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J'irai marcher par-delà les nuages
19 janvier 2008

Le jour où je suis mort.....

Il arrive un moment où c'est le bout. La fin. Même le corps ne veut plus. Ma mémoire reflue à nouveau. Incessant mouvement. Je revois les images. La chambre. Je déroule à nouveau la journée où je suis mort. J'essaye de retrouver la chronologie.
Au début je ne vois que la chambre. La chambre verte. C'est l'été. Par la fenêtre la masse de la verdure, les bois brûlants de vert. Le ciel. Bleu. Et la rivière en bas. Je l'entends à peine. C'est l'été les eaux sont basses. La fenêtre est ouverte. C'est l'été, il fait chaud. Je ne sais plus vraiment la chronologie. Trois quatre jours d'alcool absolu. Je ne me souviens que de la rage. La rage à boire. Aller au bout. Les grandes rasades de whisky bues au goulot qui arrachent une grimace à la déglutition. La brûlure de la gorge et le sang qui s'enflamme. Trois ou quatre jours impossibles. Sans chronologie. La seule compulsion du geste comme fil rouge. Et le dégoût, et la grimace, et la cigarette qui cautérise la plaie. Simplement la rage d'en finir. Deux, trois bouteilles de whisky dans la journée. Je ne sais plus. Et ce train bleu de tristesse foudroyante, comme des éclairs. Je n'ai plus de pensée. Rien. Hormis des sensations, des impressions. Il n'y a pas de temps, pas d'espace. Je bois un marais amer aux herbes filandreuses. Haut-le-cœur, vomissement qui ne vomissent rient. Je revois ma main qui tient la bouteille, je dévisse le bouchon métallique du plat de l'autre main. Scansion. Répétions du geste qui tue. Stridence de la brûlure dans le sang. Jusqu'où le corps peut tenir. Trois, quatre jours. Je ne sais plus. Déjà je sens le rétrécissement. L'accélération et le rétrécissement. Chaque mouvement traverse un coton grattant, chaque regard sort d'une pâte lourde. Les jours sont une longue gorgée qui n'en finie pas. Aucune exaltation. Il n'y a plus que la rage, qui livre son dernier combat contre désespoir infini. Infini, est le mot qui convient le mieux. Sans borne. Aller au plus droit, au plus vite. Remplir au plus vite. Plein. Déborder même. Pour être sûr d'être plein. Sans vide. Extase vertigineuse de la dernière chute.
Je tombe. J'ai du tomber. Je ne m'en rappelle plus. Au bout de trois ou quatre jours j'ai du tomber. Ma tante me dit que le docteur arrive. Je ne veux pas le voir. Pourtant il est là. Un jeune. C'est un remplaçant. Je ne le connais pas. J'ai du mal à tenir debout. Il m'entraine le long de l'étang. Il parle. J'aime sa voix. Alors j'écoute. Un peu. Je voudrais lui dire. Mais qu'y a-t-il à dire ? Rien. Il faudrait tout reprendre depuis le début. Quel début ? Où est-ce que ça commence tout ça ? Avant Jésus Christ ? Et puis mes jambes ne me portent plus. Il m'ausculte. Il est inquiet. Je le vois, il ne dit rien, mais il est inquiet. Je ressens cette inquiétude dans ce corps qui n’est plus le mien. Il se fait aider, on me rentre à l'intérieur. Il s'agite. Je l'entends, il téléphone « Hôpital... Ambulance... urgence... ». Il dit qui rappellera. Il revient me voir. Je lui dis que je ne bougerai plus d'ici. Plus jamais je ne bougerai d’ici. Pas d'ambulance, pas d'hôpital. Rien. Ici, simplement ici. La mort ou n’importe quoi d’autre. Sur ce lit, de la chambre verte.
Il est inquiet. Perfusion. Toutes les heures il revient me voir. La tension chute. Il a peur, je sens sa peur. Dans le couloir j'entends des bribes de conversations.
Je suis allongé dans la chambre verte. C'est l'été. Je ne bouge plus. Je sens le poids les couvertures sur mon corps de gisant. C'est à ce moment-là que j'ai senti que ça partait. Petit à petit, quelque chose c'est mis à quitter mon corps. Plus ça quittait mon corps et plus je sentais une pesanteur. Ca ressemblait à un fluide qui quitte le corps. Les jambes, les bras, les mains, les doigts. Le bout des doigts. Surtout le bout des doigts. La vie qui fuit un corps percé. Epanchement. Ecoulement. Cela dure longtemps.
Il ne sent plus mon pouls. Piqûre. Le soir tombe. La fraicheur entre dans la chambre. Et c'est la nuit. La lampe de chevet est allumée. Je sais qu'il ne faut pas que je m'endorme. Je sais que si je le fait ça sera la dernière. Ce sont des choses que l'on sait. Que le corps sait. C'est la nuit, et tout ce que j'ai de force continue de s'écouler de moi. Quelque chose de l'abandon. Ca n'en finit pas. Je ne peux faire aucun geste. La tension continue de baisser encore un peu. Je n'ai plus peur. Je suis arrivé. Le bout. Il faut simplement laisser. Laisser aller. Il revient en pleine nuit. Quelle heure est-il ? Mon endroit n'a plus besoin d'heure. Qu'importe. Il est là en pleine nuit. Il est assis sur le fauteuil, près du lit.
Il parle.
Au début, je ne comprends pas ce qu'il dit. Sa voix est très loin. Ou c'est moi qui ne suis déjà plus ici. Où suis-je ? Dans quel pays ?
C'est l'Afrique ? L’Afrique me revient….là aussi je suis allongé sur une couchette. Ca fait trois jour que je me vide. La dysenterie. Trois jours de douleur, de contractions, de spasmes. Dans cette cabine, il doit faire plus de cinquante degrés. La déshydratation vient vite. La transpiration et les spasmes permanant qui vous font chier de l'eau et après, plus rien. Quand il n'y a plus rien, il n'y a plus rien. L'intérieur du corps de tord, se presse, se convulse... et rien... après c'est le sang, qui vient. Il coule le long de ma cuisse.
Mopti, sur le Niger. A la période de basses eaux, les grands bateaux à fond plat servent d'hôtel. La cabine est exiguë. L'air est irrespirable. Trois jours et quatre nuits de spasmes ininterrompus. Il y a un point de chaleur où l'on ne pense plus. Comme un seuil de douleur qui empêche toute réaction salutaire. On me traînera au dispensaire des pères blancs.

