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J'irai marcher par-delà les nuages
15 juin 2005

Les mots croisés de Scipion....

Nous avons passé les derniers mois de sa vie ensemble. Un hasard. J’aurais du être loin. Mais j’étais là, un petit appartement pas très éloigné du sien. Je prenais mes repas avec lui. Le midi et le soir. En silence les repas. Le plus souvent. Dans sa cuisine, chacun à un bout de la table. Lui et moi, face à face. Jean et Franck. Le père et le fils. Deux miroirs face à face. Deux images irréelles. Il parait que nous nous ressemblions, physiquement. C’était vrai. Un jour on l’a pris pour mon frère, ce genre de remarque le flattait. Moi, cette ressemblance me donnait la nausée. Au moment où l’on se retrouve, comme ça, face à face, on ne sait pas que ce sont les derniers mois de sa vie. Lui, devait s’en douter. Enfin, je crois. Entre nous, le silence, plein, compact, il n’existe aucun espace. On s’est déjà tout dit, plusieurs fois. Et puis, je n’ai plus envie de lui parler. De toutes les façons, les mots n’arriveraient pas à traverse ce silence trop écrasant, trop épais, trop dense, trop solide. On était au bout de la route. On avait tout épuisé, seul le silence avait résisté. Ses journées étaient vides, sauf son verre qui lui était plein. Et le soir, c’est lui qui était plein. Histoire de vases communicants. Chez lui il n’y avait plus que les vases qui communiquaient. Les vases. La vase. La boue. La haine. La rancœur. Je voyais tout ça dans ses yeux, ses gestes, la crispation du visage, cette rigidité du corps. Soixante douze ans, pas très vieux pour notre époque, et encore bien conservé. L’alcool conserve. La haine aussi. Comme la rancune et la colère. L’alcool et la haine c’est la même chose, c’est le même mot. Au départ on se hait soi-même, après on hait les autres. On est en face l’un de l’autre. Il ne mange pratiquement plus rien. Plus d’appétit. Tu m’étonne, avec ce que tu bois. Avec ce que tu ressasses toute la journée toutes ces détestations, ça nourrit. Je ne t’aime pas, je ne te maudis pas, je suis simplement prisonnier d’un lien. Être, ta mère ça a été un long apprentissage du désespoir, être ta femme un long apprentissage d’avoir été méprisé et de la peur, être ta sœur un long apprentissage de la trahison, être ton fil… qu’ai-je bien pu apprendre avec toi ? J’ai envie de répondre : rien. Mais en fait c’est la colère qui parlerait à ma place. Chez nous ce n’est pas les Ténardiers . Chez eux les choses étaient claires. Sordides, mais claires. Chez les choses étaient discrètes. Invisible pour l’extérieur. Ton truc à toi, c’était le pouvoir. Posséder les gens. Tu cherchais les faiblesses et tu appuyais dessus. Au départ tu appuyais un peu, après tu appuyais très fort. Mais c’était trop tard. Tu aimais être fort en humiliant les autres. Comme tu étais intelligent et patient tu arrivais toujours à tes fins. Dans la cuisine désormais il n’y avait plus que nous deux. Janine ta dernière compagne, ne mangeait jamais avec nous. Elle t’allait bien celle-là. Pourtant comme les autres tu la méprisais, tu disais en parlant d’elle : " Janine , c’est un insecte…. ".
Tu écoutais la radio. France-inter. Et tu faisais des mots croisés. Et là, tu m’épatais toujours. Même bourré, tu y arrivais. Ceux de Scipion dans Paris-Match. Non, au départ ce n’était pas les Ténardiers. Tu étais ce qu’on appelle un père sévère, parfois tu avais la main lourde. Mais rien de plus que dans beaucoup de foyers. Trois ou quatre fois tu as frappé maman. Mais ce n’était pas tous les jours. Ta violence à toi était d’une autre nature : tu taisais les gens. Tu te mettais à ne plus leur parler. Une fois, j’avais dix ans, non, onze tu ne m’as plus parlé pendant deux mois. Pas un seul mot. C’était un jeu pour toi. Mais je peux te garantir que là, il y avait une vraie violence. Tu faisais du dressage. Tu n’étais pas un frustre, pourtant, jamais un geste d’affection, jamais un mot d’encouragement. Sur toutes les vieilles photos, pas une seule fois où l’on est tous les trois, toi, maman et moi, comme une famille normale.

