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J'irai marcher par-delà les nuages
28 mai 2006

L'enfant....

Il y a une ligne qui traverse nos yeux et le monde, comme un fil tendu. En fait c’est une cicatrice. Un point de suture. Une ligne qui voudrait réunir deux rives inconciliables. Elle part de l’acier du crâne, de l’endroit métallique pour aller s’arrimer au cœur des jours, à l’endroit des heures perdues. C’est une ligne d’évidence. C’est donc une ligne de dépérissement. De ruine. D’affliction. C’est une suture. Le fil de notre inconciliance, de notre insuffisance. Il faudrait déchirer les chairs qu’il tente de réunir. Mais au début on ne le sait pas. D’ailleurs, le sait-on vraiment un jour ? Déchirer les chairs, comme dans la naissance. Naissance à l’envers où il nous faudrait accoucher de nos propres parents. Inventer le lien autrement. A rebours du temps. D’abord vivre le futur, l’éventuel, agrandir le possible et s’en aller vers un passé, un survenu souverain. Se retourner pour faire face à la source, à la béance. Se diriger vers l’étincelle. La première. La seule. Déchirer les chairs qui nous tiennent avec cette l’illusion d’une vie palpitante et prétentieuse.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Souvent son imaginaire le déborde. C’est comme des grandes vagues. Un envahissement. D’ailleurs, la mer lui fait peur. L’eau en général. L’année précédente, l’été, ses parents l’ont emmené en vacances à Royan.  Quand il fut à la lisière de la vague, sur le sable humide, face à l’océan, il s’est mis à hurler. L’enfant. Il a hurlé comme une stridence qui n’en finissait pas. Il hurlait, c’était certainement la peur. Moi, je crois qu’il y avait autre chose. La peur, plus autre chose. Quelque chose qui a avoir avec le débordement, l’effondrement, l’anéantissement. Quelque chose qui lui venait d’avant sa naissance. Quelque chose d’archaïque, qui lui venait de la mythologie du monde. Alors il hurlait en face de l’océan. Et rien n’y faisait. Pourtant c’est un enfant plutôt calme, plutôt silencieux. Mais il hurlait en face de l’océan.

Bien sûr ce n’est pas une chose très importante. Ce n’est pas un tsunami, ce n’est pas des guerres nucléaires, ce n’est pas des tremblements de terres, c’est simplement un enfant qui hurlait en face de l’océan. Et d’ailleurs, qui pourrait affirmer sans trembler, qu’au tout début de la première vague, qu’au premier frémissement de la terre, il n’y a pas un cri d’enfant. Qui pourrait l’affirmer.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de débâcle. Cette année là, il est en vacances chez ses grands-parents. L’auberge de ses grands-parents. Il aime bien l’endroit. Pourtant il s’y ennui, comme partout ailleurs. Il n’a pas de place. Il n’y avait pas de vrai lieu pour l’accueillir quand il est né. Alors il s’ennui. Il est seul, avec son imaginaire kaléidoscope. On peut dire qu’il est chétif. Maigre. Il mange peu. Alors son grand-père l’a surnommé « Gandhi ». Les temps des repas sont de véritables calvaires. Les enjeux du père, et de la mère, et de l’enfant. On le force. Il résiste. Il ne sait que résister. Et les repas durent infiniment. Souvent l’enfant vomit. Certains jours on le force à manger ce qu’il a vomi. Alors il est maigre. Alors, son grand-père le fait venir en cachette dans sa cuisine et lui fait cuire des morceaux de viande directement sur les grandes plaques de cuisson. L’enfant est juché sur un grand tabouret. L’enfant est fasciné. Il dévore ces biftecks. Il aime son grand-père, et ce temps passé ensemble en cachette devant les fourneaux.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de naufrage. On ne saurait dire si c’est un enfant gai ou triste. Je crois me souvenir qu’il a arrêté de rire vers deux ans. Cela aussi, n’est pas très important. Le monde a des gravités plus préoccupantes. L’enfant est dans une résistance silencieuse. Il ne sait pas à quoi il résiste. Il sait simplement que c’est important. Que c’est sa seule chose possible. Supporter. Engager le moins, pour tenir le plus. Et tenir, comme on retient des montagnes pour qu’elles ne s’effondrent pas sur elles-mêmes. Il n’a pas de place. A part la solitude. D’ailleurs elle fut inventée pour lui, il le sait. Il l’a toujours su. Dans l’épaisseur de son ennui il sait sa solitude vivante. Vivace comme une plante grimpante. C’est par elle que tout arrive. Le débordement. L’envahissement. C’est une grande cathédrale dépeuplée, et silencieuse, et froide. Ce n’est pas son amie, c’est seulement son seul horizon. Parfois elle fait des vrilles dans sa tête, ou alors, elle sert l’intérieur de son corps, presse tous ses viscères, avec cette impression de sable dans le sang.

