Lettre N° 98 – Le pacte…
Mon amour,
Nous avons su fabriquer des temps désynchronisés, des temps mélangés. Tu disais : « Il faut ouvrir des espaces, il faut nous inventer… » La banalité des
jours t’effrayait. Le feu couvait en toi. Un au-delà de la chair : « Nos corps ne sont que la porte ; derrière, l’incendie des âmes… » Tu aimes les églises, les lieux denses, tu es pourtant sans dieu. Tu aimes ces lieux du temps, ces lieux d’usures, ces lieux lents, ces lieux d’ombres. Nos lettres n’ont jamais signifié le monde, l’époque, l’actualité. « Il n’y a pas d’époque, il n’y a jamais d’époque, ou si peu… l’écume qui masque l’océan… pour le reste, nous vivons des temps indéfinis, contradictoires, effrayants… souvent… »
Tu avais dit : « Allons à Saint-Victor… » Du port nous pouvions voir cette citadelle carrée, fondue dans l’enchevêtrement des maisons. Pas de clocher. Des angles, des cubes massifs. De la pierre.
Nous étions entrés dans l’abbaye.
Une citadelle de foi étrange, si carrée à l’extérieur, si ronde à l’intérieur.
Est-il possible qu’il puisse exister une géométrie de l’âme ? Et si l’harmonie pouvait nous arriver d’un désaccord, d’une dissonance ? Carrée et ronde à la fois. Est-ce cela la géométrie du sacré, la respiration de l’extase ?
Durant quelques secondes il fallut que nos yeux s’habituent à l’ombre. La fraîcheur du lieu contrastait avec l’écrasante chaleur de la ville. Tu ne pris pas d’eau bénite. Ton premier geste fut de poser ta main sur un pilier. J’ai encore dans l’œil, la finesse de tes doigts posés sur la masse de la pierre. La blancheur fragile de ta main. Dans ton geste il y avait une sorte de sensualité brûlante. « Pose ta main, laisse entrer la pierre dans ta chair… » « Tu sais, Saint Victor fut ma première église. J’y venais enfant. C’est là que j’ai fait ma première communion. C’est là aussi que j’ai su, presque immédiatement, que je n’aurais jamais la foi… que ce continent ne serait jamais le mien… pourtant j’aimais ce lieu… il me semblait qu’il était habité… ou plutôt habitable, comme un ventre. Aujourd’hui c’est la première fois qui j’y reviens. C’est
étrange cette sensation de retour. C’est si loin, et si proche à la fois. Consolation… c’est le mot qui me vient… le seul mot… tu sens cette odeur ?... »
Je n’ai plus su, à ce moment précis, si tu t’adressais à moi. Tu semblais prise dans une singulière rêverie. Tu parlais à mi-voix à des ombres, à l’enfant que tu fus, ou à l’invisible présence du temps qui passe.
« Tu sens cette odeur ? L’odeur des siècles et de la permanence… une odeur saturée d’âmes… c’est exactement ça, l’épaisseur de la grâce… » Tu continuais ton monologue, n’attendant aucune réponse. « L’éternité du présent… »
Nous sommes descendus dans les cryptes. Nous avons déambulé, nous nous sommes séparés, chacun allant à son rythme de salle en salle, de voûtes obscures en voûtes ombreuses. Il me sembla que tu avais prémédité cette visite, il me sembla que tu avais donné rendez-vous à tes fantômes. Nous allions au plus profond, dans le ventre du ventre, chaque salle s’épaississait d’un silence plus lourd. Pourtant tout semblait si serein. Nous nous sommes retrouvés dans la dernière salle, la plus ancienne, la statue d’un ange occupait un coin plus sombre, sa posture et son visage bienveillant appelaient l’humilité, le recueillement. Nous le fixâmes un long moment. Tout autour de cette salle des pierres, des lambeaux de fresques, des tombeaux de pierres rugueuses étaient déposés comme abandonnés, ou en attente de quelques miracles. C’est toi qui remarquas la première cette colombe à terre. Tu m’as dit : « Tout est là, dans ce symbole, regarde cette colombe si gracieuse… Regarde la délicatesse… sans doute ne vient-elle pas d’ici… mais elle est là, au plus profond des entrailles, au cœur du cœur… au sol, comme pour aggraver ou souligner l’effort de la grâce… »
Nous sommes remontés. Nos yeux s’étaient habitués à cette lumière ombreuse. Les vitraux étroits ne semblaient là, que pour permettre une respiration lente, ils n’étaient là que pour accompagner la pauvreté des prières perdues.