Quand maman est morte, c’est là que nous entré tous les deux dans le face à face. C’est là que j’ai été piégé. Captif de ton regard. Je commençais à te connaître, et à savoir éviter le pire avec toi, mais cela m’obligeait à beaucoup de contorsions. Il y avait le " lien ", un ramassis de sentiments atrophiés, pervertis, il m’aura fallu quatre ans d’analyse à raison de trois séances par semaine pour m’en défaire.
Ce que tu aimais en moi c’était toi. Tout ce qui te rappelait toi. Tu écoutais la radio, le soir l’alcool aidant, tu parlais un peu, tu commentais les nouvelles. Tu étais devenu lepéniste et j’étais obligé d’entendre tes conneries et les siennes. J’aurais pu partir, mais dans la vraie vie ce n’est pas comme ça que ça se passe. On reste. Tu étais devenu raciste, et tu me parlais de la race supérieur. Pour le coup c’est moi qui te taisais, mais je restais. Tes yeux étaient rouges d’alcool et de colère, et de hargne, et le soir tu titubais et ta haine sortait dans tes mots. Je mangeais, je te regardais, et je me taisais.
Nous étions arrivés au bout du chemin, pourtant je n’avais oublié aucune de tes insultes, quant à bout d’argument tu cherchais à blesser l’autre au plus profond du cœur ; dans le fond tu me méprisais aussi. Mais toi aussi tu étais prisonnier du lien. D’ailleurs pour te faire perdre, pour te faire échouer j’ai du échoué moi-même. Il a fallu que je me perde, pour te faire perdre. L’âme humaine est complexe. Rien n’a résisté à ton désir de détruire ceux qui t’entouraient. A la fin, nous nous sommes retrouvé face à face, avec l’insecte à coté.
Plusieurs fois tu as dépassé les bornes, plusieurs fois nous nous sommes battus, physiquement. Je me souviens, tu bavais des injures sur moi sur ma femme, c’était insupportable. Je ne le supportais plus.
Chez nous il n’y avait pas de brutalités quotidiennes, il n’y avait pas de misère, il n’y avait pas de choses sexuelles, mais il y avait cette tension insidieuse permanente. Ce rapport de force constant.
Et puis il fallait que tu salisses tout, quand maman est morte, quinze jour avant tu es venu la voir. Déjà elle n’avait plus de force, plus de respiration. Tu es resté trois jours. Pour Noël. Le jour de l’enterrement, tout le monde était effondré. Et toi tu la ramenais plus haut que tout le monde. Tu voulais absolument souffrir le plus fort. Je me souviens de ta phrase : " Avec Suzette, on s’est bien battu, mais on s’est bien aimé, d’ailleurs quand je suis venu à Noël, je lui ai fait l’amour… " Qu’est-ce que tu voulais prouver, pauvre fou ? Crois-tu que j’avais besoin d’entendre ça ? Crois-tu que sa mère, à elle, Simone, avait besoin de ce genre de détail, un jour pareil ? Ne crois-tu pas que tu as atteins un sommet de vulgarité ce jour là ? Je me suis levé. C’est ta sœur qui m’a arrêté.
Donc, à la fin, nous sommes tous les deux. La boucle est en train de se boucler. Tes journées sont les mêmes. Radio, mots croisée, et la valses des verres : après ton café, tu commence à la bière, la bière ça compte pas, deux, trois, quatre ; midi, porto une bouteille tous les trois jours, du vin quand même pour faire passer tes deux sardines. Sieste. Puis, bière, une, deux, puis un porto pour faire passer le goût de la bière. Puis à dix-huit précise la soirée commence. Ricard. Mais pas des Ricard de fainéants. Tu appelais ça des " soupes ". Un, deux, trois… Et chaque jour la même choses.

C’est en allant chercher ton ravitaillement que c’est arrivé. Dans tes sacs, que du liquide, Tu étais trop pressé ce jour là. La soif, qu’est-ce que ça fait faire ! C’était un lundi. Tu as fait un léger malaise dans la rue. Samu, hôpital. Je suis là quelques instants après ton arrivé. Tout semble aller bien. Sauf, cette petite toux. Mardi la toux s’aggrave. Je m’inquiète au près de l’interne, la veille j’avais signalé sa dépendance à l’alcool et à la cigarette. A vingt heure quand je pars, il est mal. Déjà intubé. A une heure du matin l’hôpital m’appelle. C’est fini.
J’ai fais ce tu m’avais dit de faire dans ce cas là. Le feu. Et tes cendre dans la baie de St Raphaël. Et puis j’ai désobéi. La moitié seulement. L’autre moitié je l’ai amenée en Creuse, là où est maman. Je me suis dit qu’elle avait deux trois trucs à te dire, et que vous n’aurez pas assez de l’éternité pour vous expliquer.

