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J'irai marcher par-delà les nuages
13 mai 2017

- 41 - Pourqoui... Pourquoi...?

Pourquoi écris-tu ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que je le fais. Que c’est la chose la plus difficile que je n’ai jamais faite. Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce ne sont pas des histoires, c’est simplement un mouvement. Toujours le même. Un geste, toujours le même. Une attente. L’attente que ce geste se sépare de moi. L’attente que quelque chose me quitte. Avec ce désir souterrain qui me happe avec lenteur, une sorte d’élan décomposé, obstiné. N’être rien. N’être plus rien, sinon ce temps d’écriture, cette condensation. Comme une buée qui sort du ventre, parce qu’il s’exaspère de ses trop lourdes macérations. Une buée qui vient se coller aux parois des veines, du crâne, des yeux, qui se condense dans le mot, le mouvement, le geste, le sang, les chagrins. Temps d’écriture perdu dans l’alchimie des heures dérobées au temps. Archipel des mots. Récifs acérés du verbe. Naufrage. Naufrage toujours recommencé. Lassitude. Affaissement. Avec l’exaltation des extases mélancoliques. Une sorte de jouissance ténébreuse. Un battement organique, qui donne cette sensation diffuse de tremblement des chairs. Il y a dans cette buée comme un froissement de la lumière, dans cette condensation comme une hémorragie d’un liquide épais et noir. L’ombre liquide de l’existence. L’épanchement d’une solitude absolue. Irréversible.
Car il n’y a jamais d’histoire, il y a seulement le mouvement, le même geste de vie, le même élan sur le même chemin. Au bout, le même écrasement. Les histoires ne s’écrivent pas, car il n’y a jamais d’histoire. Seuls quelques éblouissements. Puis l’illusion qui les suit.
Qu’est-ce que tu écris ? Je n’en sais rien. Je brasse les temps, mes peurs. Je fais de mon passé un futur acceptable. Je fais de l’avenir des souvenirs lumineux. J’étire les bords du présent. Je déploie l’instant, j’agrandis l’impossible frontière des aurores. Que pourrais-je faire d’autre, sinon ces trous dans la durée, sinon brouiller les cycles, faire entrer en moi assez de folie, effacer ma trace pour que la mort m’oublie ou qu’elle me sacre ? Qu’importe ! Je n’écris pas ce qui se raconte, je n’écris pas ce qui se dit, j’écris ce qui se marmonne, ce qui se murmure. J’écris pour le souffle, pour rester en deçà du silence.
Mais comment écris-tu ? Je n’en sais rien. À part le désordre, cette agitation qui nourrit mon attente, juste après l’appel. Car j’appelle, certains mots me répondent, vagues échos en résonance. J’écris dans la lenteur, presque dans l’arrêt. Rumination de la langue. Pesant dégorgement. Mastication des humeurs amères. Mâchement de chaque souvenir où se mêle le souffle d’aujourd’hui. Incantation lancinante, jusqu’à l’envoutement, jusqu’à la folie. Assonance de l’âme. J’écris crucifié sous le poids d’une interminable transfusion. L’inachevable échange des sangs. Cette impression de séparation, de ruine. Atteindre mes défaites, ce point d’inflexion du destin, le point frontière, le point de séparation des eaux. Le point invivable parce qu’il n’a pas d’espace, et qu’il n’a plus de temps. Point mort, où même la mort s’épuise. Où certains jours, elle recule terrifiée par sa propre image. Point juste assez vaste pour esquisser un pas de danse.
Alors, où écris-tu ? Je n’en sais rien. Ce n’est jamais le même endroit et pourtant chacun se ressemble. J’écris sur des débris de néants, sur des restes, sur la trace infime, dérisoire que laisse le vol des oiseaux dans l’œil de l’amoureuse. J’écris sur les gouttes de pluie, parfois sur des larmes. J’écris dans les bourrelets des nuages entre la blancheur et le gris, entre les boursoufflures et l’étirement. J’écris sur le fil de l’éclair dans les zébrures de lumière, sur des pétales de roses, ou sur l’élytre des cigales, sur le souffle des accordéons, ou dans mes landes froides. J’écris dans des lieux qui n’existent plus, dans les citadelles détruites, dans les villes incendiées. J’écris dans le recommencement et dans la fin, ou sur la peau de mes amours perdues. J’écris sur l’ourlet de mes cicatrices, sur le cuir noirci des trahisons. Parfois, j’écris dans l’épuisement du rêve, ou sur des vertiges, ou sur le champ de neige qui s’étend derrière la vitre de ma mémoire. J’écris sur le rouge, et dans le rouge des amours, dans la profusion et la parcimonie, dans l’avant et dans l’après. Jusqu’à l’incandescence. Jusqu’au pétillement de l’univers lorsque les étoiles claquent leurs doigts pour accompagner le chuchotement, ou la prière, ou seulement le silence.
