Maintenant l'odeur du pain....
Elle revient toujours avec des paroles allusives. C’est habituel. C’est le fonctionnement. Elle n’a rien vu. Elle n’a rien voulu voir. Seulement préoccupée pas ses mots. Sa souffrance. La lutte contre sa souffrance et l’envahissement. Et le rejet. Elle n’a pas vu que j’ai voulu ça. Ça. Pour elle. Parce que c’était la seule solution. Accepter sa haine. La prendre pour m’en faire un linceul. Lui faire ce cadeau de sa haine pour moi. Qui peut comprendre ? Moi-même je n’en reviens pas. Je sais quand j’ai mis la mécanique en route. Je sais le jour. Il fallait que je le fasse, pour elle. Pour qu’elle entende. Je sais qu’elle a entendu. Au fond de ses peurs, elle a entendu. Elle sait ce qu’il faut faire maintenant. Elle l’a toujours su. Maintenant elle sait qu’il faut qu’elle pose tout. Tout. Qu’elle pleure longtemps. D’abord longtemps. Qu’elle pleure profond. Au plus profond, c’est le plus difficile. Elle sait maintenant qu’il faut qu’elle arrête de faire sans faire, de dire sans dire, d’aimer sans aimer, de haïr sans haïr, être ça sans être ça, ou autre chose sans être autre chose. Elle sait que les mots se tirent la langue. Elle sait qu’elle doit arrêter d’écrire sans écrire, de se dire sans se dire, de mentir sans mentir, d’être vraie sans être vraie, d’être engagée sans être engagée. Elle sait tout ça. Elle sait son impossible relation à l’autre. Avec toutes ses peurs. Impossible. Elle sait où se trouve la clé. Dans le coffre de l’enfance. Elle le sait. Papa, maman. Maman qui part voir d’autres hommes que papa. Papa, si bon, si faible, si humilié. Maman qui séduit, qui trompe, qui trahit. Il faut bien être comme maman, pour qu’elle m’aime. Bien sûr. Elle le sait. Tout vient de là, même l’horrible, après. Même l’horrible maintenant et toujours et à l’heure de notre mort. Amen.
Aujourd’hui son écriture fait résistance à l’intérieur. C’est par là qu’elle résiste au pardon. A la rémission. Ce n’est pas frontal, c’est à coté. En biais de la vérité. Son écriture la trompe. Elle le sait maintenant. Comme sa mère. Et les hommes ne sont pas aimables, comme son père. Défaillant, toujours. Ou alors, amant et complice de la mère. Décevant au final. Toujours décevant.
Elle sait maintenant.
J’essaye de comprendre l’identique là où il n’y a que différence. Sa mère, la mienne. Rien. Pourtant…On ne brise jamais les liens on en incise uniquement la surface. On n’en coupe que la peau. Les mythologies nous font croire que l’on peut trancher dans le vif. Oui, on tranche, mais ça ne sépare pas la nuit du jour. Il faut être dans dilution. Dans le précipité. J’appelle ça : l’effondrement.
Encore hier, elle est venue poser ses mots sous la blessure. Par défi. Par ignorance. Puisque le lien n’est que blessé, jamais coupé.
Enfant j’allais à pêche. Occupation d’ennui, d’usure et de patience. Apprentissage du mystère. Dans l’attente se crée toute une relation au monde, aux rêves, aux espérances. Toutes nos stratégies s’élaborent, là, au moment où l’on prépare sa ligne. Choix du bouchon, grosseur de l’hameçon, plombage. Plaire à sa proie. La séduire. Se dire que les belles couleurs du bouchon n’effraieront pas, se dire que la profondeur choisie sera la bonne, la seule possible. Se dire que l’hameçon sera assez gros, assez solide pour les petits poissons, comme pour les gros. Plomber juste ce qu’il faut. Pour que la plume soit droite. Se dire que le choix de l’asticot est essentiel, ou que le ver doit être appétissant. Se dire que la pêche est une histoire de vie et de mort, que seul le vivant attrape le vivant. Et que la mort est au bout. Au bout de cette attente, au bout de cet ennui. A mort comme une joie. Jouissance de la perte et de la destruction. Réduire l’autre à soi. Pêcher du vivant pour être sûr d’être soi-même en vie, prendre cette vie pour se nourrir d’une mort apprivoisée. Pas douloureuse, parce qu’infligée.