Le lien était coupé. Non, pas vraiment. Le lien ne se coupe jamais totalement. Je continue de l’user. Là encore, en écrivant ces mots.
Je crois que je ne t’aime pas papa. Même avec le temps je n’y arrive pas. S’il y avait quelque chose à te pardonner je le ferais, mais je ne trouve rien. Alors on en restera là. Je n’ai pas de haine, pas d’indifférence, pas de sentiment. Quand je regarde en arrière pour considérer mon enfance. Je ne vois rien. Un long tunnel noir et gris. Pratiquement aucun souvenirs. Un long ennui. Une longue solitude impartageable. Et cette difficulté à rencontrer les autres. Mais je me soigne papa, j’écris des trucs, c’est pas terrible, mais cela met un peu de lumière sur les choses et le monde. Tu vois papa, j’ai quarante neuf ans et je me sens intact. Il y a des jours où au détour d’un mot je me sens heureux. Je ne suis pas celui que tu aurais voulu que je sois, mais ça cela me rassure un peu. Je vais te dire, je ne suis rien, mais mon cœur bat, et chaque jour j’ajoute un pétale de plus à la fleur de mon âme. Tu ne m’as pas appris l’amour, mais ne t’inquiète pas, pour cela il n’y a pas besoin de professeur, il suffit de se dépouiller un peu et de s’offrir au vent, à l’orage, et chaque jour j’aime un peu plus, c’est parfois troublant, désarmant, même douloureux à certain moment, mais plus le temps passe plus je suis léger. Parce que ce que tu ne savais pas, papa, c’est que j’étais un ange. Et que j’ai besoin du ciel et des étoiles. Tu m’as vendu un monde irrespirable. Et sur bien des aspects tu étais dans le vrai, mais le mien de monde, est un vitrail ruisselant, une source d’eau fraîche, il est fait de quelques prières qu’on jète en l’air pour fabriquer des étoiles, il est fait de rien mon monde, il n’a pas d’épaisseur, pourtant le sang qui le traverse est rouge comme un feu de St Jean. Je ne te dois rien, puisque la vie qui me reste j’ai du la réinventer. A part les mots croisées de Scipion. Que je fais de temps en temps avec rage. Rien, puis que je suis mort une fois, et que là c’est du rab. A part les mots croisés de Scipion. Le reste du temps je les décroise les mots, je rajoute un peu de lumière, quelques notes de musique et je les laisse s’envoler. Pas besoin de grille pour les tenir en respect, pas besoin de définition pour les dire ou les trouver, tu comprends, mes mots sont libres, certains s’envolent, d’autres flottent, ils sont ni horizontaux, ni verticaux, ils sont dans tous les sens, dans les yeux, la bouche, les doigts, les oreilles, et chacun d’eux chante chaque jour un peu plus l’amour, et les plus beau sont les plus silencieux, on ne les prononce pas, on les murmure à peine, on les laisse courir comme une longue caresse qui chercherait la peau d’une amoureuse. Mes mots ne sont pas les tiens, même s’ils saignent c’est leur propre sang qu’ils offrent ; les tiens provoquaient des blessures et les miens sortent de celles que tu as faites. Tu t’appelais Jean, et comme lui au début c’était le verbe, et comme lui à la fin c’était l’apocalypse. Moi je n’ai plus de nom. Et certains jours je les ai tous. Et tout va bien. Je ne suis plus de toi. Je suis d’une errance.

Franck

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Commentaires
F
Merci Lechantdu pain, c'est vrai, cela est parfois difficile de trouver le souffle, mais c'est vital aussi, alors les mots portent chacun, comme ils le peuvent cette part de demain, cette part de soleil...<br /> A bientôt<br /> Franck
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L
oops... "qu'ils soient" bien sur. Désolé.
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L
oui Franck, restent les mots qu'ils soit croisés ou pas. Mais toi tu y rajoutes un souffle particulier... Tu les écris, tu as du les dire, ta porte de sortie est belle Franck, même s'ils ont l'air d'une prison.
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F
Oui, Coumarine je suis sûr que les mots sauvent en partie nos existences, je crois en leur pouvoir, d'aveux, de rémission... les prières, les chants, les poèmes, ce sont des mots d'amours jetés au hasard avec comme seul espoir de les voir fleurir...<br /> Bises Coumarine<br /> Franck
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F
Chris ton commentaire est très émouvant,... je voulais dire aussi la banalté de certaines choses... il existe tellement de situations plus violentes encore... l'inceste, la misère ... mais une blessure est une blessure, quand elle saigne c'est du sang de vie qui s'en échappe...<br /> Tendresse Chère soeur.<br /> Franck
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