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J'irai marcher par-delà les nuages
12 juin 2005

Les Châtaignes au lait....

Elle s’appelait Simone. Elle a vécu au siècle dernier. Je garde en mémoire le souvenir d’une femme forte, solide, digne, joviale, traversant la vie dans une solitude rayonnante. Simone. Ma grand-mère. La mère de ma mère. Une femme ordinaire, comme il en existe beaucoup. Ordinaire et exceptionnelle à la fois. Et mon regret, aujourd’hui, est de n’avoir rien vu, rien compris. Pas assez aimé. Il y avait en toi, Simone, quelque chose d’absolu, une conviction simple et irrévocable qu’il fallait marcher quelle que soient les embûches ou les fatalités. Tu étais sans illusions et pourtant tu étais éclatante d’espérance. Droite, toujours droite et volontaire, remplie d’audace sereine et de courage. Le courage, je crois que c’est toit qui m’a appris ce que c’était. Le courage sous toutes ses formes, physique, moral et même spirituel. Et il t’en a fallut du courage.

En Creuse, dans la ferme de tes parents il y avait deux vaches, et les terres sur lesquelles ils s’épuisaient ne leurs appartenaient pas. Toi tu cueillais les mûres et les champignons et tu refusais de parler patois. Tu avais de l’ambition ; oh, elle n’était pas démesurée cette ambition, tu voulais simplement quitter cette ferme trop étroite et cet horizon de misère. Tes parents n’avaient rien mais ils t'ont légué ce qu’ils avaient : l’humilité, la ténacité, un sens puissant de la dignité, savoir dire oui et savoir dire non, la pratique du silence et un bon appétit. Avec ça tu étais armée.

Tu y as vécu à la ville, Limoges, (un jour il faudra que j’en parle de cette ville) tu t’y es mariée ; un bon mari, gentil, simple, fonctionnaire et de santé fragile. Lucie est arrivée très vite, mais elle n’a vécu qu’une seule année. Plus tard, au cimetière, quand le caveau fut ouvert, tu me montras le tout petit cercueil abîmé : " C’est ma petite Lucie " tu diras les yeux pleins de larmes. Et puis il y a eut Suzanne, ma mère. Une tempête de soleil dans ta vie. Un ouragan de bonheur. Tu es devenue épicière, mais ce n’était pas suffisant, alors tu as appris la coiffure. Dans la petite boutique aux deux enseignes tu servais du lait ou des pommes de terre entre deux rouleaux et une couleur.

A la libération, tu les as vu arriver, tous ces résistants de la vingt-cinquième heure. Ils étaient, fous de rage, ivres, hurlants, ils étaient presque cent dans la petite cour, ils avaient des armes et il poussait leur trophée devant eux. Ils avaient gagnés la guerre, alors ils avaient le droit de prendre une femme et de la déshabiller, parce que ils étaient courageux, parce qu’ils étaient des hommes, et parce qu’une femme c’est dangereux. Une femme seule et cent hommes, il faut imaginer le tableau. Ils voulaient que tu la tondes. Toi devant la porte, seule au monde, et cette femme nue. Tu m’as dis, la colère qui t’a prise à ce moment là, une colère de montagne. Non, tu n’avais pas peur. Moi, vivante vous ne la toucherez pas, et surtout pas avec mes ciseaux. Et puis, tu as crié, insulté, tu ne te souvenais même plus de ce que tu leur avais dis.

Et celle-là, tu l’as prise, tu l’as fait entrer dans ta petite boutique. Foutez le camp ! Et ils sont partis en râlant. Et ils sont partis parce qu’ils étaient courageux. Celle-là tu l’as prise, tu l’as serré dans tes bras, tu l’as habillée.
Mais la haine dans les yeux de ces hommes tu t’en ais toujours souvenu.

