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J'irai marcher par-delà les nuages
19 septembre 2005

Aïcha.....

Me revient en mémoire mon arrivée à Alger. Alger, notre première étape. En fait le voyage commençait réellement ici. Nous étions partis ensembles, parce que nous avions rêvé ensemble d’un voyage. Mais nous ne faisions pas vraiment les mêmes rêves. Lui il était plutôt « Tintin » et moi plus « Petit Prince ». Mais au début ces choses là ne se voient pas. Un an de la même pension nous avait rapproché. Quelques mois de périples nous sépareraient. Mais là nous sommes au début. On ne sait rien de la suite. On est dans la griserie du départ. Des amarres coupées. On est dans la brûlure de nos dix-neuf ans. Dans l’impatience des jours. Des aventures, des découvertes. La seule chose de sûre, c’est que nous ne savons pas quand nous reviendrons et si nous reviendrons. Il y avait de la fuite là-dedans. Mais nous étions à l’âge où l’on ne le sait pas. Où d’ailleurs ce n’est pas grave de ne pas le savoir. Dix-neuf ans, ça suffit comme seule réponse. Et le monde devant nous, dans notre sac à dos. Et nos rêves, même différents. Alger en 1975, ce n’est pas Alger en 1992, ou 95, ou 2000, ni même 1962, ni 1862. En 75 Alger c’est une lumière, et des enfants plein les rues. C’est des odeurs, et un soleil d’hiver qui s’accroche aux balcons et joue dans les linges multicolores.

Cela fait trois jours que nous somme à Alger. Trois jours à défaire et à refaire nos sacs à dos. Trop lourds, trop chargés. Comme si nous n’avions pas réussit à nous dépouiller de nos enfances ou de nos peurs. Comme si à l’intérieur nous avions voulu tout emporter, le passé et l’avenir, la jeunesse et la sagesse. Comme si le bonheur, ou la joie devait tenir tout entier dans nos sacs. Trois jours à tout refaire. Nous logeons dans un petit studio au centre ville. Avant de partir nous avions une adresse. C’est un Français. En 62, il était là. Il a voulu rester. Il est resté. Entre deux cultures, deux pays, deux solitudes. Il se sent bien ici, à Alger. Enfin…. bien… il faut le dire vite. Il se sent mieux. Mieux, qu’avant dans sa jeunesse. Il est ingénieur géomètre. Ca lui permet de voyager dans tout le pays. Immense pays. Débordant de promesses. Avec tous ces enfants qui courent dans les rues. Il vit seul. Parfois il s’ennuie. Mais il est mieux. Quelques histoires de cœurs. Mais il est pudique. Alors il se tait, ici. Il préfère nous parler de l’Algérie, la sienne. Pas vraiment, la sienne, mais un peu. Après le départ des Français, la révolution, l’espoir et tout un peuple partagé entre la joie et la crainte. Il n’aime pas parler politique. En fait, il vaut mieux ne pas en parler. C’est mieux. Il y a eut des blessures, des déchirures, des arrachements, il y a eut des violences. Quand les révolutions soldent leurs comptes….Il préfère nous dire les enfants qui courent, le pétrole qui coule, le soleil, le désert. Il est heureux de nous voir. On ne se connaît pas mais il est heureux. Alors il nous prête son petit studio. Nous on est au début du voyage. Et Alger fascine. On y sent des mystères, des pudeurs, des silences, un feu qui brûle en dedans. Derrière les murs des immeubles. On est en hivers et les couleurs sont belles, douces, elles semblent couler du haut de la ville, elles caressent les façades des maisons, pour venir se mélanger au bleu de la mer.