…………………………………………………………………………………………………..
…………………………………………………………………………………………………..
Il y eut un pacte, comme une alliance. Un signe. Ces choses-là se savent à cette inflexion de la lumière au crépuscule. Il y a un instant précis à la tombée
du jour où la nuit a déjà gagné son combat. Le jour cède, plie. Quelque chose chavire. Cela dure très peu de temps. Le fil du jour casse, et tout ce qui tenait, tout ce qui vivait, tout ce qui espérait, brusquement s’écroule. C’est un temps de silence, tout se retire, tout capitule. C’est le temps du pacte. Des alliances. Des amours. Car c’est dans cette déchéance du jour, dans cette agonie de lumière, que les amoureux connaissent leur destin. Car c’est l’instant des chances ou des malédictions. L’instant des pactes. Et les amoureux ignorants se reconnaissent. Dans cet écroulement du jour les amoureux se destinent. C’est le temps des serments silencieux. Aucun mot ne peut dire ces promesses, aucun décret ne peut les effacer. Quelque chose s’inscrit dans la lumière des étoiles. C’est un temps abandonné, qui n’appartient plus à personne, c’est un temps pauvre, sans consistance, c’est pour cela qu’il est le temps des amoureux. Ou des mourants. Ou des naufragés.
C’est un temps démasqué, les faibles le redoutent, les forts l’espèrent. Les dieux choisissent ce temps du jour pour calligraphier les signes, les symboles, les alliances.
Nous le savons, toi et moi, il y eut un pacte. Le sang de tes mots s’est mêlé au sang de mes mots. Nos blessures comme des lèvres se sont touchées. Rouge sur rouge. Le cœur de l’épreuve, comme un exorde. Nous le savons, il n’y a pas d’histoire, nous sommes seulement une légende.
Alors nous sommes entrés dans un temps coquillage. Nous sûmes enrouler nos jours, dans cette étrange spirale. Chaque jour un peu plus serrés. Chaque jour un peu plus haut, un peu plus loin. Un peu plus débarrassés de nous-mêmes. Ni toi, ni moi, ne croyions au bonheur, notre nécessité allait bien au-delà. La ligne d’horizon nous séparait des autres, elle traçait les contours de nos gestes, de nos chants. Le ciel sur l’océan.
Abbaye Saint Victor (Marseille)Ligne du désir. Ligne du désastre. Notre ligne de fuite.
Ce jour-là il y eut un pacte, dans la grande cathédrale de la langue, nos voix se sont unies. Nous avons marché vers l’ombre qui refluait, nous avons traversé toutes les saisons du jour, pour nous agenouiller, là, devant l’autel. Tous les mots de la terre te faisaient une longue traîne. Tu étais si belle mon amour, vêtue de poésies sauvages, de litanies blanches et aériennes.
Dis-moi, mon amour, te souviens-tu de ce jour ? De ce jour du pacte. Tu étais si belle dans cette heure chavirée. Nous marchions vers l’autel. Puis nous avons consenti l’un à l’autre, alors l’hostie eut ce goût insolite que laissent les murmures ou les aveux, les renoncements ou les sacrifices. Tu te souviens de cette lumière si particulière, de cette lumière qui tenait si peu, qui semblait quitter chaque chose, abandonnant sa puissance et sa vérité.
Mon amour, je me souviens des silences échangés, de ce pacte scellé.
Tu le sais bien, les sangs unissent les silences, t’écrire là, c’est consumer la lumière, c’est aussi unir à nouveau nos silences.
Franck.
* Abbaye Saint Victor ( Marseille)
<p