Là, c'est la nuit. Le jeune docteur parle au loin de ma vie. C'est un murmure. Sa voix semble traverser les siècles. Il veille un mort qu'il voudrait ressusciter. Il ne se sert que de sa voix. Et de la parole blanche. D'instinct il a choisit la parole du lait. Celle de l'aveu, celle de la prière. La parole qui s'adresse à l'absence pour révéler plus que pour manifester. C'est une voix de cierge tremblant. Une voix de catacombe. De Crypte voûtée. Voix de chair qui parle à la chair. D'ombre qui glisse sur l'ombre. Froissements du silence comme un léger éclat de lumière dans une nuit sans lune. Chemin de voix et de paroles obscures sorties du seul désir de se survivre à elle-même.
Il faut imaginer... il est très près de moi. Mais sa voix, au départ vient d'un autre pays. J'entends sa respiration. Son souffle. Ses silences. Parfois il se tait. Et c'est la nuit. Et je pars. Dans ce coton noir. Velours de ténèbres. Ce n'est qu'un son monocorde, mélopée lancinante de la voix humaine. Qui appelle. Depuis des siècles, qui appelle au-delà des membranes de la mort. La voix des mères immémoriales.
On n'apprend pas la voix dans les écoles de médecine. On n'apprend pas le chant de la voix sous la lampe écrasé d'une nuit d'été. Qu'apprend-t-on dans les écoles de médecine ? On n'apprend pas le murmure de la vie quand il faut le mêler au souffle du mourant. Non, on n'apprend pas la flamme bleu et rouge qui colore chaque mot venu du ventre comme un râle, comme une plainte, comme une complainte obstinée, entêtante, démesurément humane et vivante. Vivante. Il faut que la voix soit faible, si faible pour passer dans les couloirs du vide, et de la mort.
Il faut qu'elle soit si puissante pour porter une respiration si éteinte.

Je ne dors pas. Pourtant c'est la nuit. Peut-être la dernière. Et ces morceaux de souvenirs. Le fleuve. Le Niger. La nuit du fleuve. Cette douleur qui n'en finie pas. Avec les spasmes. La nuit, je me traine à travers les coursives pour accéder au pont. A l'air libre. La chaleur de ce bateau de ferraille me fait sortir.  La nuit, il semble régurgiter tous les feux du soleil. Chaleur étouffante, qui surgit en bouffée d'enfer des entrailles même du bateau. Les bateaux portent dans leur balancement la mémoire des naufrages. La nuit je me traine sur le pont pour respirer. Je suis recroquevillé dans un coin de nuit, plié sur cette douleur, et ces contractions. Et je me cache dans la nuit, tordu par des douleurs de parturiente. Je n'accouche de rien. Rien. Pourtant...