Le troisième soir il est arrivé avec elle. Elle, c’est Aïcha. Elle voulait voir les deux français. Elle habite dans l’immeuble. C’est la fille des voisins. La grande fille des voisins. Elle hésite avant d’entrer. Elle reste dans l’encadrement de la porte. Elle a peut-être un ou deux ans de plus que nous. Elle est habillée à l’européenne. Il faut comprendre c’était en 1975. Il y a deux ou trois siècles. 1975 est un futur impossible. A Alger les étudiantes se maquillaient, un peu. Elles portaient des jupes, des pulls de couleurs, des bijoux. Elles écoutaient de la musique française à la radio. Aïcha est entrée. Elle c’est assise sagement sur le lit qui était posé à même le sol. Aïcha était belle. D’une beauté juste. Claire. Sereine. Une beauté douce. Gracieuse et à la fois charnelle. Je la regardais sans la fixer vraiment pour éviter de la gêner. Des yeux sombres immenses. Des lèvres sensuelles bien dessinées, une peau de vanille. Aïcha a des formes. De belles formes. Mais elle se tient sagement assise sur le lit, les jambes repliées sous elle. Lui, il fait les présentations tout en préparant un thé. Aïcha est timide. Nous aussi. Moi surtout. Je la trouve belle. Elle ressemble à cette ville. Tout est là, et pourtant on ne voit rien. Comme s’il fallait apprivoiser son propre regard. Comme si quelque chose existait derrière. Derrière les yeux de Aïcha. Derrière sa peau. Derrière son sourire. Avec juste ce petit défaut, deux dents qui se chevauchent, et qui la rend plus belle encore. Une princesse d’orient. Sage à peine cachée par son regard de feu noir intense.

Et puis elle ne peu pas rester. Elle doit remonter chez elle. Mais le lendemain on doit la revoir. Elle n’a pas cours à la fac. Demain elle nous accompagne à Tipaza.

Tipaza nous y arrivons en début d’après-midi. Tipaza, les ruines romaines. Le temps qui se condense. Les ruines juste face à la mer. Morceaux de colonnes, morceaux de temples, pierres usées. C’est en janvier. Il fait presque froid. Dans mon souvenir j’ai l’impression que le soleil se couche à gauche du tableau. Peut-être que c’est ma mémoire qui invente ça. J’ai une impression de rose, d’ocre, d’orange. Peut-être les pierres. Je ne sais plus.  Les autres ont disparus. On est assis sur la même pierre, avec Aïcha. La mer est là, devant. Et brusquement je suis envahi. Une bouffée énorme de nostalgie. Quelque chose qui vient de profond. Dans ces ruines, face à cette mer, il y a un sentiment d’éternel. Tout le monde a ressenti ça. Mais tout le monde n’est pas assis à coté d’Aïcha. Nos bras se touche. On dit des banalités. Je lui dis que de l’autre coté de la mer il y a Marseille, où je vivais quand j’était plus jeune. Elle me dit que souvent elle vient là. Dans ces ruines. A cause d’un sentiment de paix. Comme si seules les ruines pouvaient traverser l’histoire. Une ruine c’est se qui se survit. Après la mort. Après les morts. C’est une trace dans le sang de la terre. Sa voix est chantante, elle na pratiquement pas d’accent. Elle en est fière. Mais je resterais ici. Parce qu’ici c’est mon pays. Peut-être à cause de ces ruines. De toutes les ruines, mais celle-là en particulier. Qui nous racontent une histoire avant notre histoire. Qui nous dit l’infini du temps. Et notre misère, et notre grandeur. Et la beauté des heures. Elle me récite un poème en arabe. Je ne comprends pas, je me laisse simplement bercer par des sons qui ressemble à de l’eau qui coule et qui traverserait les nuages et viendrait s’épandre dans l’eau de la mer. Là, juste devant nos yeux. En haut du cœur, à l’endroit du feu. Elle me dit qu’il est question d’une jeune fille qui tisse un voile de ciel en attendant son berger. Elle me dit que la jeune fille nomme toutes les étoiles, en pleurant, dans l’attente…. Et qu’un jour elle entend des bruits de sonnailles et que son berger apparaît. Redis-le Aïcha. Redis-le, lentement. Et Aïcha le redit. Et Aïcha a une larme au coin de yeux. Et devant cette mer elle se serre contre moi. Et on se tait. Longtemps. Longtemps. Un silence qui vient de loin, qui tourne autour de ces pierres usées. Un silence qui s’est posé sur ses lèvres si belle. Au fond de ses yeux si noirs. Sur sa peau si lisse. Un silence doux, léger comme les heures invincibles. Mes lèvres ont touché les siennes. Nous étions assis sur ces pierres comme deux enfants abandonnés dans le soir. Deux enfants prêts à s’enrouler dans la nuit pour préparer un voyage plus lointain. Assis tous les deux au bord de la mer, que le soir tombant habille d’ombres, de mugissement, de souffle mystérieux. Juste ses lèvres. Nos bouches à peine entrouvertes. Effleurement des langues, juste pour goûter les dernières paroles de l’autre, les aspirer. Juste pour dire l’instant. Pour l’inscrire, sur ces pierres. Pour éclairer les ruines d’un avenir sucré. Un baiser timide. Sans les mains. Juste nos bouches, nos saveurs, nos souffles. Un peu de nous qui s’échange. En fait, tout de nous qui se donne. Dans un baiser ralenti, presque arrêté, enveloppé de pudeur. Des lèvres à peine ouvertes.

