements, dans son élancement solitaire, son bruissement généreux. Jouer c'était aussi arracher le trop-plein, évider le surplus, sabrer dans la chair des faiblesses, tarauder les peurs, les entraves. Jouer c'était accepter de vivre dans le pli du texte, à la jointure du vide laissé par un rêve effondré sur lui-même.
Chaque jour Fleur partait au plus loin d'elle, elle quittait tout, laissant tout ouvert. Quelle exaltation dans cette perte ! Il y avait du ravissement, de la jouissance, dans cet abandon. Chaque jour elle partait sur son fil tendu au-dessus des gouffres d'insignifiance. D'un pas de danse. Ivresse du vertige. Chaque jour elle accordait un peu plus sa chair à la chair du texte, chaque jour elle inventait le geste qui devrait naître plus tard. Chaque jour elle inventait l'enfance, la présence pure, innocente, avec cet arbre qui la traversait.          

Je cherche le mouvement au-delà de la dissonance, un mouvement qui aurait perdu sa propre mémoire. Un mouvement juste. Vertical. Un mouvement qui passerait en son propre centre. Le mouvement de Fleur lorsqu'elle jouait Schubert nue, dans l'ombre envahissante d'une nuit d'été.

Ce matin j'ai reçu un texto de Fleur : « Cher Franck ! J'ai pensé fort à toi, hier. Alors il n'est pas trop tard pour te souhaiter une heureuse et tendre année. J'espère que les fenêtres de ton âme
vont s'ouvrir pour mieux te sourire et guider tes pas vers le chemin de la quiétude et de la félicité. Fleur.»

Fleur, si tu savais comme je suis loin de cette quiétude, si tu savais combien Schubert me manque. Si tu savais mon écrasement à chaque texte, l'harassement qui s'en suit. Si tu savais comme chacun de tes gestes peuple encore ma mémoire, si tu savais ma maladresse sur le fil tendu, ma marche toujours hésitante, cette vie qui s'effrite, et cet arbre mort qui me troue les entrailles.

L'amour échappait à nos mots. Seuls quelques gestes l'éclairaient. Il nous fallait cette ignorance de nous-mêmes. Comme si les paroles pouvaient chasser sa présence ; l'effrayer. Il fallait n'en rien dire, de l’amour. Seulement délimiter un espace inattaquable. Peut-être pour nous préserver de l'incommensurable banalité des jours.  Entretenir l'incroyable. Comme au début lorsque je la voyais traverser du petit studio, et que j'avais cette sensation que le réel tremblait, que j'étais entre deux réalités. Et que de la voir, elle, me demandait d'ajuster mon regard à ce qui le débordait. Une sensation électrique. Fugace. Infiniment troublante.
Et parfois nos visages se rapprochaient. Nous fermions les yeux. Presque à se toucher. Sans se toucher. Sentir la seule présence. Proche. Avec le souffle, la respiration. Parfois elle passait sa main sur mon visage, comme une aveugle qui découvre un inconnu. Doigts légers. Dire l'amour dans ce silence aveugle. Éteindre tous les sens pour concentrer l'unique présence dans cette caresse. Ouvrir les yeux nous aurait annulés, effacés, anéantis.

Alors nous restions dans la pénombre de nos vies, à caresser les galets du temps. Pierres lisses. Ombres aiguës. Temps sans mesure. Temps de houle où les vagues se balancent de vague en vague, portées simplement par le mouvement mystérieux qui les enlace.
Elle brodait des caresses sur la dentelle de nos songes silencieux. Et nous étions dans l'ignorance sensuelle d'une distance impraticable. Proche, sans se toucher, à la portée d'un désir inavouable. Armés seulement de nos tremblements, pour survivre. Moi, l'Œdipe accomplissant le rêve d'Antigone. Aveugle errant, comme la métaphore d'une humanité.

L'amour bredouille des litanies incompréhensibles, faites du frottement de la parole sur la peau d'un sein, de la coupure des mots à l'endroit du mensonge.

Nous aimons à travers nos blessures, c'est pour cela que les amants échangent leurs sangs, c'est pour cela que l'amour échappe aux mots. L'amour naît toujours de nuit, dans le silence, le dénuement d'une saison morte ou perdue. De nuit. Toujours de nuit. Et nous aimons toujours au travers d'un souvenir ancien. Et nous aimons toujours comme si nous voulions le retrouver. Comme s'il fallait le retrouver. Et l'oubli nous menace et embrase nos peurs dans l'urgence de renouer avec le sacrifice premier, qui nous révélerait, nous détruisant en même temps.
La première nuit.
Aimer c'est tenter de la rejoindre, dans l'ignorance de nous-mêmes. Tenter à nouveau de remonter le fleuve de nos générations.

Car nos corps démentaient nos silences. Car nos corps déniaient nos souffrances.

Je cherche le mouvement au-delà de la dissonance, un mouvement qui aurait perdu sa propre mémoire. Un mouvement juste. Vertical. Ce tintement des cieux. Un mouvement qui passerait en son propre centre. Juste un violon. Et la danse. Traverser la lumière en son point de tremblement. Un mouvement qui partirait à sa propre rencontre, qui se délivrerait, qui se dénuderait, qui s'inventerait au moment de se faire.

Recommencer. Recommencer. Pour ne pas mourir. Ou pour mourir plus vite. Épuiser la langueur, fille de nos peurs. Recommencer à aimer. Encore une fois. La dernière. La seule.
Et l'amour se dérobait à nos regards. Comme à nos mots. Comme à nos vies.
Simples. Ignorants. Infiniment tremblants.

Franck

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Commentaires
F
Merci Jade pour tes encouragements ! Je reconnais là, ta bienveillance et ta générosité.<br /> <br /> La question du "roman" me hante depuis plusieurs années. J'ai parfois la sensation que mon écriture est écriture de cabotage, je vais texte en texte comme un bateau de port en port, jamais très loin des côtes.<br /> <br /> Le roman, c'est le grand large. L'horizon infini de toute part. Le livre exige tout, tout de suite. Il me faudrait un temps sans borne, que je ne peux libérer actuellement.<br /> <br /> Alors le livre reste mon interrogation. La seule qui occupe ma pensée.<br /> <br /> Je sais qu'il faudra que je m'y confronte un jour.<br /> <br /> En tous les cas des mots comme les tiens m'aident profondément.<br /> <br /> Franck
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J
La force est en toi depuis toujours ! Tes mots ont une telle puissance évocatrice qu'ils s'en donneraient à coeur joie dans la construction d'un roman <br /> <br /> Dans tes ressentis il y a déjà tant de personnages en marche qui ne demanderaient qu'à gravir une intrigue, bref tous les écueils de la vie avec tous ses embrasements, ses passions, ses doutes, ses compromis etc ...<br /> <br /> Oui ... Oui tu es tellement capable d'une telle levée de boucliers contre tes propres doutes ... alors je t'en prie empare-toi de la plume qui conviendrait à ton talent : celui d'un écrivain rayonnant et reconnu et qui s'est affranchi de ses propres lunes ...<br /> <br /> Affectueusement à toi <br /> <br /> Jade
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F
Merci Jade de ton passage ici. Cela fait une grande joie de te lire à nouveau. Belle année à toi.... Le livre ? C'est une grande question, je n'en ai pas encore trouvé la force. L'aurai-je un jour...?
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J
Douce et belle année Franck ! Heureuse de retrouver ton écriture toujours aussi vibrante et chargée d'émotion depuis tant d'années ... A quand la publication d'un livre ?? Amitiés <br /> <br /> Jade
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