 

Maintenant la voix remonte le fleuve. La voix a pris le chemin du fleuve d'Afrique. La voix suit les lentes courbes du fleuve. Et peu à peu j'entends la voix de la nuit qui traverse les membranes de la mort. Qui suit la veine du fleuve. Le sang du fleuve.

Il est à coté de moi, et sa voix s'est accrochée à ce souvenir, et elle remonte lentement mes veines. Le fleuve de mon corps. Je sens la fraîcheur douce des eaux du fleuve prendre possession de mes chairs. Centimètre par centimètre. Et sa voix devient de plus en plus claire. Audible. Comme si le souffle du lait se transformait en eau cristalline. Avec lenteur. Ca commence par les extrémités, les bouts des doigts, les mains, les pieds, les bras, les jambes. Le fleuve de sa voix me recouvre peu à peu, rendant plus pesant le poids des couvertures. Avec ce picotement d'eau claire sous la peau. Quelque chose remonte. Je le sens. Je le sang. Ca vient de sa voix et d'un souvenir d'Afrique. Ca vient du fleuve. Du grand fleuve qui traverse mon corps. De ce fleuve qui traverse tous les Sahara pour chercher l'océan dans les corps.
Simplement porté par la voix de ce si peu docteur.
Sous les draps, j'ai bougé.
Un peu.
Il me reprend la tension.
« Putain, elle remonte... ! ». C'est alors que je vois briller ses yeux. Je vois ces petites gouttes de larmes de fleuve sur le bord de ses yeux.
Les eaux remontent, comme une grande marée sortie du néant.
Je vois son sourire. Il est épuisé.

Qu'as-tu-dit petit docteur pendant toutes ses heures ? Qu'as-tu-dit ? Quelles sont tes incantations de sorciers ? Où es-tu allé me chercher ?
Tu as ouvert la fenêtre, la fraîcheur de la nuit d'été est entrée dans cette chambre verte. Tu as éteins la lumière pour éviter les insectes. Je voyais un morceau de ciel étoilé. Etoilé.
Et ce fut mon premier consentement.
Il m'a dit « Dormez... maintenant. »
Et j'ai dormi. Calme. Bercé simplement par un chant mystérieux. Qui avait brassé mes eaux, mes chairs.

 

Et la route fut longue. Mais elle a commencé là. Sur les contreforts de cette nuit singulière. Avec ce premier consentement au fleuve, et à la voix insensée qui a su glisser sur ses eaux. Voix de cierge vacillant, comme le premier lait, comme le premier jour.
Franck.

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Commentaires
M
Hello poète ! Ce texte, est plus "vivant", c'est la voix du sang ! J'aime quand tu dis : "C'est une voix de cierge tremblant." Je sens comme un changement ...d'hauteur !
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U
Beaucoup de rythme et de mouvement dans l'immobilité de ce lit. variations de lieu, de temps, de couleurs, récit de plusieurs voyages... comme un grand huit qui tour à tour ralentit et accélère à la limite de...chacun... Pourquoi je pense à Piaf ? Et ce lien d'une intimité rare, entre l'oreille et la voix... la voix,dans notre oreille qui parfois nous sauve... l'écriture est elle la voix? cette voix que l'on n'entend que lorsque la parole se tait...
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C
Il est de ces voyages qui enrichissent ... qui prouvent aussi que l'heure n'existe pas ... ou n'existe que trop .<br /> <br /> Selon mes convictions ... aucune âme n'accompagne ou n'empêche l'heure de naître si elle le doit.<br /> Une lecture qui prend les tripes, les retourne, les secoue, les tord ... et pour moi .. rappelle.<br /> <br /> Amitiés <br /> <br /> Cat
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F
Bien sûr c'est difficile de repondre à chacun. A toutes ces traces déposées ici.<br /> Alors merci à vous. Même si je ne suis pas très prèsent dans les réponses à vos commentaires, sachez qu'ils sont prècieux pour moi...<br /> Oui, très prècieux...
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S
Gorge nouée, mots muets, langage muré.<br /> Le fleuve a investi mes yeux.<br /> Enfin, tu sais...<br /> <br /> "C'est un chagrin qui ne veut pas être et qui jamais ne dormira..." <br /> Joe Bousquet, Le cahier noir.
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