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J'irai marcher par-delà les nuages
23 juillet 2017

- 87 - L'oratorio de la fin...

(1er mouvement)
(Altos, haut bois, bassons, cors, quelques autres instruments. Mouvement lento, forte. Étirer les notes jusqu’à ce qu’elles cassent. Toutes. Les bémols sont proscrits, même s’ils sont écrits, ne pas les jouer. Le chœur restera silencieux. Le piano ne jouera que sur les touches noires).

Quelque chose se souvient. Quelque chose se souvient de la première nuit du monde. Épaisse, souveraine. La première nuit du monde. Une plénitude dans l’épaisseur. Grande nuit des dieux. Sans temps. Sans paroles. Toute en prière. Première nuit du monde, où l’homme parlait seulement aux dieux. Où les dieux répondaient à l’homme. C’était un dialogue silencieux. C’était la première nuit du monde. Chaque destin s’accomplissait, car il n’y avait pas d’évènement, pas de quotidien, seulement des jours et encore des jours, seulement des miracles ou des tragédies. Seulement de la rocaille, du vent.
Le laboureur levait sa face aux cieux, sa face de sillons lourds, sa face de glaise ravinée. Puis le laboureur baissait les yeux. Il s’attelait. A creuser sa vie. C’était la nuit du monde, la première, la seule, la grande. Un temps sans écriture. Seulement des signes, des marques, des traces, des stigmates. Puis des incantations sous les étoiles. C’était le temps de l’ordre, de l’éternelle présence. Les ombres avaient plus de vie que la chair. Temps fixe. Brulant sous le soleil et le regard accablé des dieux. C’était un temps sans écriture. Le temps des pierres, sans futur, sans passé, sans issue. Un temps habité, sans espace. Des matins, des soirs, avec la tragédie du vent entre les deux.

(2e mouvement)
(Harpe, violoncelle, violons, picolo, viole de gambe, timbales, triangle ou carré, guimbarde, mirliton. Je tiens particulièrement au mirliton. Le chœur restera toujours silencieux. Le piano ne jouera que sur les touches blanches… Pour changer.)

Puis le jour est venu. Avec le jour, l’aube des temps. Alors la lumière a pâli les créations divines. Avec le jour, l’écriture. Avec le jour, la mémoire. Avec le jour : la peur. La peur du retour. La peur de la fin. Avec le jour, la fin des prières. Avec le jour, l’absence. Avec le jour, le silence changea de couleur et de destin. Le jour est venu et avec lui, l’aube des temps. Enfin l’écriture, avec les voix de l’écriture, les solitudes de l’écriture. Ses mémoires. Toutes les mémoires.
L’écriture porte en elle la tentation du retour, c’est pour cela qu’elle s’écrit à rebours du temps qui la dit.
Retour sur l’inaccompli.
Sur l’inaccompli des temps à venir. Sur l’inaccompli éternel. L’impossible accomplissement. L’impossible sacre.
La défaite.

(3e mouvement)
(Tout l’orchestre. Respecter les silences, tous les silences, les soupirs, tous les soupirs. Les violons devront insister sur la couleur bleue, les cuivres se chargeront du rouge. Le chœur continuera à être silencieux, il est la voix silencieuse et, la première nuit du monde. Le chef s’inspirera du printemps, surtout du vol des oiseaux pour guider l’orchestre.)

L’écriture passe son temps à se suspendre, comme si dans ses stases successives se trouvait sa vérité ultime. La Vérité. L’écriture cherche son silence, dans l’au-delà des mots ou dans leuraccablement . L’accomplissement du dire dans le vide. Le vide d’après.
L’écriture est solaire, elle se souvient de la nuit, c’est ce qui en fait l’éternel chemin de croix, car l’écriture, c’est la mémoire du désastre. Car l’écriture est solaire. C’est pourquoi elle a affaire aux ombres, aux empreintes qui s’effacent, aux rêves qui rattrapent nos gestes, à ce qui respire encore dans les coins les plus perdus de nos vies.
Comme si le geste de l’écriture avait besoin de s’arrêter pour s’accomplir. L’ultime appel à la vie. Avec le geste qui se resserre. Comme la matière dans l’atome. Resserrement de l’espace de l’écriture pour lui donner la puissance du cri. Le cri. Le mot dénué de parole. Le dire pur. Le tintement de la vie dans la chair.
La révélation.
Rimbaud cesse d’écrire. Cesse-t-il d’être poète ? Ou bien commence-t-il à le devenir ? Ou bien l’a-t-il toujours été ?
Qu’importe, c’est toujours l’accomplissement dans l’inaccompli.
L’inachevable.
Le précaire comme horizon infini.
La peau vulnérable du poème se raidit jusqu’à la cassure, jusqu’à la faille de lumière brutale.
Écrire, c’est autre chose qu’écrire. C’est avant tout signifier le feu, et tout ce qui pourra détruire le feu.
Le feu. Le feu séparé de la chaleur. Le feu comme principe d’ascension et de disparition. Chemin de retour à la nuit.
Retour à la nuit lumineuse.

(Sur la scène, il ne reste que le chœur. Alors, on entendra un chant noirci, en contrechant, une mélodie jaune, un peu comme les champs de blé au début de l’été. Longue ascension de notes tenues jusqu’à la blessure.)

Franck.

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