Et puis les autres sont revenus. Avec quelques sourires. Nous sommes repartis. Nous sommes passés devant le tombeau de la Chrétienne. Dans un petit port avant Alger nous avons mangé des gambas. Et moi je ne voyais qu’Aïcha. Sa chevelure brune à peine frisée, ses yeux.

Nous nous sommes retrouvés dans le petit studio tous les quatre pour un dernier thé. Elle s’est serrée dans mes bras. Lumière tamisée. Un disque tourne. Ce sont ceux de notre hôte. Drôle de musique. Je me souviens. Alain Barrière qui chante « Ma vie ». Rien n’est grave. On est au début du voyage. Et Aïcha se serre dans mes bras. Nous sommes cachés dans l’ombre du studio. Elle veut connaître nos vies en France, nos sorties, nos occupations, les boites, les cinés, la télé. Elle veut savoir Paris. Et les filles, comment elles s’habillent. Elle veut savoir la campagne et les odeurs. La cuisine. Elle veut savoir notre chambre. Et les rues. Et les cafés, avec la fumée. Les gars, les filles, les amours. Nos corps sont protégés de nos vêtements, comme protégés de nous-mêmes. Nous nous caressons chastement. Nos bouches se donnent plus librement que sur notre pierre de Tipaza. Nos mains osent la peau et osent la chair. Son odeur d’épice se mêle au parfum du thé. Elle regarde nos sacs. Elle sait notre départ. Elle ne dit rien. Je ne dis rien. Pas de parole inutiles. Vaines. Ou des mots que nous pourrions regretter. Ou des gestes. Seulement nos mains sur nos corps. A l’abri du regard des autres. Recroquevillé sur nous-mêmes. Enlacés en nous-même. Serrés. Collés. Brûlants de nos chaleurs. De nos désirs. De nos retenues. De l’impossible à faire. Et de l’abandon à consentir. Au plus près de l’infaisable. Nos mains sur nos corps vêtus et sa chair comme un fruit protégé de sa peau. Ils nous ont laissés. Juste un peu de temps. Seuls. Ils sont dans la petite cuisine. Je les entends parler. Nous sommes allongés, collé l’un à l’autre. Et nos mains qui froissent nos vêtements. Nos mains qui doivent trouver la limite dans ce pays des chairs sans limites. C’est une douceur impensable et impossible à vivre. C’est une torture et un miel rare. Nos jambes sont emmêlées. Mais l’on ne sent pas nos peaux. Simplement les corps. Et les baisers violents maintenant. Et ses cuisses, protégées d’un collant. Sa robe qui se lève. Ma main sur ses cuisses, au plus haut de ses cuisses, ma main sur la douceur électrique du collant, la forme de son sexe. Sa chaleur. Sa brûlure. Et la moiteur qui traverse les tissus. Large ventre qui ondule. Danse voilée. Offre couverte de pudeur. Nos sexes collés l’un à l’autre, derrières nos tissus. Nos ventres défendus qui se cognent. Nos sueurs, mêlées à nos silences, le bruit des bouches et des salives, et des souffles. Derrière l’amure impossible je sens la lourdeur de ses seins. Je voudrais les atteindre. Les sentir contre moi. Les couvrir de baisers. Les mâcher, les manger, les aspirer. Et elle les libère et les tend comme si c’était le dernier sacrifice possible, comme si s’était l’ultime geste. Alors je les recueille comme un trésor. Et les bois avec lenteur, comme si tout était là, dans cette poitrine offerte. En cet instant elle était sa terre offerte et imprenable, riche de tous les désirs, de tous les lendemains. Elle est, là, comme un fruit d’espérance grave, qui se donne entièrement sans le dernier abandon, qui retient son sucre, mais donne sa couleur et toute sa saveur. Oui, elle les tend pour que mes mains récoltent, pour que nos âmes. se touchent un peu plus. Pour reculer plus loin la limite de la soif. Je n’étais qu’un début et elle était un pays. Et son ventre était lourd des lendemains sombres. Mais là elle était une terre infinie de bonté, de douceur, de richesse. Juste défendue par quelque tissus, juste offerte mais pas donnée, ardente sous les cendres de l’avenir en marche.