L’année précédente il avait été au bord de la mer avec ses parents. Ils n’étaient pas restés. L’enfant hurlait à l’approche des vagues, en face de l’océan. La limite à ne pas franchir. Les parents avaient honte. Alors ils sont repartis. Loin de la mer.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de détresse. A l’auberge, il s’ennui, à part lorsque son grand-père le fait entrer dans sa cuisine. Le soir il doit aller se coucher de bonne heure. C’est la règle. La règle du père. La chambre se trouve à l’annexe, dans le vieux bâtiment de l’annexe. Les fenêtres s’ouvrent sur les bois, sur le bruit de la rivière. Des fenêtres sans volet. Quand la nuit tombe, il semble à cet enfant qu’elle tombe encore plus fort dans cette chambre. Il y fait plus nuit qu’ailleurs. C’est un endroit impossible. Loin de tout. Loin de la vie de l’auberge. Au bord de la forêt. Au cœur de la nuit. Sa mère l’accompagne, et l’enfant sent déjà sur ses épaules l’étoffe lourde de la solitude, une sorte de tissus épais qui pèse sur chacun de ses gestes, sur le moindre de ses élans. Chaque soir, c’est le même cérémonial. La traversée de la cour, l’évitement des ombres. L’enfant ne parle pas. Il sait ce qui l’attend. L’annexe possède un étage, c’est là que se trouve la chambre perdue. Cet étage est immense, des sortes de combles sur toute la longueur de la bâtisse. Au bout une cloison a été montée. Derrière, la chambre. Les combles sont envahies de toutes sortes d’objets. Le plancher est fait de lattes de bois à peine jointives. Il craque. C’est là, dans un coin, qu’habite, que dort « la Berthe ». Berthe. La folle.

La Berthe avait été recueillie par les grands-parents de l’enfant. Alors elle vivait là, sous les combles. C’était un temps où des choses comme cela pouvaient se faire. La Berthe n’était pas dangereuse. Elle était folle. On ne comprenait pas ses paroles. Souvent, durant la journée, on la voyait se suspendre dans son élan et passer ses main sur son visage. L’enfant se souvient. Il revoit le geste. De haut en bas, les doigts écartés. Au début, ça ressemblait à une caresse. Une drôle de caresse. Après, ça devenait un labour des chairs du visage. Les doigts tiraient sur la peau, déformaient les yeux, les joues, la bouche. Toujours droite et silencieuse, la Berthe. Cala pouvait durer indéfiniment. Cela pouvait durer jusqu’au sang. Alors on la surveillait. Pour éviter, le sang. Après il fallait la consoler. Parce que la Berthe avait des chagrins. De terribles chagrins. Elle dormait sous les combles.

Quand il montait se coucher, l’enfant pensait à la Berthe, sous les combles. Sa paillasse. L’odeur de poussière rance. La mère couchait l’enfant et s’en allait. Elle s’en allait en fermant la porte à clé. A cause de la Berthe. Pour plus de sécurité. Et l’enfant restait, là. Planté dans sa peur. Comme un pieux dans le corps.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de ravage. Allongé comme un gisant. Coincé entre la nuit, et la forêt, et la folie. Ce n’est une chose très grave. Ce n’est pas une chose très importante. Il y a chaque heure du monde des catastrophes plus violentes, plus douloureuse, plus redoutables, plus extraordinaires. L’enfant veille, simplement recouvert de sa solitude, de son silence. Il guette. Il attend. Il ne saurait dire à quel point il est perdu. Et le plancher craque. A coté. Sous les combles. Et quelqu’un marche sur les lattes de bois à peine jointives, derrière la porte. La porte fermée à clé. A l’extérieur. Fermée à clé. Et la Berthe arpente sa nuit de folie. Une nuit sans fin. Une nuit sans jour. Elle arpente. Et le plancher craque.

