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J'irai marcher par-delà les nuages
14 septembre 2005

Cinq cigarettes......

Cette année là j’étais plus à cheval qu’en cours. Tout mon temps libre je le passais au centre équestre. S’occuper des box, des chevaux. Leur donner à manger à boire. Les brosser. Aller jusqu'à la plage, pour que les vagues massent leurs tendons. Cirer, astiquer les selles, les brides. Construire les obstacles pour après les sauter. Je venais presque tous les jours. Ma récompense était de monter. Des cours particuliers avec le moniteur. Cette année là, ce fut des promenades dans le maquis Corse, des galops sur la plage, les obstacles sur lesquels je m’envolais et le dressage. Le dressage était la partie difficile. Dure. Apre. Epuisante. C’est sans doute là que j’ai appris les premières choses utiles.

C’était un temps d’adolescence où la mémoire est encore vierge, où rien n’est vraiment inscrit, où rien ne semble irrémédiable. Le matin on se lève et aussitôt on est dans l’humeur du soleil. Bien sûr c’était un temps où l’amour traversait le corps, mais la trace qu’il laissait était encore supportable.

J’aimais Frédérique. Et elle tournait autour de moi comme un papillon facétieux. J’aimais son rire. Et le clignement de ses yeux. C’était un temps d’odeurs variées et fortes, la sueurs des chevaux, le maquis, les orangers, la fumées des premières cigarettes, les cheveux de Frédérique, et la mer si proche, et le vent du large, et la vie qui poussait dans le sang. Le moniteur utilisait mes bras, mais il aimait aussi m’enseigner. D’abord se taire. D’abord sentir. Laisser monter dans sa chair l’animal. L’écouter, l’entendre. Le voir. Le comprendre. Et l’aimer. Et lui dire qu’on l’aime autrement qu’avec des paroles usées. Lui dire qu’on l’aime, simplement d’un tassement de rein. Simplement d’une tension de plume sur le mors. D’un murmure. D’une longue caresse sur l’encolure. Seul dans le manège, avec Cyrnos. Cyrnos était un drôle de mélange de races. Mais il était beau Cyrnos, fier, joueur. Bai brun. Une crinière noire, et des yeux rieurs. Tout le monde aimait Cyrnos, mais personne ne voulait le monter, son trot était dévastateur. J’aimais Frédérique. J’aimais Cyrnos, dans ce temps d’odeurs d’oranges. Lui, le moniteur, il disait, pas besoin de galoper pour apprendre à monter. Apprend d’abord à marcher droit. Droit et dans l’impulsion. Au pas avec un cheval au travail. Au pas dans la douceur du geste, et dans la fermeté de l’intension.

Cette année là, la police est venue. On les a accompagné dans le maquis. C’est là qu’on a découvert le corps. Avec le fusil. Et le sang. Cyrnos piaffait. Il sentait la mort. Et le désespoir. C’était un temps de jeunesse et de vent. Où rien n’est vraiment inscrit. Sauf ce corps désarticulé, avec la tête dispersée. Et ce sang brun, presque noir sur les rochers blancs, perdu au milieu des arbousiers.

On devient souvent adulte par hasard. Comme ce jour là. Où quelque chose s’est inscrit.

Ils ont enlevé le corps. Puis ils sont partis.

Et je suis remonté là-haut, avec Cyrnos. Et je suis resté longtemps, à coté des roches tachées. Comme obnubilé. Il y avait cinq mégots de cigarettes. Et des allumettes éparpillées. Cinq cigarettes. Le temps d’un courage. Il a du s’asseoir. Et fumer. Et pleurer peut-être. Et attendre. Et avoir la peur collée aux parois du ventre. Une cigarette, et puis l’autre. Et la vie qui défile. Et cette mer si bleue en face. Si désespérément bleue. Puis une autre cigarette, pour faire passer le plomb qui sort du cœur. Et le fusil posé. Peut-être partir, peut-être s’enfuir. Tout recommencer. Il y avait cinq mégots, mais une quinzaine d’allumettes. Le vent sans doute. La peur. Les tremblements. Cinq cigarettes le temps d’une vie. Quand on l’a trouvé son corps avait glissé dans la pente après qu’il eut tiré. Posé comme un pantin. Sa face n’existait plus.

Ce sont les cigarettes que je voyais. Plus que le sans coagulé et noirci par le soleil. C’est long, cinq cigarettes, c’est long et s’est court. C’est rien. Il avait du aimer, ou haïr. Il avait du rêver enfant. Il avait du être un roi dans les bras de sa mère. On n’a jamais rien su de sa vie, de son geste. Moi j’ai dans la mémoire cinq cigarettes, et quelque allumette éparpillées.

C’était un temps d’adolescence, où les amours traversaient nos saisons. Des amours légers comme le vents et bleus comme la mer, là devant.