Je me souviens de ces longues après-midi à regarder ce bouchon descendre la rivière. A chercher l‘endroit mystérieux où le poisson se trouverait. Choisir ce reflet sur l‘eau courante plutôt qu‘un autre. User jusqu‘à l’épuisement sa patience. Être là, dans cet espace infini entre la jouissance et le désespoir.
Les gestes de l’enfance ne sont pas très précis. Souvent la ligne s’emmêle. Le fil de nylon se met en pelote. En nœud.
C’est l’autre épreuve initiatique. Le nœud.
Les première fois, on tire. On pense que la seule force sera suffisante. On tire. Et le nœud se serre. La pelote se fixe. On connaît là, l’insupportable frustration. Quelques temps auparavant on faisait ses premières prière aux dieux des pêcheurs. Et là, on profère ses premiers jurons aux dieux des enfers. On tire. Et le nœud est toujours là.
On ne sait rien de la vie. Donc on ne ait rien des nœuds. On a beau le regarder, il est là, et nous renvoi à l’impossible. L’inacceptable. L’intolérable.
On ne sait rien de la vie. Alors on tire jusqu’a ce que ça casse. On coupe le nœud. Au dessus et en dessous, on le réduit à rien, et on jette la pelote nouée au fil de l’eau. Reste à recoller les deux bouts de la ligne, des plombs sont partis, de la longueur de fil, mais qu’importe, le nœud n’est plus là. Alors pour recoller les deux bouts on fait un autre petit nœud, petit celui-ci, un nœud maîtrisé, un nœud à nous. On le voudrait presque invisible, mais solide, on voudrait qu’il relie, mais qu’il ne soit plus là. C’est l’instant de la cicatrice. La blessure. Celle qui reste. On peut relancer sa ligne, mais ce n’est plus pareil. On sait qu’elle est imparfaite, on sait que tout le monde le sait, même les poissons, on sait, on croit que ces eaux de la vie et de la mort réclame une perfection. Une perfection qui jamais n’existera plus. A cause de ce petit nœud. Celui que vous avez fait. Si petit. Mais vous ne voyez que lui. Il est là planté au milieu de votre désir. Ces nœuds d’enfance laisse tomber un voile sur le soleil. Quelque chose de notre sang s’assombri.
On ne tranche pas les nœuds. On l’append plus tard.
Plus tard on prend la pelote. On la pose bien à plat avec douceur et précaution. On la pose dans la lumière du soleil. On la pose et on la regarde. Longtemps. Très longtemps, s’il le faut. Ce regard c’est l’échange, mais c’est la reconnaissance. C’est admettre. C’est accepter. Voir l’entrelacs du fil. Et commencer à défaire. Lentement. Très lentement. Je me souviens de mes doigts maladroits. Autre exercice de patience. Mais là, l’attention est à son comble. On est dans une autre dimension. On est dans le lieu du nœud où la règle c’est le geste juste. Comme ailleurs c’est la parole juste. A tout moment le nœud peut se resserrer. Élargir, étirer les fils, agrandir sans forcer, repérer les impasses. Toujours être au plus juste de soi, de son regard, cela peut prendre des heures, sans doute des siècles. Mais on ne pas faire l’économie de ce dénouement.
Chaque ligne dénouée est forte de notre patience donnée, de nos énervements vaincus, d’une pureté gagnée sur l’infâme de nos vies.
On ne tranche pas les liens. Ni les nœuds.
Qui a-t-il dans le lien sinon, déjà, l’extrême vérité du nœud ?
Qui a-t-il dans le nœud, sinon ce grand champ de neige et la mort qui souffle au bout?
Alors le geste juste est de remettre le lien là où il était. Et si la honte existe elle n’est pas mon fait, c’est à l’Autre de s’en arranger. La réalité, n’est pas magique, elle est la réalité. Je la lis, elle me lit. Le reste n’est que danse macabre.
Je ne veux pas de son nœud sur ma ligne. Je dénouerais un a un les fils. J’ai la patience et la douleur des grands chênes. Mon écorce est craquées, fissurée, hésitante, tourmentée mais mon cœur est droit. Sans honte, et sans regret. Je ferais donc les choses dans l’ordre. Fil après fil…
Je sais un pays où les aurores ont l’odeur du pain frais.
Je sais un pays où l’amour lève durant la nuit où l’amour cuit au feu de bois, où l’amour se partage comme un morceau de pain…
Franck