Douce Aïcha, belle Aïcha, tu reste pour moi ce baiser d’enfants aux ruines de Tipaza, au pied du bleu de la mer, sur ces pierre immuables qui survivent aux saisons et aux révolutions, des pierres qui raconterons un baiser de deux enfants égarés. Aïcha qui chantait des poèmes et un petit prince sans royaume.

Franck.

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Commentaires
F
Patricia, je trouve ce poème magnifique. Je ne sais s'il me ressemble. Mais je voudrais lui ressembler. Merci de ce cadeau...<br /> Franck
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P
Paraphrase de Rabindranath Tagore. (un poème de Neruda qui te ressemble...)<br /> <br /> Tu es au crépuscule un nuage dans mon ciel, <br /> ta forme, ta couleur sont comme je les veux. <br /> Tu es mienne, tu es mienne, ma femme à la lèvre douce <br /> et mon songe infini s'établit dans ta vie. <br /> <br /> La lampe de mon coeur met du rose à tes pieds <br /> et mon vin d'amertume est plus doux sur tes lèvres, <br /> moissonneuse de ma chanson crépusculaire, <br /> tellement mienne dans mes songes solitaires <br /> <br /> Tu es mienne, tu es mienne, et je le crie dans la brise <br /> du soir, et le deuil de ma voix s'en va avec le vent. <br /> Au profond de mes yeux tu chasses, ton butin <br /> stagne comme les eaux de ton regard de nuit. <br /> <br /> Tu es prise au filet de ma musique, amour, <br /> aux mailles de mon chant larges comme le ciel. <br /> Sur les bords de tes yeux de deuil mon âme est née. <br /> Et le pays du songe avec ces yeux commence.
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A
jamais tes mots ne trépassent face aux saisons, et aux révolutions...<br /> Bonne continuation à toi,<br /> Amélie
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F
C'est vrai que le temps du conte est un drôle de temps...un temps à contre temps...un temps qui remonte, qui revient pour repasser...comme si c'était la pemière fois. En fait, c'est toujours la première fois... Il y aura eu une aube... puis un crépuscule...<br /> Merci à tous d'avoir mêlé votre trace, aux traces de ma mémoire.<br /> Franck
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S
"Il faut comprendre c'était en 1975 . Il y a deux ou trois siècles . 1975 est un futur impossible ."...."....ardente sous les cendres de l'avenir en marche "<br /> <br /> Alors Frank , reste le futur antérieur ,... cela aura été...du conteur . oui c'est beau .
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