Je revois cet enfant, une nuit plus impraticable qu’un autre, plus invraisemblable, plus inconnaissable qu’une autre. Il s’est dressé dans sa peur, il est debout devant la porte. Derrière le plancher craque. Quelqu’un marche. Quelqu’un frôle la porte. Quelqu’un est là, si près. L’enfant entend un râle. Il entend le souffle. Il ne sait plus ce qui pourrait souffler ainsi. Il est droit devant la porte, dans son pyjama bleu clair trop grand. Juste là, derrière la porte. Et la poignée qui s’abaisse. Et la poignée qui remonte. Et le souffle. Et les murmures. Dans le dos de l’enfant la fenêtre, et la nuit, et la forêt. Là, devant, la Berthe. Et cette poignée qui s’abaisse. Je revois cet enfant, et j’entends à nouveau son coeur battre. Il aurait pu hurler. Mais il se taisait. Il y a un moment de la peur qui assèche tous les cris. Il faut bien voir cet enfant, si étroit, avec des restes de blondeur dans ses cheveux, et ses grands yeux clairs, si maigre que son grand-père le surnommait Gandhi, cet enfant donc, il faut bien l’imaginer droit dans ont tremblement et son silence de fin du monde.

Il y a une ligne qui traverse nos yeux et le monde, comme un fil tendu. En fait c’est une cicatrice. Un point de suture. Une ligne qui voudrait réunir deux rives inconciliables. Elle part de l’acier du crâne, de l’endroit métallique pour aller s’arrimer au cœur de nos nuits. Sur cette suture on peut y entendre un plancher qui craque et des nuits sans fond, on peut y voir marcher des folles au visage défiguré, aux gestes saccadés. Déchirer les chairs, comme dans la naissance. Naissance à l’envers où il nous faudrait accoucher de nos propres parents. Inventer le lien autrement. A rebours du temps. D’abord vivre le futur, l’éventuel, agrandir le possible et s’en aller vers un passé, un survenu souverain.

Je revois cet enfant. Six ans, peut-être sept. Avec son imaginaire de désarroi, d’abandon, puis-je par mon passé lui faire un futur, et puisse-t-il par son futur me faire un passé plus serein. Puissent mes mots, lui rendre son sourire, pour me rendre la vie. Qu’il naisse enfin de moi, comme je suis né de lui. Cet enfant là, je sais qu’il est à naître. Et chaque jour je meurs pour qu’il naisse un peu plus. Chacun de mes mots lui appartient ; qu’il s’en fasse un cortège. Une couronne de gloire pour effacer chaque stigmate.

Je sais que plus tard il aima la mer. Il aima la mer parce que sont mouvement l’habitait et que son infini le faisait espérer. Plus tard il aima aussi la nuit, toutes les nuits, même les plus perdues, même les plus impossibles, même les plus noires. Son imaginaire appelait les ombres et les ténèbres et il aimait leurs danses. Il aima les forêts les plus inextricables. Il aima tout cela. Et plus encore. Mais plus tard seulement. Peut-être qu’il aima aussi les folles et le silence. Surtout le silence. Et se retourner pour faire face à la source, à la béance. Se diriger vers l’étincelle. La première.

Franck.

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Commentaires
J
Un texte superbe où l'indicible reste tapi dans l'ombre de "l'inexpliqué"...comme tout souvenir d'une jeunesse souvent en manque d'un amour apprivoisé...<br /> Je ne te dirai jamais assez combien j'aime ton écriture qui me bouleverse ....tu es Merveilleux Franck ...et je suis tellement heureuse de t'avoir rencontré et de trouver en toi "l'étincelle" de ton grand talent ...!!<br /> Tendresse
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C
Tant et tant de choses dans lesquelles je me reconnais<br /> Je ne peux plus parler librement sur mon blog, Fanck<br /> Je crois que Coumarine, ça va être la fin
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L
j'ai pris plasir à le lire...
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D
j'aime cette étincelle...<br /> J'ai croisé cet enfant il me semble, aujourd'hui j'aime la forêt, la nuit, l'eau et la folie...<br /> <br /> Notre vie entière est portée par notre enfance, les peurs et les peines d'hier servent à forger les géants de demain....<br /> Tout comme ce grand chêne, tu es grand Franck...si grand!!! <br /> Des bises...sur la pointe des pieds ;)))
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L
à te lire...et entendre le futur de cet enfant , je crois être de la même naissance...j'ai eu si peur de l'eau, si peur de la nuit, une "folle" accompagnait ma croissance mais elle était amie...à cinq ans j'ai mourru, expression que j'aime à servir et servir encore, je me souviens juste de ce silence, de cette vie, la mienne de par derrière la fenêtre...<br /> Je vis juste sur la rive d'en face, où la Pointe se Grave sur une Presqu'île austère, laquelle livre des paysages aux horizons d'infini.<br /> J'aime l'eau désormais, j'aime la nuit aussi, j'aime toujours ma "folle", j'aime les enfants du silence parce que je les entends bien.<br /> merci Franck, ces mots , tes mots n'isolent personne, ils nous mènent au plus profond de nous.
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