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J'irai marcher par-delà les nuages
1 mai 2022

Musique et voix...

 

Parce qu'il faut bien y revenir.
Au départ, on est dans la distance. Écrasé par cette distance. Elle nous a d'abord pénétré. Après, elle nous écrase. On n'est rien. On le sait. Nos doigts hésitent sur le clavier. L'image de la page sur l'écran est un horizon impossible. Rien n'est là. Ou plutôt tout est là, rien ne vit. Rien ne tremble. On est recroquevillé dans son propre silence. Parfois, on voudrait que cela dure une éternité. La distance, ce temps mort, vidé de tout, vidé de soi. Même l'écrasement. Plus rien. N'être plus rien, sinon cette attente impossible dans cette distance terrifiante. Plus rien, car l'on sait qu'il va falloir encore perdre quelque chose. Perdre encore et toujours les guerres, sa vie, soi. Perdre quelque chose de soi. À cet instant de l'écriture, on sait qu'il va falloir perdre quelque chose de soi. Car les mots naissent de cette perte suivie de cet écrasement. De cette déchirure entre l'air que l'on respire, le poumon qui hésite dans son mouvement d'aspiration, d'élargissement. Ils naissent aussi de cette peur, de cette tension qui vrille jusqu'à l'insoutenable parfois. Parfois seulement. Que puis-je perdre encore que je n'aurais pas déjà perdu ?
Au départ, écrire, c'est errer dans cet espace de silence, dans la volonté toute tendue de la perte. Comme pour le sacre d'une défaite. Puisqu'écrire est une défaite. Majestueuse défaite. Somptueuse. Mais défaite, aussi. Puisque c'est la continuation, la sanctification de l'inachevable, puisque c'est la prolongation du manque, jusqu'à sa magnificence, dans la profusion du vide, jusqu'à son débordement. Ruissèlement de néant, écoulement magnifique, hémorragie de mortification vaine, pourtant indispensable.
Alors, il faut se trouver là, à cet endroit de nous impraticable, puis consentir assez, pour être envahi une dernière fois. Toujours. Encore une dernière fois. Mort annoncée, cent fois promise, cent fois espérée, cent fois recommencée.
Au départ, on est dans ce désert de nous. La parole a reflué en ne laissant rien derrière elle, pas un seul mot, rien, ou alors des rognures, des phrases cabossées par les précédentes marées, que des verbes usés comme des galets par la banalité. C'est le temps de l'appel. De la peur. De l'espoir.
Au départ, ce n'est presque rien. Un simple son, comme un murmure à peine audible, une modulation lente. Lente. Profonde. Elle vient de loin, de si loin. Elle vient de traverser le désert de nos hostilités, de nos résistances et semble ne pas pouvoir aller plus avant. Pourtant, elle est là, fragile, invincible.
Une et innombrable.
Vivante.
Enfin...
Au départ, à l'intérieur, respire comme une note de musique infime, dérisoire, qui vient de nulle part, qui insiste, qui tient bon, qui se survit à elle-même, qui vient absolument. Elle est dans le corps. Cela prend tout le corps. Elle est comme une brise sortie du néant de mes chairs. Elle est mon miracle et mon désespoir. Elle est ma mort et ma résurrection. Elle est un fil tendu au-dessus du gouffre de mes années perdues. C'est une note, une simple modulation à l'intérieur, un murmure grave, lent, profond, qui prend de plus en plus de souffle. Cela ressemble au basson et au violoncelle. Une rumeur lente à l'intérieur qui résonne. Une rumeur qui passe le long des os. Un lent cortège processionne dans ma poitrine. Un vertige au ralenti. Un basculement.
Ce sont les premiers mots. Qui cherchent l'accord. La confluence. Pour bien comprendre, il faut imaginer la vague qui hésite. Écrire tient tout dans cet hésitement de la vague, dans ce déploiement qui s'oppose à l'évidence du mouvement. La déchirure.