J’ai repris le pas dans le manège. Droit. Grave. Desserrant les doigts sur la bride. Le corps souple, sans tensions, simplement l’intension ferme d’aller de l’avant. Simplement le désir accroché à l’horizon.

Ecrire c’est un peu ça. Etre dans un geste souple et ferme à la fois. Ne rien tenir et pourtant être là. Droit dans sa parole, engageant sous la masse des chairs de l’animal l’énergie d’un devenir inconnu. Le moniteur disait. Si tu ne l’aime pas tu n’arrivera à rien. C’est un peu comme l’écriture. Il ne s’agit pas de galoper. Etre dans le juste abandon. Tu comprends, il faut de la joie. Même dans la souffrance de tes muscles. Sinon ton cheval s’emmerde. Intéresse-le avec calme, et douceur. Dis-lui dans la vérité de ton geste l’importance qu’il a pour toi. Soi humble, mais fier. Fier de lui. Ne tire jamais sur les rennes, parle lui du bout des doits. Ne le brutalise jamais, fait le rire plutôt. C’est un peu comme l’écriture. Il faut qu’elle monte en toi comme une impulsion souveraine. Il faut que chaque mot soit droit par rapport à ton chemin de vérité. Ne jamais la précipiter, elle doit être ton rire même dans la pire tristesse.

Aujourd’hui ces souvenirs reviennent, comme une marée oubliée. Les cinq cigarettes et les allumettes, et Frédérique, et Cyrnos. Et la mer bleue. Et la vie qui affleure, et la mort, là, tapie. Dans un coin de maquis. Avec sa tache brune. Et l’attente. Et l’écriture. Et cette idée d’être droit, dans l’axe des étoiles. Aujourd’hui ces choses ont déferlées, comme un souffle. Lentement. Un souffle qui me vient, de ces premières choses inscrites dans ma peau comme des énigmes. Ce n’est jamais la bête que l’on dresse, c’est soi et soi seul. Ce n’est jamais l’écriture que l’on travaille, mais elle qui nous ouvrage. Le moniteur disait : entre toi et le cheval, c’est toujours au cheval que je donnerai raison. Et toi là-haut, qui a eu raison de toi ? Avec tes cinq cigarettes. Et ta tête éparpillée.

Parce qu’écrire c’est aussi ça : en avant, droit, et au pas. Même si le galop existe, même si les mots te submergent, souviens-toi de la mesure du pas.

Nous sommes remontés là-haut à cheval. Il y avait Frédérique, le moniteur et moi. A l’approche de la tache, Cyrnos a dresser ses oreilles, et soufflé dans ses nasaux. On s’est arrêté. On a jeté ensemble quelques fleurs d’orangers. Des pétales blancs sur la tache brune. Un peu comme dans l’écriture, quelques mots dénudés sur l’hémorragie du cœur. Quelques pétales blancs, sur cinq mégots de cigarettes. Comme une parole blanchie par l’attente et la peur. Et comme un renouveau et comme une espérance. Et comme un long silence.

Franck

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Commentaires
F
Tu as sans doute raison Ordalie, la distance qu'a souhaité prendre Angéline a certainement fortifié mon écriture... Oui, encore, sur le fait que ces quelques fleurs, n'ont en rien recouvert cette mort scandaleuse. Et les cinq cigarettes n'épuisent rien, c'est vrai... tout juste sont elles une trace... charge à nous d'en faire autre chose.
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J
Bonjour, je vais mieux, cinq cigarettes, ça peut durer une éternité, lourde de question et de conséquences, et de décisions, mais parfois, une sixième redonne un sens à ce qui n'en avait plus, une nouvelle chance de partage, un souffle de vie que pénètre (au-delà de tout poison que pourrait représenter la nicotine et les goudrons), un souffle dans une faille qui vous fait à nouveau espérer et décider de pencher du côté de la vie!<br /> Une cigarette, et puis l'autre, la vie qui défile, avec le tac-tac lancinant des roues du train, et soudain, un regard penché sur vous, une main qui se tend avec la sixième et puis c'est tout et c'est immense!<br /> Bonne journée Franck!
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S
Ordalie , vous parlez très finement , en tout cas .<br /> Enchantée .
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O
j'avais cru suggérer que ta brouille (?) avec Angéline avait dramatisé, fortifié ton écriture ; que si ces fleurs sont un beau geste elles recouvrent mal le scandale de cette mort. <br /> Car quelle pauvre, pitoyable intelligence faut-il pour épuiser en l'espace de cinq cigarettes la question de la vie et de la mort.<br /> Interprétation trop perso sans doute.
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F
Tu n'es pas morte Jubilacion, chacun de tes mots regorge de cette éspérance nouvelle....<br /> "... comme virginité nouvelle, silence où se rassemble les énergies pour une aube nouvelle...pour d'autres luttes, remontée de l'enfer!"<br /> Voilà, c'est ça qu'il fallait voir...<br /> Je t'embrasse<br /> Franck
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