Quand écris-tu ? Je n’en sais rien. Tout le temps, ou jamais. Je suis sur le rocher, j’attends la marée. La noyade. L’échouement. Lorsque la véhémence me submerge, ou lorsque l’arrachement me cloue. Quand écris-tu ? J’écris aux temps creux. Aux contretemps du temps. Au temps du naitre. Au temps du mourir. Dans les fissures des crépuscules, jusqu’aux affleurements des aubes. J’écris surtout dans les autres saisons, celles qui viennent après, ou celles que l’on a oubliées. J’écris dans les temps ouverts aux quatre vents, dans les temps des mille solstices, celui des roses des temps égarés, ou dans le cœur brulé des éclipses. En fait, j’écris dans les temps pauvres, les temps abimés, dépossédés de leur durée, les temps usés, délaissés. Dans ces temps qui nous quittent, dans ces temps qui nous manquent. Ou ces temps cueillis, au hasard, comme l’on cueille une mure sur les ronciers des chemins. Temps pèlerinage. Temps des cortèges ombreux ou des longues processions.
Alors, je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux et sauvage. Lorsque je trébuche, l’eau fraiche des mots me désaltère, me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit, douloureux, remontant l’eau des mots… Jusqu’à la source symphonique de leurs suspensions .
Alors, je vais pieds nus, car je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal brunes et cassantes. Je sais ces pays désolés d’être encore là. Ces terres d’absence où seul le vent du nord trouve son souffle dans les bruyères et sa nourriture aux bouches des pierres usées.
Je sais ces pays de brumes sur lesquelles les rêves s’écorchent, saignent, ces lieux cabossés par tant d’oublis, martelés par le temps et la corrosion des désirs insuffisants.
Je vais pieds nus, car je sais ces lieux nécessiteux, miséreux, qui ne tendent plus la main pour survivre préférant l’agonie lente des siècles. Je sais ces landes qui gémissent aux portes du ciel, ces landes sans prière, sans salut. Je sais les plaintes déchirées des terres sauvages, je sais les âmes qui les hantent. Je sais leurs voyages sans fin, leurs appels, leurs errances au bord des neiges éternelles, leurs traversées des crachins de glaces et des froids monotones. Je sais cette tristesse qui blanchit leurs regards cette mélancolie redoutable qui séjourne sur la peau de leurs complaintes. Les landes frileuses ne sont pas des landes amoureuses : elles ont abandonné leurs chairs, leurs soupirs et leurs tentations. Elles produisent du silence. Elles produisent des distances, façonnent nos éloignements, célèbrent nos séparations, bénissent nos accablements.
Je vais pieds nus, je cherche la musique dans ces landes fracassées de vents. Je crois qu’il n’y en a pas d’audible, car les déserts et les landes dépassent la musique ; en fait, ils ne sont que musique pure. Tout part de là, tout y reviendra. Ce sont les lieux de la totalité, puisque défaits de tout. Des lieux qui préparent ou qui prolongent. Qui exigent avant, qui exigent encore plus après. Ils se laissent traverser, mais jamais pénétrer. Si la main est assez ferme et assurée, elle peut parfois les caresser, mais sans jamais pouvoir les abuser. Ce sont les lieux de la totalité, de la simplification, de la première perfection et de la dernière.
Alors, je vais pieds nus, car je sais des plaines froides au-delà du cercle polaire. Des landes de cristal, mauves et sévères, sans arbres, sans racines. Comme une mer de bruyères tranchantes, brutales, une mer raidie dans son mouvement âpre, une écorce cornue, rêche, rugueuse. Je sais ces landes persistantes, ces terres usées, brisées de solitude grave, suffoquant sous la vapeur compacte des brouillards immuables. Terre saturée. Imprégnée. Imbibée de désespoirs primitifs, obstinés.
Je sais mes plaines froides, mes landes du nord, mes lacs de brumes grises. Je sais ce sang froid, ces absences, ce vent qui m’observe, ces neiges démembrées qui tombent au fond de mes os. Je sais tous ces jours dépourvus, arides, insignifiants, mes mains si pauvres, ce regard si maigre. Je sais tout cela. Mille fois traversé. Mille fois disséqué. L’infini retour de mes landes mordantes, de mes terres sans horizon, de mes journées sans lumière. Ces terres abondantes sans limites.
Je sais ces plaines froides qui dévorent la langue, chaque mot de la langue, et l’écriture qui gratte la glace, le texte pris dans les hurlements des bourrasques de l’impossible dire. Comme si la parole était traversée dans sa chair par un fil barbelé. Impénétrable parole qui me laisse désarmé, en exil, banni de mon propre désir, relégué, refoulé de ma propre demeure. Mon œil effaré fixe dans l’ombre du ciel le vol bouleversant des oies sauvages vers le nord. Comme un destin mille fois répété, comme une usure lancinante et troublante. Sur le ciel gris et noir de mon enfance. Le vol des oies sauvages vers le nord. Comme une fatalité. Mille fois répétée. Laborieuse berceuse qui ne survit plus à la nuit qui s’approche. Cet épuisement. Cette envie de nord. De glace. De fin…
Alors, je vais pieds nus dans mon écriture, comme dans ce torrent caillouteux, sauvage, et lorsque je trébuche, l’eau fraiche des mots me désaltère, me lave des bassesses, des insignifiances, des séductions perfides. Je vais pieds nus dans mon écriture, maladroit, douloureux, remontant l’eau des mots… jusqu’à la source symphonique de leurs silences.
Cette envie de nord, de glace, de fin.
Toujours plus seul, toujours plus loin.

Franck.

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