La jetée...
En parlant de pont, j'étais sur la jetée, un pont coupé en deux entre deux pays, car vu l'importance de la distance, les constructeurs de la jetée se sont dit : "on n'y arrivera jamais". Donc le pont est devenu une jetée. Quelque chose qui pénètre l'océan. L'image n'est pas innocente. A Calais il y avait du vent, beaucoup de vent, et cette ambiance sucrée que possède le Nord. Vous vous dites : "sucrée ?" Ce n'est pas n'importe quoi c'est ce que je pense. Enfin non, c'est l'effet que ça me fait, à mettre au passé, lorsque je m'y rendais. Calais. Il y a toujours des pêcheurs et des gens qui viennent sur la jetée. Ils sont habitués, en couple, rarement seuls. On voit plus de couples que de gens seuls. Peut-être que seul ça n'a pas d'importance. La solitude n'a pas envie d'aller se balader sur une jetée, avec ce vent. Et voir l'eau au bord, polluée, par les algues et les sachets plastiques. Les marchands de glace, on les dévalisait. On se disait : les glaces italiennes sont délicieuses. Beaucoup de gens en raffolent. Je le regardais et à l'époque je croyais évidemment que c'était lui. La bonne personne. Le romantisme est une belle garce. J'étais avec lui. Devant la jetée. Et nous étions bien ensemble. Mon chien venait de mourir subitement, mon labrador, j'étais bien avec lui. J'avais besoin de réconfort, et il était là pour me le donner. Gratuitement. Cependant, j'étais aveugle. Je ne voyais pas tout. La jetée n'aime pas beaucoup le vent. C'est fragile vous savez ces choses-là. Les ponts, les jetées, les passerelles. Ou les métros londoniens. On ne dirait pas comme ça. Mais d'un coup de vague et hop : vous vous retrouvez SDF sans plus rien, vous avez faim et votre famille est portée disparue. J'ai vu ça à la télévision. En parlant de pont, Franck n'a pas pensé à la jetée. Sur laquelle un gamin était assis près d'un baril rempli de crabes vivants. Il avait des taches de rousseur ce gamin, des dents de lapin, il était objectivement laid mais amusant. Il pêchait. Il avait quelque chose de misérable, les gens du Nord le portent sur eux. Un peu comme moi, quelqu'un m'a dit un jour : "tu es belle avec cette tristesse dans le regard". Je n'avais pas réagi je crois plus à ces faux compliments sordides. Je ne réagis pas toujours au mensonge. Des fois, on est trop fatigué. Et puis le mensonge se montre parfois sous un jour tellement bête, qu'il est inutile d'en rajouter. C'est éclatant. La jetée n'est jamais fatiguée Franck. Franck. Et tu sais quoi ? La jetée, si elle pouvait parler. Elle dirait le nombre de Ferry qu'elle a vu passer. Les couples se tiennent, l'un contre l'autre, le vent est dur, froid, sec, marin, comme vous voulez, salé surtout. Salé. Normal. Il faut être né là-bas pour comprendre. La différence entre le Nord et la Bretagne. Par exemple, car les Bretons sont spéciaux, m'a dit je ne sais plus qui. Sur la jetée, on mangeait donc nos glaces italiennes, à la pistache, coulis fraise et vanille, lui chocolat. Quand j'y repense aujourd'hui je me dis : c'est pathétique. Dans le sens navrant. Mais à l'époque il était beaucoup pour moi. Il était l'amour. C'est resté un ami cet homme-là. C'est resté un ami qui s'est bien débrouillé pour avoir fait un enfant d'ailleurs. La graine a été déposée, maman est venue la chercher. La jetée est toujours en train de se disputer avec l'océan. Toujours, il faut qu'il y ait la jetée qui ne soit pas d'accord. Des fois elle est d'accord. Des deux, je ne sais pas lequel vit le plus dans le faux-romantisme de l'amour, le genre étranglement émotionnel, nous sommes liés à jamais, tout est rose entre nous deux et nous avons des ailes dans le ciel, la la. C'est surtout entre deux personnes que la perversion pointe le bout de son nez. C'est clair. Bon je vais vous dire la vérité au lieu de raconter n'importe quoi : Franck m'a permis de venir ici parce que, ici, ben, en fait, il m'accueille. C'est quelqu'un qui sait lire Franck. Nous n'écrivons pas les mêmes choses, on pourrait croire que c'est assez contraire. Mais il m'est arrivé quelque chose : j'ai eu des contacts pour l'édition de mon recueil de poèmes et j'attends une réponse et c'est assez invivable comme situation. Je n'attends pas de réponse positive, mais en fait, j'attends. Donc en lui parlant j'avais besoin, en fait, de l'entendre me dire que c'était vivable. Nous avons tous besoin d'être rassuré un jour ou l'autre. Je vois ça tous les jours, il existe même des malades mentaux qui ne voudraient que ça dans la vie, être rassurés. Car quoique vous en disiez, votre monde n'est pas rassurant. C'est vrai ce que je dis là. J'arrête pas de le dire. Ce n'est pas grave de le dire, ça ne plombe pas le blog de Franck, la vérité n'est pas exceptionnelle et je vois tellement de gens qui ne voient pas ou d'autres qui ont tellement peur de le dire aux autres que je suis bien obligée à ma façon, minuscule, de le dire. On me demande souvent pourquoi j'écris comme ça, on me dit : "le monde n'est pas comme ça, ça va en fait, c'est l'histoire de l'humanité, depuis l'aube de l'âge de pierre". Ils sont hallucinants. Ils n'entendent pas ce qu'ils disent, vraiment. S'ils entendaient, forcément, ils n'existeraient plus. Sur la jetée je n'étais pas très à l'aise, c'est vrai. Mais je l'oubliais j'étais avec lui. Je l'aimais. L'apôtre, comme je l'appelle aujourd'hui. Aujourd'hui ça me fait bien rire. Le désarroi est quelque chose qui existe. Récemment, une femme m'a dit que je n'avais pas le droit d'évoquer la parole du Christ et de la mêler à ma sordide existence. Il existe des gens qui au nom de l'amour soi-disant, ou du faux-romantisme de l'amour sont incroyablement haineux. J'ai écrit il me semble à plusieurs reprises que c'était de la littérature. Ce que je faisais. Mais les gens n'aiment pas les littératures qui s'écrivent au fil des pensées intimes. Pourquoi ? Parce que ça nous ramène au mensonge ambiant. La jetée avec toi l'apôtre, je te parlais de tout ça, et tu m'avais dit : laisse-les, viens dans mes bras. Aujourd'hui c'est un homme que tu prends dans tes bras, et je suis bien contente que tu m'aies quittée : nous étions faits pour être amis. Avec Franck, je ne sais pas, l'amour serait possible mais il a tellement d'admiratrices, aux étranglements émotionnels certains, je ne sais pas avec laquelle il est le plus lui-même (humour, blague, plaisanterie, je plaisante, attention). Le plus important c'était que je l'aimais. Jean. Et que parfois, j'adore remercier les gens. Je n'aime pas leur souhaiter une bonne journée, ou une bonne année, ou un joyeux Noël. Je ne sais pas pourquoi. C'est l'impression du rite, certainement, que je trouve indécent. Mais merci, c'est pas mal. Ou alors : tiens, je te l'offre. C'est un cadeau. Encore meilleur.
C'était gentil d'être là tout à l'heure, Franck, au fait. Dans ce texte, la phrase la plus importante est l'avant- dernière.
ANGELINE