Et, Marcel, ton mari, est mort. Tu avais cinquante ans. Alors tu t’ais dis ma vie commence là. Pour toi les hommes c’étaient finis. Mais seule, ta fille mariée, tu voulais vivre, prendre des risques, sentir bouillir ta vie. Alors tu as plié les gaules. A nous deux la capitale. Seule tu es partie. Avec en poche les quelques argents que t’avait rapporté la vente de ton petit commerce bicéphale. Pas grand chose mais assez pour commencer à t’endetter. Tu as acheté un petit meublé dans le 14ème , rue du Château. Et tu t’es découvert un don jusque là inconnu, tu savais d’instinct quand il fallait acheter et quand il fallait vendre. Un petit Tapi à ton échelle, sauf que toi, tu ne licenciais personne. C’est comme ça que tu as pu acheter un petit hôtel près de la place Clichy. Là, je m’en souviens, je devais avoir trois ou quatre ans. Rue du Mont Dore. Tu étais dans toute ta splendeur. Mes parents eux aussi étaient à Paris. Souvent c’est toi qui me gardais. Malgré l’imprécision de mes souvenirs, je garde de ces instants passés avec toi dans cet hôtel, un souvenir lumineux. Il y avait une quarantaine de chambres, et tu étais seule pour faire tourner ta petite entreprise. Je me souviens, des petits déjeuners le matin, le premier coup de feux, le nettoyage des chambres, le second coup de feu, tu avais une seule petite femme de chambre pour t’aider le matin, venait ensuite le lavage des draps. Ca s’était ta tache. Ton truc. Je t’ai vu des heures et des heures penchée sur cette grande baignoire : laver, rincer, essorer des monceaux de draps. C’était sans fin, ton corps sentait la lessive et des mains étaient toutes fripées comme un buvard trop imbibé. Ton dos te faisait mal, mais tu y allais de bon cœur. Des années cela a durée, et tous les jours son lot de draps plein d’histoires à laver. Le soir tu repassais, jusqu’à épuisement. Je crois que jamais je n’ai t’ai vu effondrée, fatiguée ; au contraire j’ai le souvenir d’une femme plein d’allant, toujours le sourire aux lèvres. Plaisantant avec ses clients, les habitués surtout.

La politique ne t’intéressait pas, pourtant tu accueillais chez toi une foule de gens bizarres, des réfugiés, surtout des yougoslaves, ou des tchèques, des étudiants sans le sou, ou des marginal, des peintres, des écrivains. Ce n’est pas avec eux que tu faisais fortune, tu disais ça en riant, avec des yeux pleins de malices. Pour eux tu étais madame Simone. Et ces gens te respectaient. Quand on est enfant le respect c’est un truc qui se voit, qui se sent. Tu étais dans un quartier un peu chaud, alors tu as connu aussi deux petits macs, Pierrot et Charlie. Mais tu ne voulais pas que ton hôtel soit un hôtel de passe. Alors tu leur as expliqué. Et comme les autres, les deux petits macs t’on respecté. Tu n’étais pas prude, mais tu avais ta morale, et ta morale te disait que ce n’était pas bien de faire travailler des filles. Quand il venaient ils se tenaient bien. Tu jonglais avec ton livre de police, d’ailleurs même les policiers du quartier t’aimaient bien. Alors ça t’arrangeait pour tes petits réfugiés. Souvent Charlie venait saluer Simone, il était accompagne de Brigitte. Brigitte c’était ma récréation. Elle sentait bon, on aurait dit une fée (habillée plus court). Pour l’éloigner un peu de Charlie, Simone demandait à ce que Brigitte s’occupe de moi. Nous partions alors en promenade tous les deux. J’ai encore le souvenir de la chaleur de sa main. Elle me prenait au cou parfois pour m’embrasser sans raison. On s’aimait avec Brigitte. Le soir quand on revenait, je restais accroché à sa jupe. Je l’aimais Brigitte. Elle était belle comme une grande sœur.

Et puis Simone a du vendre cet hôtel, a contre cœur, mais elle n’en pouvait plus, quatre à cinq heures de sommeil pare jour à plus de soixante ans ce n’était plus possible. Alors elle a acheté un autre petit meublé. Elle menait seule ses petites affaires, elle ne demandait à personne un avis qu’elle n’aurait pas suivi.
Elle a eu quelques année de répit, elle travaillait moins.

