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J'irai marcher par-delà les nuages
16 janvier 2022

Quelques brindilles pour le feu...

 

Je suis resté sur le bord du fleuve. Je ne sais plus combien de temps. Plusieurs jours. Là, sur le bord brûlant du fleuve. Il n'y avait rien, hormis le fleuve et le désert ; et moi, assis entre les deux, juste à la frontière des terres vides, et des eaux larges, à regarder le temps passer. Cela devait être un peu avant Bourem. A l'endroit où le fleuve se met bien à plat, là où il s'étire pour passer sur les sables incendiés. Un fleuve à plat ventre, ondulant lentement comme s'il traversait des sables mouvant ou sa propre mémoire. Temps contre temps. Usure contre usure. Etalé dans le plus large de ses eaux aux risques de perdre ses rives. D'ailleurs elles se perdaient parfois derrière le pli d'une dune ou dans l'œil humide d'un mirage.

Si la mer parle à notre âme, le fleuve, lui, parle à notre histoire. Il y a dans le fleuve l'ébauche d'un dialogue avec ce qui était avant nous, et ce qui sera après. L'homme au bord du fleuve se sait mortel. Et cela le rend triste. Infiniment triste. Comme ces journées assis sur le bord du fleuve. Le Niger. Au Mali. Il y a longtemps. Tout au début des temps.

Six, peut-être sept jours à attendre, assez de temps pour la création des mondes et des univers, assez de temps pour que s'écoule l'infini tristesse, et pour sentir la lente mélancolie du fleuve. Fleuve des terres brûlées, fleuve des enfers aux langueurs mystérieuses. Fleuve lent. Grave. Aux flots austères et silencieux. Car il y a des lieux où les paroles n'accrochent pas. Rien ne peut se dire. Tout est écrasé par lutte lente des éléments. Lutte antique, immémoriale, puissante confrontation des silences, celui du désert, celui du fleuve et pour les sacrer tous les deux, celui du soleil. La rencontre du temps et de l'espace. Je suis resté sur le bord du fleuve. Assis, sur le lieu même de la folie, de l'incommensurable folie de l'existence, à regarder le fleuve, comme si l'apocalypse devait surgir de l'horizon consumé.

Il y a des lieux où la pensée devient inutile,  vaine, presque indécente, où la raison ne peut plus se survivre, où l'intelligence n'est qu'une excroissance du malheur et d'un mauvais hasard. Il y a des lieux où toute pensée n'est qu'une écorce morte, l'enveloppe desséchée de nos vanités. Il y a des lieux où si tu ne sais pas rêver, tu meurs.

Six jours, peut-être sept, à me demander ce que je faisais là, sur les rives du fleuve, pris dans l'étau primitif, originel, radical des lieux. Lieux métaphores. Assis dans la gueule même des mythes. Il est paradoxal d'imaginer que toutes les paroles sont parties de ces lieux impossibles. Sans doute que pour poser le premier mot fallait-il un espace infini ? Peut-être fallait-il un feu solaire pour compenser le feu du mot ? Peut-être est-ce le premier mot qui brûla tout ? Peut-être...Peut-être faut-il faire traverser à notre verbe un néant embrasé, et rester assis six jours, ou sept, pour qu'il puisse signifier ?

Prends une parole, fais lui traverser un désert, et si au bout tu peux la dire sans trembler, sans pleurer, si tu sais dire chaque mot, articuler chaque syllabe, sans que ta langue ne tombe de ta bouche, alors cette parole est vraie. Alors cette parole est puits qui désaltère, fruits juteux qui nourrit, elle est chemin des étoiles, et ceux à qui tu l'offriras, entendront le puits, et recevront les fruits, et recueilleront l'or de chacune des étoiles apportées. C'est comme si les portes de la cathédrale s'ouvraient.

Le silence est beau d'une parole qu'il porte, comme le désert qui recèle un puits. Le silence est riche de l'enfant qu'il porte. Le silence est un champ labouré gorgé des graines de la moisson à venir, il est mûrissement de l'absence. Ainsi dieu et son infinie mesure, et son immense retrait. Car depuis qu'on fait parler les dieux on ne les entend plus.

Six jours, peut être sept, sans action, à rester là, assis, à raboter les gestes, à façonner l'attente, et à se laisser pénétrer par le fleuve, lent, large, comme un sang ancien chargé du temps qui passe. Comme un arbre qui devine la sève dévorer sa fibre. Car il y a des lieux où toutes actions s'épuisent, il y a des lieux où agir est dérisoire, où l'acte n'atteint plus que son propre néant, où précisément le désir de l'acte s'effondre sur lui-même. Il ne reste plus que les gestes simples, chercher l'ombre ou l'inventer, préparer le thé, manger des gâteaux secs avec quelques dattes, arpenter la rive pour trouver assez de petits bois pour faire un feu le soir. Étirer chaque geste, pour lui donner l'ampleur suffisante, le souffle, et la parcimonie, et l'efficacité nécessaire pour maintenir la vigilance, l'attention précautionneuse, sans rien oublier de l'essentiel : regarder le ciel, se perdre dans les horizons, et tout le jour désirer intensément la nuit, et la nuit venue, souhaiter  avec encore plus de force, le jour.

J'ai peu prié dans ma vie. Pourtant, là, je me souviens avoir risqué mes premières prières. Je me souviens de la timidité de ces premiers élans. Les lieux imposent bien sûr, encore faut-il vouloir s'y soumettre, accepter, et ne pas craindre l'immense vide au fond de soi ; cette peur qui surgissait. Accepter l'envahissement par le fleuve, par le sable,  cette sensation de perte absolue, comme si rien ne pourrait jamais nous sauver. Et que désormais c'était sans importance. Oui, sans importance...

Durant six jours, peut-être sept je me suis appliqué à mettre une majuscule pour honorer l'aube naissante,  j'ai mis des virgules après chaque heure, j'ai ouvert des parenthèses pour envelopper le fleuve, posé un point à l'instant du zénith, au bord de la nuit je n'avais plus que des étoiles à accrocher aux points de suspensions...

Ecrire me renvoie à ces temps où je pouvais m'assoir juste à la frontière des terres vides et des eaux larges, à regarder le temps se perdre et s'oublier. Cela devait être un peu avant Bourem. Bien avant mes premières morts, bien avant mes premières renaissances. Chaque texte est comme un jour passé sur les bords du fleuve, à retenir les gestes, et à ramasser quelques mots, comme des brindilles sèches pour allumer le soir venu le feu de ma parole, afin qu'il ne reste rien. Rien. A chaque fois rien. Ecrire est un horizon consumé.

Franck.

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Commentaires
B
Oh comme j'aime votre texte ! J'ai eu l'impression de me retrouver au bord de ce fleuve en lisant votre écrit. J'ai eu cette impression de le vivre.<br /> <br /> Merci pour vos mots
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F
Le livre.... Le livre c'est une grande question, ma grande question... A ce jour je ne suis pas arrivé à y répondre... quelque chose résiste, s'épuise...Il y a un chaos que je n'arrive pas à discipliner.... Mais question est là, toujours posée... toujours insistante, lancinante...<br /> <br /> Amitié<br /> <br /> Franck
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J
Je trouve toujours tes mots à la naissance de l'image et l'émotion jaillit comme sur un calque...<br /> <br /> Superbe écriture en décoction du temps qui sème par delà le sable ou l'eau, la fébrilité de la vie. <br /> <br /> Franck tu sais que cela fait plus de dix ans que je suis en train de perdre ma voix en te disant d'écrire un livre enfin ... ??<br /> <br /> Amicalement <br /> <br /> Jade
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