Au début, c'est le temps des gammes, la main des mots oscille entre incertitude et irrésolution sur le clavier de la parole. C'est une musique inconnue qui se déchiffre au fur et à mesure des douleurs, des résonances. Des creux, des cris. J'entends la musique à l'intérieur alors je cherche la voix qui pourrait la dire. Je ne sais d'où elle vient, mais elle là. Comme un tyran, comme une déesse, elle est l'enfant qui refuse, le désir qui s'embarque. Il faut comprendre, j'ai d'abord cette musique tapie dans le fond de ma gorge, à l'arrière de ma vie. Alors la voix. La voix, cette nuit qui monte dans le texte, les aurores qui gisent dans la vapeur des ombres. La voix cette imminence toujours reportée. Chaque mot est un son avant d'être un sens. Chaque mot est d'abord symphonie, couleur, cascade. Chaque mot sera dit. Chaque mot sera prononcé à haute voix, sera nourri du sang de la voix, car chaque mot contient le suivant. D'ailleurs bien souvent il sait le suivant bien avant moi. Ma respiration donne le rythme. Je lis, je relis les morceaux de phrases, les bouts de paragraphe et ma respiration bat la mesure. C'est mon souffle qui fait foi. C'est la véhémence et l'exaltation des résonances qui font foi.
Peu à peu, je me rends compte que ce n'est plus le désert du début, peu à peu, c'est un concert à l'intérieur, un concert qui vient de nulle part, qui ne cesse de grossir. Chaque son appelle un sens, chaque sens un rythme, une cadence différente. À l'envahissement du vide succède l'envahissement de la profusion des sensations, des émotions, comme des risées de vent sur la peau de ma voix. Quelque chose s'invente. Je suis là, sans y être vraiment, au centre d'une dévastation comme traversé. Fendu. Fracassé. Alors c'est le temps océan.
C'est le temps où il faut tenir. Tenir le texte, ne pas tomber dans l'épuisement, dans l'aveuglement, l'enivrement, la frénésie. Tenir les mots, comme on tient le cap, comme des notes que l'on poserait avec lenteur sur la portée. Avec lenteur, précaution. Vérifiant inlassablement les harmonies. Rajoutant croches, doubles-croches, et ponctuant ici d'un soupir, là d'un silence. Tenir. Comme le musicien qui écrit sa musique, qui veut quand même la jouer, qui veut quand même l'entendre autrement que dans ses fibres. Tenir. Tenir la note. L'épuiser dans son corps.
Il y a des jours où la mélodie à l'intérieur est lente, emprunte de fatalité, de tragique. Avec elle ce sont les grandes landes de bruyères sauvages qui arrivent. C'est une musique de steppe. C'est une musique de Cosaques tristes, de Tartares qui galopent sans fin, dans une Tartarie sans fin. Certains jours, je voudrais mourir à cheval dans un galop d'enfer, certains jours mes mots sont chevaux, crinière au vent, mes mots sont le vent, mes mots sont claquements de sabots. Je frappe le clavier avec acharnement parce que les mots sont des essoufflements, que je crie dans les landes de mes déserts de Tartarie sans fin. Sans fin. Sans fin.
Certains jours, ma musique sort de l'ombre. Elle a la lenteur des mauvais jours, l'inquiétante langueur des heures pesantes, maussades, le son du basson rase les murs de mon absence et de mes angoisses. La note tient, mais demeure dans l'ombre, dans le tremblement, peu à peu, c'est l'orgue, l'orgue d'ombre avec ses accords lourds d'ombres, qui essayent de s'arracher aux pierres de ma cathédrale éteinte et muette. Ces jours-là, je suis dans les pierres grises, froides, chaque mot est un éclat que le burin extrait. Coup après coup. La parole est sculpture de pierre qui se refuse. Alors, je tape, je cogne. Chaque mot est mâché, remâché, déchiré, ânonnement lancinant d'une prière qui n'arrive pas à se dire, à s'élancer, à trouer l'espace du verbe. Chaque mot écrit dégage alors un vide encore plus effrayant qu'il faut combler dans un autre saut vers l'inconnu. Alors, je casse les phrases comme on casse des rochers. C'est éreintant. L'ombre monte comme une marée désastreuse. Une marée d'hiver. Sans pitié. C'est cela le bonheur.