Et puis il y a eu la maladie de maman. Le Cancer. Six mois cela aura duré. Tu as vu ta fille partir chaque jour un peu plus. Alors j’ai vu ce qu’était le vrai courage. Le vrai désespoir et le vrai courage.

A la fin elle ne ressemblait plus à rien. Avant d’entrer dans sa chambre, tu te remaquillais, tu te recoiffais, tu respirais à fond, tu accrochais un sourire et tu poussais la porte. Et tu restais là, avec elle, parlant de tout et de rien, acceptant avec bonheur les rebuffades de sa part, tu étais devenu son souffre douleur. Et chaque jour tu l’aimais un peu plus. Quand tu sortais de cette chambre, tu t’effondrais. En larmes, en malheur, tu t’éloignais pour crier parfois, en une fraction de seconde ton visage prenait mille ans. A la fin tu ne dormais plus, tu ne mangeais plus, tu veillais assise à coté de sa chambre. Je te jure mamie, tu étais belle dans cet amour désespéré, c’est chez toi que j’ai puisé de la force, et de l’envie de vivre. Oh oui, tu étais belle….

C’est un an après sa mort que nous avons vécu ensemble. C’était l’année de mon Bac, j’étais admis dans un cours privé à Paris. Donc c’est toi qui m’as accueilli. Un an ensemble, j’avais dix-sept ans et toi soixante-quatorze. Pas simple la confrontation des générations. Tu as pris ce défi comme les autres, à bras le corps. Tu as été d’une abnégation et d’un amour sans faille, je n’étais pas très agréable à vivre mais jamais tu ne t’es découragé. Cette année passée avec toi reste gravée dans ma mémoire. L’appartement était petit, moi je dormais sur le canapé du salon, le soir je lisais Sartre, Camus, j’écoutais Chopin et Debussy, ou j’écrivais de longues lettres à une jeune fille qui n’y répondait jamais. Toi, après le repas tu t’éclipsais dans ta chambre.

Souvent la nuit tu ne dormais pas. Tu pensais à ta fille morte, parfois a la petite Lucie, mais c’est Suzanne qui t’empêchait de dormir. L’angoisse et la douleur te serraient la poitrine à la faire exploser. Alors tu te levais et tu marchais autour de ton lit. Des heures à marcher dans la nuit et la douleur. Tu ne voulais pas faire de bruit à cause de moi à coté. Tu marchais en silence, en pleurant, tu marchais dans ta vie de souffrance. Moi, j’entendais parfois le plancher craquer. Je savais ce qui se passait. Un jour tu avais dis à quelqu’un : " La nuit je ne dors plus, j’ai son image en moi, là, devant les yeux, c’est impossible, alors, vous comprenez, je marche. Doucement je ne veux pas le réveiller… ", J’avais entendu. Alors je savais pour les bruits de parquet. Ca craquait, un peu, comme un cœur qu’on écrase. Vous savez, quand il y a beaucoup, mais beaucoup de chagrin. J’ai encore ce craquement dans la tête. Pour moi le courage d’une femme, c’est ce craquement de plancher dans la nuit, dans le silence. Au matin il n’y paraissait rien, elle m’apportait un café " Tiens mon chéri… tu peux le boire ce n’est pas très chaud…" Et moi je savais la nuit quelle avait passé. On ne se disait rien de tout ça. Il fallait continuer. Alors on continuait. C’est là que j’aurais pu lui dire que je l’aimais. Mais à dix-sept ans on est juste un peu con. Quand j’ai eu mon Bac, j’ai vu une joie et une fierté dans un regard que je n’ai jamais revue nulle part. Les yeux brillent, ils sont des océans. Pourquoi je ne t’ai jamais dis à quel point je t’admirais ? Pourquoi ?

Mon père est venu s’installer à Paris. Naturellement tu t’es occupé de lui. Pourtant tu ne l’aimais pas. Il avait trahi ta fille. Mais tu lui as dis que tu le faisais pour moi. Tu as été la seule à lui tenir tête, pendant des années, tu as fais ses courses, lavé son linge, fait son ménage, sans jamais céder d’un pouce sur une reconnaissance qu’il te demandait : " Je ne vous aime pas Jean, je fais ça pour Franck et ma Suzette, pas pour vous.. " Chaque matin elle traversait Paris en métro, pour s’occuper de l’intendance de mon père, le veuf joyeux, chaque soir elle repartait chez elle à la nuit tombée. Jusqu’à quatre-vingt ans. Simone, elle était comme ça, entière, droite, digne. Elle savait l’être pervers qu’il était, calculateur, paranoïaque, rien ne l’impressionnait. Un jour ils se sont accrochés, elle lui a dit tout ce qu’elle avait sur le cœur. Elle était droite devant son nez. Elle n’a rien lâché, elle n’a pas tremblé. C’est sans doute la seule fois où je l’ai vu reculer. Lui. Battre en retraite. Lui. Même dieu ne lui faisait pas peur, d’ailleurs elle l’avait laissé tomber dieu. Elle a trop vu mourir les siens, elle a trop vu mourir son sang, alors dieu il faut comprendre, ce n’est pas possible.

Elle est partie cinq ans plus tard, en douceur. Par épuisement. Sur son lit de fin elle souriait beaucoup, les infirmières l’aimaient bien Simone. Elle leurs racontait des histoires sans queue ni tête, mais toujours avec un bonheur dans la voix.
Et quand elle me voyait c’était de la joie à l’état pur. Il y avait quelque chose dans ses yeux que je n’ai jamais revu.

Je l’ai toujours connu seule, parfois son amour était envahissant, mais sonnait clair comme une source.
C’est quand tu es partie que j’ai compris que je perdais un être exceptionnel.
C’est toi qui m’as appris ce que c’est qu’être digne, droit, courageux. Rien ne te fut donné, rien ne fut facile, mais tu as su aimer avec débordement, la vie, et les tiens.

Comme quand tu mangeais des châtaignes au lait. Tu en avais plein la bouche. C’était un plaisir de te voir, dans cette gourmandise à l’état brut. Tes yeux brillaient d’une malice désarmante et mystérieuse, presque enfantine….

Franck

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Commentaires
C
...Si j'écrivais à propos de mes grands-mères se serait bien différent. Elles avaient leurs "préférées" (et dans leur cas le faisait bien sentir) et ce n'était pas moi. Je crois qu'elles m'aimaient un petit peu quand même, enfin, je veux le croire. C'est dur de ne pas se sentir aimé quand on est enfant, j'avais déjà mon père...Ton texte est très beau mais que de tristesse il réveille dans mon coeur! Quelle magnifique portrait de femme tu peins-là. Il faut dire qu'elles ont connu deux guerres, c'est peut-être pourquoi elles se devaient d'être plus fortes que la vie, plus grandes que les hommes.<br /> <br /> J'aurais aimé connaitre une femme comme celle-là.<br /> <br /> Bises Chris
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F
Je viens de voir tous vos beaux commentaires et maintenant c'est moi qui suis ému, troublé.<br /> Merci du fond du coeur, a toi Arcadia, toi le Chantdu pain, toi, Coumarine qui vient de faire un beau voyage, à toi Alix et à toi Amélie.<br /> Brusquement je me sens bien entouré. Ce texte, je l'ai écrit hier, dans l'urgence, ce matin j'ai hésité avant de le mettre en ligne... et puis voilà, tant pis pour les imperfections...<br /> Vraiment, vraiment merci à tous, vous avez une lecture généreuse et pleine de tendresse.<br /> Je vous embrasse tous.<br /> Franck très emu.
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A
et bêtement je me retrouve à sentir les larmes couler, à envier cette montagne d'amour cotoyée pendant tant et tant d'heures...
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L
Un bien bel hommage et beaucoup d'émotions dans tes mots; Ils sont forts quelque soit le sujet, tu donnes beaucoup de toi, sois en remercié.
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C
coucou Franck<br /> Tu vois? dès mon retour je suis venue me nourrir à tes textes...merci pour celui-ci<br /> Il y a plein d'émotion en moi, tu sais<br /> Je t'embrasse Franck
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