Tenir le texte, c'est tenir la note, sans trembler, sans se lasser, sans être détruit. Défait, mais pas détruit. Parfois reprendre sa respiration. Refaire circuler le souffle sur sa peau, retrouver le rythme, la cadence, le balancement, les accords, les dissonances, les contrepoints. Tenir le texte, c'est reposer ses doigts sur le clavier, puis refaire des gammes comme aux temps anciens, c'est souffrir des articulations nouées et de la raideur des souvenirs.
Un jour, quelqu'un m'a dit, si tu veux écrire, il faut que tu manges. Prends un solide petit déjeuner, parce qu'écrire, c'est beaucoup d'énergie. J'aime cette approche qui fait de l'écriture un art du corps. La mobilisation des muscles, de la respiration, des battements du cœur. Écrire, c'est engager tout son corps dans la parole. Tout. Même le sang s'il le faut. Surtout le sang. On ne bouge pas, pourtant tout est en mouvement : on transpire, on sue de cette immobilité comprimée d'élan.
Il n'y a pas de muses là-dedans,  il n'y a pas d'exaltation romantique. Là, je me sens paysan, paysan de ma Creuse attelé à ma charrue. Un paysan qui baisse la tête pour éviter de voir la longueur des sillons qu'il faudra retourner, la longueur des jours qu'il faudra supporter.
Tenir le texte, c'est tenir la distance, l'infinie distance, la tenir à bout de bras, à bout de rêve. Écrire, c'est labourer, avec lenteur et détermination. C'est labourer son corps, sa chair, sa mémoire. C'est appeler la rêverie, n'en recevoir que la poussière, surtout ne pas s'en contenter. C'est vouloir le plus, le mieux, le toujours, l'irrévocable. C'est savoir notre finitude, mais continuer à croire en l'éternité. C'est ne rien lâcher, même dans l'abandon. Ne rien lâcher. Tenir. Tenir la note et le texte, comme on tiendrait la main de l'amoureuse.
Parce qu'écrire ne nous sauve pas, pourtant les mots nous secourent quand ils viennent à nous. Ils nous mettent en sursis, en espérance. Puisqu'écrire, c'est rejoindre, rejoindre l'inconnu qui nous appelle. Puisque c'est répondre au cri inconnaissable par un cri inconnu. Puisqu'écrire, aimer, c'est le même chemin. Puisque celui qui écrit, quelle que soit sa situation, est en état d'amour. Même s'il ne le sait pas. Écrire, c'est aimer, c'est témoigner de notre solitude, puis l'encrer pour l'offrir, c'est poser une forme là où il n'y avait que chaos, et célébrer le manque puisqu'il est promesse. Oui ! Écrire, c'est le sacre du manque, du mouvement qui exige que l'on le dépasse pour le prolonger dans les flammes de notre désir.
Au départ, c'est une musique. Je ne sais pas d'où elle vient, mais elle me traverse, alors j'essaye d'y accrocher des mots. Elle doit venir de loin, de plus loin que moi, j'essaye simplement de lui faire assez de place, je consens simplement à ce qu'elle me dévaste, et je pétris.
Chaque texte est une mélodie et l'impossible tentative de la dire.
C'est le temps de la fin. À l'intérieur, le son se fait plus doux, plus calme. C'est à nouveau une grande étendue. Large. Lumineuse. Sereine. C'est le temps de la fin, de l'effondrement, de la défaite et de la joie. C'est le temps de l'amour, du manque lumineux. C'est le temps de la plus grande solitude. Immense comme un soleil. Immense comme un grand champ de neige.
C'est le temps du silence grave, presque solennel. Le temps de la paix.
On peut éteindre l'écran, on peut partir, on peut mourir, puisque plus rien n'a d'importance hormis le ciel qui couronne notre prodigieuse ruine... N'être qu'un errant dépourvu de lui-même.
Le texte peut se défaire. D'ailleurs, il est déjà défait...
L'effacement, absolument.

Franck.

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